Le Figaro, France
31 Mars 2004
La politesse du désespoir
La critique de Marie-Noëlle Tranchant
Si l'humour est la politesse du désespoir, le cinéaste kurde Hiner
Saleem est le plus courtois des hommes, et son film la fête la plus
élégante qui se puisse donner. Elle commence au fin fond de
l'Arménie, dans un cimetière enneigé où déboule à toute allure un
étrange carrosse : le lit de fer sur lequel on amène un vieux
musicien impotent, qui sort sa flûte et donne le signal des
réjouissances aux quelques villageois kurdes réunis là. On chante, on
trinque, on se raconte des histoires, auprès des morts.
Un lieu béni, ce cimetière. C'est là que Hamo (Romen Avinian), venu
sur la tombe de sa femme, rencontre la belle Nina (Lala Sarkissian),
venue sur celle de son mari. Ils sont aussi démunis l'un que l'autre.
Hamo espère que son second fils, émigré en France, lui enverra de
quoi arrondir sa retraite de 7 dollars mensuels. Mais, quand le fils
lointain se manifeste, c'est pour demander de l'argent à son père.
Alors Hamo part sur la route avec son armoire, brocanteur improvisé.
Il fera de même, plus tard, avec le vieux téléviseur et son uniforme
militaire.
Le film est plein d'objets solitaires posés là, incongrus, sur
l'étendue enneigée, comme s'il n'y avait pas de différence entre
l'extérieur et l'intérieur : lit, armoire, piano, chaises qu'on
installe devant la maison pour converser, et la buvette en plein vent
de Nina, au bord de la route, où les gens s'arrêtent si rarement
qu'elle n'a même pas de quoi payer ses trajets en autocar et que son
patron décide de fermer.
C'est le dénuement absolu de ces Kurdes perdus dans les neiges
d'Arménie que dépeint Hiner Saleem dans Vodka Lemon. Mais il le fait
avec tant de pudeur et d'esprit, avec une tendresse si fière, avec
une fantaisie si racée, qu'on a le sentiment de recevoir un présent.
D'ailleurs, on est chez des princes. Avec son beau visage raviné,
crinière blanche et regard de braise, sa munificence et sa
délicatesse, Hamo transforme la misère en seigneurie. C'est ravissant
de le voir courtiser Nina avec d'anciennes manières, lui offrir des
fleurs et des voyages (dans la très jolie séquence où elle comprend
qu'il a payé l'autocar pour elle), l'inviter à danser. Posé sur la
neige et la boue, leur amour étincelle comme un pur joyau.
31 Mars 2004
La politesse du désespoir
La critique de Marie-Noëlle Tranchant
Si l'humour est la politesse du désespoir, le cinéaste kurde Hiner
Saleem est le plus courtois des hommes, et son film la fête la plus
élégante qui se puisse donner. Elle commence au fin fond de
l'Arménie, dans un cimetière enneigé où déboule à toute allure un
étrange carrosse : le lit de fer sur lequel on amène un vieux
musicien impotent, qui sort sa flûte et donne le signal des
réjouissances aux quelques villageois kurdes réunis là. On chante, on
trinque, on se raconte des histoires, auprès des morts.
Un lieu béni, ce cimetière. C'est là que Hamo (Romen Avinian), venu
sur la tombe de sa femme, rencontre la belle Nina (Lala Sarkissian),
venue sur celle de son mari. Ils sont aussi démunis l'un que l'autre.
Hamo espère que son second fils, émigré en France, lui enverra de
quoi arrondir sa retraite de 7 dollars mensuels. Mais, quand le fils
lointain se manifeste, c'est pour demander de l'argent à son père.
Alors Hamo part sur la route avec son armoire, brocanteur improvisé.
Il fera de même, plus tard, avec le vieux téléviseur et son uniforme
militaire.
Le film est plein d'objets solitaires posés là, incongrus, sur
l'étendue enneigée, comme s'il n'y avait pas de différence entre
l'extérieur et l'intérieur : lit, armoire, piano, chaises qu'on
installe devant la maison pour converser, et la buvette en plein vent
de Nina, au bord de la route, où les gens s'arrêtent si rarement
qu'elle n'a même pas de quoi payer ses trajets en autocar et que son
patron décide de fermer.
C'est le dénuement absolu de ces Kurdes perdus dans les neiges
d'Arménie que dépeint Hiner Saleem dans Vodka Lemon. Mais il le fait
avec tant de pudeur et d'esprit, avec une tendresse si fière, avec
une fantaisie si racée, qu'on a le sentiment de recevoir un présent.
D'ailleurs, on est chez des princes. Avec son beau visage raviné,
crinière blanche et regard de braise, sa munificence et sa
délicatesse, Hamo transforme la misère en seigneurie. C'est ravissant
de le voir courtiser Nina avec d'anciennes manières, lui offrir des
fleurs et des voyages (dans la très jolie séquence où elle comprend
qu'il a payé l'autocar pour elle), l'inviter à danser. Posé sur la
neige et la boue, leur amour étincelle comme un pur joyau.