Le Figaro, France
21 Avril 2004
UNION EUROPÉENNE Face à la candidature d'Ankara, le débat gagne en
intensité entre les Quinze
La Turquie en Europe: plaidoyer pour une intégration
Alexandre Adler
Alors que l'Europe donne des signes d'inquiétude dans tous les
domaines, son refus d'accepter d'ouvrir des négociations avec la
Turquie aux fins d'aboutir à terme à une intégration de celle-ci
révèle l'ampleur des craintes et le manque de clarté intellectuelle
qui règnent actuellement sur notre continent. N'exagérons pas la
facilité de l'exercice: au rythme actuel d'accroissement
démographique, la Turquie dépassera l'ensemble des pays de langue
allemande peu après 2010 et deviendra ainsi le premier groupe de
population de l'Europe. Mieux, si la Turquie occidentale ressemble en
tout point à une Grèce un peu plus nombreuse (une vingtaine de
millions d'habitants) et sans doute à présent un peu plus développée
grce à l'aimant puissant d'Istanbul, il reste évidemment un sud
encore un peu anarchique où la question kurde a trouvé un début de
solution mais, certes, pas un règlement. Un sud où, surtout, le
niveau de vie demeure extrêmement bas, ce qui a entre autres pour
conséquence d'altérer la lecture des statistiques du pays en masquant
l'avancée économique et culturelle de ses grandes villes.
Pire encore, la Turquie connaît des problèmes géopolitiques délicats
quasiment sur toutes ses frontières, Bulgarie exceptée. Avec la
Grèce, on le constate en ce moment même à Chypre, le climat de
détente intervenu entre les Etats est loin d'avoir encore réconcilié
les peuples. Avec la Syrie, c'est seul le délabrement de l'Etat
baasiste qui le conduit, la tête basse, à faire amende honorable et à
mettre pour l'instant de côté le vieux problème de la province
d'Alexandrette (Iskendrum). Avec le Caucase, demeurent à la fois le
problème arménien - qui pourrait se régler avec un peu de générosité
de part et d'autre - et, surtout, celui de la faiblesse de
l'Azerbaïdjan indépendant, lequel constitue une sorte de RDA turque,
mais où le pétrole jaillirait comme dans le golfe Persique...
Les minorités turques de l'Iran demandent un peu plus de
reconnaissance de leur identité culturelle, tout comme celles,
toujours foulées aux pieds, de l'Irak, par un régime chiite en voie
de constitution et une minorité kurde en quête de semi-étatisation.
Pour l'Union européenne, hériter d'une telle accumulation de crises
possibles en donnant à la Turquie un avantage décisif sur ses
voisins, n'est-ce pas aller un peu vite en besogne, un peu loin de
nos bases? Alors ces arguments auraient une certaine valeur si
l'Europe n'avait pas déjà accompli un choix essentiel: celui de
rendre l'Union européenne, à terme, coextensive avec le continent
européen tout entier. Nous devenons déjà une association de
vingt-cinq membres. La Suisse, la Norvège et l'Islande, qui coopèrent
déjà largement au fonctionnement de l'Union (Schengen pour les deux
dernières, 90% de la réglementation communautaire pour la première),
finiront bien par rejoindre le peloton lorsque leur richesse actuelle
se sera quelque peu émoussée et que l'euro aura fait la preuve de sa
relative stabilité. Il sera difficile après l'adhésion de la Roumanie
et de la Bulgarie de refuser indéfiniment celle des Etats issus du
démantèlement de l'ex-Yougoslavie. L'Albanie présente tous les traits
de la Turquie, sans ses avantages culturels et économiques.
Mentionnons pour mémoire la Moldavie et, qui sait, la Géorgie et
l'Arménie. Nous serions alors parvenus à une communauté de
trente-trois ou même trente-cinq membres.
Une fois réglés tous les problèmes de traduction, de durée
invraisemblable des réunions ministérielles, de doublonnage des
commissariats européens - et c'est là une hypothèse optimiste -, il
restera que cette ONU continentale ne constituera plus jamais
l'embryon d'un «super-Etat» doté d'une véritable dynamique politique,
diplomatique, stratégique et même culturelle. Dans ces conditions, le
principal argument hostile à l'adhésion turque n'a plus grand sens:
s'il existait un noyau dur européen, la Turquie poserait un réel
problème en cherchant à y adhérer. Comme il n'est pas question
d'adhésion à ce noyau dur, mais à un club très ouvert de trente-cinq
membres dont beaucoup déjà ont un niveau de vie sensiblement
inférieur ou égal à celui de la Turquie et très inférieur à celui de
sa façade européenne, les réserves devraient tomber tout
naturellement. Dans l'Europe actuelle, en effet, la politique
agricole commune disparaîtra en raison du nombre trop considérable de
paysans qui demeurent en Pologne, dans les Pays baltes, pour ne pas
parler des Balkans où la productivité agricole est bien plus faible
qu'en Turquie. Les aides régionales seront de toute façon étalées et
revues à la baisse pour toute l'Europe de l'Est, et il y aurait bien
du sens à en faire bénéficier une Turquie dont la stabilité des
frontières orientales est l'une des clefs fondamentales de la
stabilité du Moyen-Orient tout entier.
Personne ne prétend que l'adhésion de la Turquie vers 2020 environ
sera une partie de plaisir, mais tout cela est jouable d'autant plus
que, comme nos opinions européennes l'ignorent largement, les accords
de libre-échange qui nous lient à Ankara ont déjà fait entrer la
Turquie dans l'espace économique européen pour le plus grand bénéfice
de nos entreprises.
Quel est donc le problème véritable, le seul, qui nous pose un
dilemme difficile à résoudre?
C'est celui de l'excédent et de la mobilité de la population turque.
Le pays connaît en effet un exode rural considérable, accéléré ces
dernières années par l'insécurité des régions orientales. Pour
l'instant, il s'agit surtout d'une immigration intérieure qui fait
d'Istanbul une métropole active et encore bien gérée de douze
millions d'habitants, d'Ankara un centre urbain de près de quatre
millions et de petites cités industrielles comme Brousse, Samsun ou
Adana, des communautés millionnaires. Mais tous les historiens des
migrations ont établi que, lorsque l'exode rural se produit, la
mobilité se poursuit tout naturellement au-delà des frontières. On
voit le phénomène à l'`il nu au Mexique, il existait voici un siècle
entre l'Europe centrale ou l'Italie du Sud et les Américains. Or, le
déplacement de cinq à dix millions de citoyens turcs vers l'Europe
occidentale ne serait pas une affaire indolore. A cette objection, on
peut faire les trois réponses suivantes:
1) La croissance actuelle de la Turquie (près de 8% l'année dernière,
soit presque autant que la Chine) est en train de créer, sur le
modèle de l'Italie des années 50, une grande quantité d'emplois sur
place que manifestement les Turcs préfèrent en grand nombre.
2) Il existe d'ores et déjà un modèle de retour de certains ouvriers
et cadres turcs vers la mère patrie, tel que l'Espagne et à présent
le Portugal l'ont connu ces dernières années. Qui n'a réussi à
demander son chemin en allemand en plein c`ur de l'Anatolie, qui n'a
été surpris de l'excellent français parlé par tel restaurateur
d'Istanbul?
Des aides européennes conséquentes pourraient fixer davantage de
populations sur place et inciter des travailleurs migrants à un
retour positif en Turquie, une fois leur épargne constituée par leur
travail en Europe de l'Ouest.
3) En tout état de cause, et en attendant les effets de ce cycle
économique vertueux, l'Europe est parfaitement fondée à exiger d'une
Turquie, qui y est prête, des délais assez longs de transition. Cela
n'a-t-il pas été fait en son temps pour le Portugal et la Grèce? La
liberté de déplacement des hommes à l'échelle du continent européen
est d'ailleurs le problème le plus délicat à gérer aujourd'hui et
tolérera, à l'évidence, entorses juridiques et transitions
administrées sans faiblesse. Ajoutons que, faute d'une ouverture
raisonnable à cette immigration, cette dernière se poursuivra sous
des formes non légales et donc bien pires sous l'angle de
l'intégration. En dehors de ce problème véritable de mobilité
démographique, il n'y a que des avantages à intégrer la Turquie à
l'Europe. L'avantage économique est parfaitement évident. Ce marché,
bientôt d'une centaine de millions de consommateurs, qui entre en ce
moment même dans une période de solvabilité euphorique, représente un
eldorado pour l'industrie et les services européens, qui ne
manqueront pas de bénéficier d'un traitement de faveur sur leurs
concurrents américains, japonais et russes qui sont tout proches.
Les avantages politiques sont plus importants encore: depuis 1920,
quelques efforts qui aient été faits pour en dissimuler l'impact,
notamment dans le monde arabe, c'est la révolution kémaliste,
modernisatrice et laïque, qui donne le ton au monde musulman dans sa
totalité. Istanbul demeure le phare de l'islam, cette ville fabuleuse
où se frottent à nouveau les cultures de l'Ouest, du monde slave et
byzantin et du monde turco-iranien: on y côtoie le petit commerçant
ukrainien, la famille moderne iranienne dont l'épouse et les filles
veulent se débarrasser quelques jours du voile que les sottes
militantes de l'islam turc cherchent volontairement à s'affubler, les
touristes israéliens échappés quelques jours à leur enfermement, les
industriels américains et japonais qui repartent vers le Caucase et
l'Asie centrale en ayant pris une bouffée de civilisation. Mettre
cette modernité turque dans le camp de l'Europe, c'est résoudre à
moitié le problème que pose aujourd'hui à notre continent la
contiguïté géographique avec le c`ur du monde islamique. Loin
d'opposer la Turquie à des régions comme le Maghreb ou l'Iran, cette
entrée dans une Europe plus souple sera, de manière immédiate, une
incitation à la modernisation accélérée de ces sociétés. Qui ne
comprend que les militaires du Maghreb, et tout particulièrement ceux
d'Algérie, considèrent avec le plus grand intérêt la phase de
compromis historique que nous traversons en Turquie en ce moment
même?
Entre des islamistes peu à peu apprivoisés à la démocratie
parlementaire, et des militaires que l'on s'acharne stupidement à
décrier dans les instances européennes, alors qu'ils constituent, à
n'en pas douter, le môle d'occidentalisation de la Turquie et de
maintien d'une certaine modernité et d'une certaine dignité de
l'Etat, il s'établit peu à peu un dialogue qui va conduire au
véritable respect mutuel des deux Turquie qui se font face, à la
vérité, depuis la fin du XIXe siècle. Qui ne comprend enfin qu'après
une phase de tension extrême, l'année dernière, les Kurdes d'Irak,
longtemps protégés contre Saddam par la présence implicite et
explicite de l'armée turque, depuis fort longtemps aussi très opposés
aux tueurs du PKK, sont en train, eux aussi, de trouver un compromis
dynamique avec Ankara où la minorité turkmène se trouve être
majoritaire aux alentours du centre pétrolier de Kirkouk ainsi que
dans la métropole septentrionale de Mossoul?
Cette reconstitution progressive de l'alliance des Turcs et des
Kurdes à travers des réalités étatiques diverses sera, là aussi, un
axe de stabilité du Moyen-Orient. Mais, bien sûr, il y a l'islam. Une
Europe paresseuse et ignorante ne veut pas savoir que la majorité
absolue des Turcs rejette intensément l'intégrisme salafiste dont les
ravages sont certains en Egypte et au Maghreb ainsi que dans nos
banlieues, où l'islam de Tarik Ramadan et de ses alliés
antimondialistes est déjà là encouragé par la décomposition morale de
l'extrême gauche. Les chiites turcs, Alévis et Beqtashis, repoussent
tout intégrisme depuis des siècles. Disciple le plus doué de Bartok,
le grand compositeur Saygun a écrit un opéra à la gloire de leur plus
grand sage, Yunus Emre, dont les idées étaient, à la fin du Moyen
Âge, si proches de celles de Spinoza...
Même les confréries soufies sunnites, qui sont très présentes dans le
parti au pouvoir, connaissent, sous l'influence de ce chiisme et de
ce paganisme latents - introduits par les janissaires pour
s'autoriser la danse mystique -, la musique partout présente,
l'égalité des femmes, incomparable avec le reste de l'Orient, et même
une certaine libre pensée encouragée par l'Ecole juridique hanafite,
la plus libérale de toutes. Aussi je n'hésite pas à écrire que
l'islam turc est pour notre Europe en voie de constitution bien
davantage un atout qu'un inconvénient. Pour quelques énergumènes
violents que la Turquie rejette de toute son me, combien de sages
soufis et de leaders religieux auront rejoint la franc-maçonnerie
depuis le début du siècle ou milités pour la laïcité kémaliste qui, à
terme, s'est avérée la chance véritable du développement d'un islam
émancipé et féministe?
Ce sont là les raisons impératives que nous aurions de considérer
avec moins de crainte et plus d'espoir la candidature d'une Turquie
qui, depuis fort longtemps pour la France, est notre amie, notre
alliée. Que l'on me permette, pour conclure, deux témoignages
personnels - l'un qui concerne le passé, l'autre l'avenir. En 1933,
lorsque Hitler eut abattu son gigantesque poing sur l'université
allemande naufragée, ce ne fut pas la France ni l'Angleterre, ni même
la petite Hollande qui recueillirent ces milliers d'intellectuels
jetés sur les routes du monde, juifs comme non-juifs, mais la Turquie
de Kémal, fidèle en cela à la politique de Soliman le Magnifique et
de Sélim Ier avec les persécutés de l'Inquisition espagnole.
Un témoignage du présent enfin, à Bilkent, aux portes d'Ankara, sur
une steppe autrefois désolée, s'élève aujourd'hui la meilleure
université du Moyen-Orient dont les résultats sont supérieurs et
comparables à ceux des plus grandes universités américaines, puisque
l'essentiel des cours s'y fait en anglais (mais il existe déjà une
petite section de français). Les cours y sont donnés par des
professeurs turcs - mais aussi anglais et américains venus parfois
d'Harvard et d'Oxford -, par une pléiade de mathématiciens et de
physiciens russes en quête de paix et de prospérité, le fondateur de
génie de cette `uvre totalement humaine est le Pr. Ihsan Dogramaci
qui résume en lui toute la Turquie en marche: ami intime de Robert
Debré auquel il succédera à la tête de l'Union pédiatrique
internationale, petit-fils de l'un des généraux les plus glorieux de
l'armée ottomane, et chef religieux discret et laïque de la
communauté turkmène d'Irak qui cherche encore sa bénédiction. Des
statues de lui ont été élevées à Bakou par un Azerbaïdjan
reconnaissant pour avoir redressé en quelques années son système de
santé. Cet homme et quelques autres, dont Kemal Dervis qui pourrait à
tout moment diriger avec compétence la Banque centrale européenne,
représentent par leur vie et leurs `uvres le véritable espoir de
l'Orient, l'un des atouts maîtres de l'Europe à venir.
Précisément, cet avenir réside dans la reconstitution rapide et non
agressive d'un noyau dur des membres fondateurs de l'Europe. Pourquoi
ne pas utiliser cette candidature turque nécessaire pour provoquer
l'étincelle en ce domaine et créer ainsi la contrepartie évidente à
un élargissement aujourd'hui mal maîtrisé? Ce n'est pas parce que
nous avons manqué de vision ces dernières années qu'il faut nous en
prendre aux habituelles têtes de Turc.
21 Avril 2004
UNION EUROPÉENNE Face à la candidature d'Ankara, le débat gagne en
intensité entre les Quinze
La Turquie en Europe: plaidoyer pour une intégration
Alexandre Adler
Alors que l'Europe donne des signes d'inquiétude dans tous les
domaines, son refus d'accepter d'ouvrir des négociations avec la
Turquie aux fins d'aboutir à terme à une intégration de celle-ci
révèle l'ampleur des craintes et le manque de clarté intellectuelle
qui règnent actuellement sur notre continent. N'exagérons pas la
facilité de l'exercice: au rythme actuel d'accroissement
démographique, la Turquie dépassera l'ensemble des pays de langue
allemande peu après 2010 et deviendra ainsi le premier groupe de
population de l'Europe. Mieux, si la Turquie occidentale ressemble en
tout point à une Grèce un peu plus nombreuse (une vingtaine de
millions d'habitants) et sans doute à présent un peu plus développée
grce à l'aimant puissant d'Istanbul, il reste évidemment un sud
encore un peu anarchique où la question kurde a trouvé un début de
solution mais, certes, pas un règlement. Un sud où, surtout, le
niveau de vie demeure extrêmement bas, ce qui a entre autres pour
conséquence d'altérer la lecture des statistiques du pays en masquant
l'avancée économique et culturelle de ses grandes villes.
Pire encore, la Turquie connaît des problèmes géopolitiques délicats
quasiment sur toutes ses frontières, Bulgarie exceptée. Avec la
Grèce, on le constate en ce moment même à Chypre, le climat de
détente intervenu entre les Etats est loin d'avoir encore réconcilié
les peuples. Avec la Syrie, c'est seul le délabrement de l'Etat
baasiste qui le conduit, la tête basse, à faire amende honorable et à
mettre pour l'instant de côté le vieux problème de la province
d'Alexandrette (Iskendrum). Avec le Caucase, demeurent à la fois le
problème arménien - qui pourrait se régler avec un peu de générosité
de part et d'autre - et, surtout, celui de la faiblesse de
l'Azerbaïdjan indépendant, lequel constitue une sorte de RDA turque,
mais où le pétrole jaillirait comme dans le golfe Persique...
Les minorités turques de l'Iran demandent un peu plus de
reconnaissance de leur identité culturelle, tout comme celles,
toujours foulées aux pieds, de l'Irak, par un régime chiite en voie
de constitution et une minorité kurde en quête de semi-étatisation.
Pour l'Union européenne, hériter d'une telle accumulation de crises
possibles en donnant à la Turquie un avantage décisif sur ses
voisins, n'est-ce pas aller un peu vite en besogne, un peu loin de
nos bases? Alors ces arguments auraient une certaine valeur si
l'Europe n'avait pas déjà accompli un choix essentiel: celui de
rendre l'Union européenne, à terme, coextensive avec le continent
européen tout entier. Nous devenons déjà une association de
vingt-cinq membres. La Suisse, la Norvège et l'Islande, qui coopèrent
déjà largement au fonctionnement de l'Union (Schengen pour les deux
dernières, 90% de la réglementation communautaire pour la première),
finiront bien par rejoindre le peloton lorsque leur richesse actuelle
se sera quelque peu émoussée et que l'euro aura fait la preuve de sa
relative stabilité. Il sera difficile après l'adhésion de la Roumanie
et de la Bulgarie de refuser indéfiniment celle des Etats issus du
démantèlement de l'ex-Yougoslavie. L'Albanie présente tous les traits
de la Turquie, sans ses avantages culturels et économiques.
Mentionnons pour mémoire la Moldavie et, qui sait, la Géorgie et
l'Arménie. Nous serions alors parvenus à une communauté de
trente-trois ou même trente-cinq membres.
Une fois réglés tous les problèmes de traduction, de durée
invraisemblable des réunions ministérielles, de doublonnage des
commissariats européens - et c'est là une hypothèse optimiste -, il
restera que cette ONU continentale ne constituera plus jamais
l'embryon d'un «super-Etat» doté d'une véritable dynamique politique,
diplomatique, stratégique et même culturelle. Dans ces conditions, le
principal argument hostile à l'adhésion turque n'a plus grand sens:
s'il existait un noyau dur européen, la Turquie poserait un réel
problème en cherchant à y adhérer. Comme il n'est pas question
d'adhésion à ce noyau dur, mais à un club très ouvert de trente-cinq
membres dont beaucoup déjà ont un niveau de vie sensiblement
inférieur ou égal à celui de la Turquie et très inférieur à celui de
sa façade européenne, les réserves devraient tomber tout
naturellement. Dans l'Europe actuelle, en effet, la politique
agricole commune disparaîtra en raison du nombre trop considérable de
paysans qui demeurent en Pologne, dans les Pays baltes, pour ne pas
parler des Balkans où la productivité agricole est bien plus faible
qu'en Turquie. Les aides régionales seront de toute façon étalées et
revues à la baisse pour toute l'Europe de l'Est, et il y aurait bien
du sens à en faire bénéficier une Turquie dont la stabilité des
frontières orientales est l'une des clefs fondamentales de la
stabilité du Moyen-Orient tout entier.
Personne ne prétend que l'adhésion de la Turquie vers 2020 environ
sera une partie de plaisir, mais tout cela est jouable d'autant plus
que, comme nos opinions européennes l'ignorent largement, les accords
de libre-échange qui nous lient à Ankara ont déjà fait entrer la
Turquie dans l'espace économique européen pour le plus grand bénéfice
de nos entreprises.
Quel est donc le problème véritable, le seul, qui nous pose un
dilemme difficile à résoudre?
C'est celui de l'excédent et de la mobilité de la population turque.
Le pays connaît en effet un exode rural considérable, accéléré ces
dernières années par l'insécurité des régions orientales. Pour
l'instant, il s'agit surtout d'une immigration intérieure qui fait
d'Istanbul une métropole active et encore bien gérée de douze
millions d'habitants, d'Ankara un centre urbain de près de quatre
millions et de petites cités industrielles comme Brousse, Samsun ou
Adana, des communautés millionnaires. Mais tous les historiens des
migrations ont établi que, lorsque l'exode rural se produit, la
mobilité se poursuit tout naturellement au-delà des frontières. On
voit le phénomène à l'`il nu au Mexique, il existait voici un siècle
entre l'Europe centrale ou l'Italie du Sud et les Américains. Or, le
déplacement de cinq à dix millions de citoyens turcs vers l'Europe
occidentale ne serait pas une affaire indolore. A cette objection, on
peut faire les trois réponses suivantes:
1) La croissance actuelle de la Turquie (près de 8% l'année dernière,
soit presque autant que la Chine) est en train de créer, sur le
modèle de l'Italie des années 50, une grande quantité d'emplois sur
place que manifestement les Turcs préfèrent en grand nombre.
2) Il existe d'ores et déjà un modèle de retour de certains ouvriers
et cadres turcs vers la mère patrie, tel que l'Espagne et à présent
le Portugal l'ont connu ces dernières années. Qui n'a réussi à
demander son chemin en allemand en plein c`ur de l'Anatolie, qui n'a
été surpris de l'excellent français parlé par tel restaurateur
d'Istanbul?
Des aides européennes conséquentes pourraient fixer davantage de
populations sur place et inciter des travailleurs migrants à un
retour positif en Turquie, une fois leur épargne constituée par leur
travail en Europe de l'Ouest.
3) En tout état de cause, et en attendant les effets de ce cycle
économique vertueux, l'Europe est parfaitement fondée à exiger d'une
Turquie, qui y est prête, des délais assez longs de transition. Cela
n'a-t-il pas été fait en son temps pour le Portugal et la Grèce? La
liberté de déplacement des hommes à l'échelle du continent européen
est d'ailleurs le problème le plus délicat à gérer aujourd'hui et
tolérera, à l'évidence, entorses juridiques et transitions
administrées sans faiblesse. Ajoutons que, faute d'une ouverture
raisonnable à cette immigration, cette dernière se poursuivra sous
des formes non légales et donc bien pires sous l'angle de
l'intégration. En dehors de ce problème véritable de mobilité
démographique, il n'y a que des avantages à intégrer la Turquie à
l'Europe. L'avantage économique est parfaitement évident. Ce marché,
bientôt d'une centaine de millions de consommateurs, qui entre en ce
moment même dans une période de solvabilité euphorique, représente un
eldorado pour l'industrie et les services européens, qui ne
manqueront pas de bénéficier d'un traitement de faveur sur leurs
concurrents américains, japonais et russes qui sont tout proches.
Les avantages politiques sont plus importants encore: depuis 1920,
quelques efforts qui aient été faits pour en dissimuler l'impact,
notamment dans le monde arabe, c'est la révolution kémaliste,
modernisatrice et laïque, qui donne le ton au monde musulman dans sa
totalité. Istanbul demeure le phare de l'islam, cette ville fabuleuse
où se frottent à nouveau les cultures de l'Ouest, du monde slave et
byzantin et du monde turco-iranien: on y côtoie le petit commerçant
ukrainien, la famille moderne iranienne dont l'épouse et les filles
veulent se débarrasser quelques jours du voile que les sottes
militantes de l'islam turc cherchent volontairement à s'affubler, les
touristes israéliens échappés quelques jours à leur enfermement, les
industriels américains et japonais qui repartent vers le Caucase et
l'Asie centrale en ayant pris une bouffée de civilisation. Mettre
cette modernité turque dans le camp de l'Europe, c'est résoudre à
moitié le problème que pose aujourd'hui à notre continent la
contiguïté géographique avec le c`ur du monde islamique. Loin
d'opposer la Turquie à des régions comme le Maghreb ou l'Iran, cette
entrée dans une Europe plus souple sera, de manière immédiate, une
incitation à la modernisation accélérée de ces sociétés. Qui ne
comprend que les militaires du Maghreb, et tout particulièrement ceux
d'Algérie, considèrent avec le plus grand intérêt la phase de
compromis historique que nous traversons en Turquie en ce moment
même?
Entre des islamistes peu à peu apprivoisés à la démocratie
parlementaire, et des militaires que l'on s'acharne stupidement à
décrier dans les instances européennes, alors qu'ils constituent, à
n'en pas douter, le môle d'occidentalisation de la Turquie et de
maintien d'une certaine modernité et d'une certaine dignité de
l'Etat, il s'établit peu à peu un dialogue qui va conduire au
véritable respect mutuel des deux Turquie qui se font face, à la
vérité, depuis la fin du XIXe siècle. Qui ne comprend enfin qu'après
une phase de tension extrême, l'année dernière, les Kurdes d'Irak,
longtemps protégés contre Saddam par la présence implicite et
explicite de l'armée turque, depuis fort longtemps aussi très opposés
aux tueurs du PKK, sont en train, eux aussi, de trouver un compromis
dynamique avec Ankara où la minorité turkmène se trouve être
majoritaire aux alentours du centre pétrolier de Kirkouk ainsi que
dans la métropole septentrionale de Mossoul?
Cette reconstitution progressive de l'alliance des Turcs et des
Kurdes à travers des réalités étatiques diverses sera, là aussi, un
axe de stabilité du Moyen-Orient. Mais, bien sûr, il y a l'islam. Une
Europe paresseuse et ignorante ne veut pas savoir que la majorité
absolue des Turcs rejette intensément l'intégrisme salafiste dont les
ravages sont certains en Egypte et au Maghreb ainsi que dans nos
banlieues, où l'islam de Tarik Ramadan et de ses alliés
antimondialistes est déjà là encouragé par la décomposition morale de
l'extrême gauche. Les chiites turcs, Alévis et Beqtashis, repoussent
tout intégrisme depuis des siècles. Disciple le plus doué de Bartok,
le grand compositeur Saygun a écrit un opéra à la gloire de leur plus
grand sage, Yunus Emre, dont les idées étaient, à la fin du Moyen
Âge, si proches de celles de Spinoza...
Même les confréries soufies sunnites, qui sont très présentes dans le
parti au pouvoir, connaissent, sous l'influence de ce chiisme et de
ce paganisme latents - introduits par les janissaires pour
s'autoriser la danse mystique -, la musique partout présente,
l'égalité des femmes, incomparable avec le reste de l'Orient, et même
une certaine libre pensée encouragée par l'Ecole juridique hanafite,
la plus libérale de toutes. Aussi je n'hésite pas à écrire que
l'islam turc est pour notre Europe en voie de constitution bien
davantage un atout qu'un inconvénient. Pour quelques énergumènes
violents que la Turquie rejette de toute son me, combien de sages
soufis et de leaders religieux auront rejoint la franc-maçonnerie
depuis le début du siècle ou milités pour la laïcité kémaliste qui, à
terme, s'est avérée la chance véritable du développement d'un islam
émancipé et féministe?
Ce sont là les raisons impératives que nous aurions de considérer
avec moins de crainte et plus d'espoir la candidature d'une Turquie
qui, depuis fort longtemps pour la France, est notre amie, notre
alliée. Que l'on me permette, pour conclure, deux témoignages
personnels - l'un qui concerne le passé, l'autre l'avenir. En 1933,
lorsque Hitler eut abattu son gigantesque poing sur l'université
allemande naufragée, ce ne fut pas la France ni l'Angleterre, ni même
la petite Hollande qui recueillirent ces milliers d'intellectuels
jetés sur les routes du monde, juifs comme non-juifs, mais la Turquie
de Kémal, fidèle en cela à la politique de Soliman le Magnifique et
de Sélim Ier avec les persécutés de l'Inquisition espagnole.
Un témoignage du présent enfin, à Bilkent, aux portes d'Ankara, sur
une steppe autrefois désolée, s'élève aujourd'hui la meilleure
université du Moyen-Orient dont les résultats sont supérieurs et
comparables à ceux des plus grandes universités américaines, puisque
l'essentiel des cours s'y fait en anglais (mais il existe déjà une
petite section de français). Les cours y sont donnés par des
professeurs turcs - mais aussi anglais et américains venus parfois
d'Harvard et d'Oxford -, par une pléiade de mathématiciens et de
physiciens russes en quête de paix et de prospérité, le fondateur de
génie de cette `uvre totalement humaine est le Pr. Ihsan Dogramaci
qui résume en lui toute la Turquie en marche: ami intime de Robert
Debré auquel il succédera à la tête de l'Union pédiatrique
internationale, petit-fils de l'un des généraux les plus glorieux de
l'armée ottomane, et chef religieux discret et laïque de la
communauté turkmène d'Irak qui cherche encore sa bénédiction. Des
statues de lui ont été élevées à Bakou par un Azerbaïdjan
reconnaissant pour avoir redressé en quelques années son système de
santé. Cet homme et quelques autres, dont Kemal Dervis qui pourrait à
tout moment diriger avec compétence la Banque centrale européenne,
représentent par leur vie et leurs `uvres le véritable espoir de
l'Orient, l'un des atouts maîtres de l'Europe à venir.
Précisément, cet avenir réside dans la reconstitution rapide et non
agressive d'un noyau dur des membres fondateurs de l'Europe. Pourquoi
ne pas utiliser cette candidature turque nécessaire pour provoquer
l'étincelle en ce domaine et créer ainsi la contrepartie évidente à
un élargissement aujourd'hui mal maîtrisé? Ce n'est pas parce que
nous avons manqué de vision ces dernières années qu'il faut nous en
prendre aux habituelles têtes de Turc.