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Ankara Et Le Genocide Armenien

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  • Ankara Et Le Genocide Armenien

    23/02/2004- ANKARA ET LE GENOCIDE ARMENIEN
    Analyse/opinion par Yves TERNON, historien.
    Le Figaro - 20/04/2004

    Au sommet de Copenhague, en 2002, l'Union européenne a pris rendez-vous en
    décembre 2004 pour l'ouverture de négociations sur la candidature de la
    Turquie. Le délai est court et il est occupé par une offensive médiatique du
    gouvernement turc qui laisse à entendre que la Turquie, ayant rempli les
    conditions requises, est prête à entrer dans l'Europe. En fait, le débat est
    ouvert et chacun, opposant ou partisan à cette entrée, de présenter ses
    arguments.

    A Copenhague, la Turquie a été invitée à remplir les critères définis en
    1993, en particulier à respecter les droits de l'homme et les minorités et à
    relever son économie. La condition posée est le respect de tous les
    critères, non seulement dans la lettre mais aussi dans l'esprit. Plusieurs
    membres de l'Union semblent se satisfaire de quelques avancées. La
    suppression de la peine de mort, des concessions faites sur le papier à la
    minorité kurde mais non appliquée sur le terrain et surtout le règlement de
    la question de Chypre seraient des preuves suffisantes de la bonne volonté
    de la Turquie.

    Dans toutes ces analyses, on escamote un point fondamental, qui figure
    pourtant dans la résolution en quinze points adoptée le 18 juin 1987 par le
    Parlement européen. Celle-ci subordonnait l'admission de la Turquie dans la
    Communauté européenne à plusieurs conditions précises, dont la
    reconnaissance du génocide arménien. Dix-sept ans après, cette résolution
    n'a pas été appliquée. L'obligation faite à la Turquie est restée sans
    effet. Elle garde cependant tout son sens. Le 26 février 2004, le rapport du
    député suédois Per Gahrton, adopté par le Parlement européen, réitère sa
    position «telle qu'énoncée dans sa résolution du 18 juin 1987». Il demande
    donc au gouvernement turc de reconnaître le génocide arménien. Ce ne sont là
    cependant que des recommandations et le Parlement européen ne dispose
    d'aucun pouvoir de décision sur les négociations d'adhésion d'un État à
    l'Union. Les députés n'interviennent qu'au terme du processus pour ratifier
    l'adhésion ou y apporter leur veto, mais il est alors bien tard. La décision
    d'ouvrir les négociations dépend des chefs d'État et de gouvernement
    européens, dont certains s'expriment déjà ouvertement en faveur de la
    candidature turque.

    Après l'entrée, le 1er mai, des dix nouveaux membres, le dossier turc
    deviendra la plus important de l'agenda européen. Il apparaît donc
    nécessaire, aujourd'hui, à l'occasion de la dernière commémoration du 24
    avril 1915 avant le rendez-vous de décembre, de lancer un ultime appel à la
    conscience de l'Europe et de lui rappeler la signification du mot
    «génocide». La destruction planifiée des deux tiers des Arméniens de
    l'Empire ottoman en 1915 et 1916, un meurtre de masse planifié par le comité
    central du parti union et progrès, ne fut pas un événement mineur.

    Les faits sont là. En 1915 et 1916, les Arméniens de l'Empire ottoman ont
    été victimes d'un génocide. Sous le prétexte fallacieux d'une trahison et
    d'un complot, le Comité union et progrès a décapité l'élite arménienne de
    Constantinople, le 24 avril 1915, puis effacé toute présence arménienne dans
    les provinces d'Anatolie orientale, par le massacre sur place des hommes et
    la déportation des femmes, des enfants et des vieillards. Cette déportation
    n'était qu'un des moyens de la destruction: les convois ont été décimés, les
    déportés tués ou enlevés. Dans un second temps, de juillet 1915 à décembre
    1916, le reste de l'Empire ottoman a été vidé de sa population arménienne, à
    l'exception des Arméniens demeurant à Smyrne et à Constantinople. La plupart
    des déportés ont été mis à mort au terme d'un long exode de camp en camp
    jusqu'aux déserts de Mésopotamie. Pendant vingt mois, les Arméniens n'ont
    plus eu le droit de vivre dans l'Empire ottoman. Les témoins ont, par
    centaines, rapporté les faits. Des procès ont établi la responsabilité du
    gouvernement et des milices de l'Organisation spéciale.

    Depuis, les travaux des historiens ont établi, au-delà d'un doute
    raisonnable, les preuves du génocide et, en particulier, de l'intention
    criminelle des dirigeants turcs de l'époque. La question arménienne est
    restée, même après sa solution finale, une priorité pour la Turquie. Toute
    référence à l'Arménie disparaît du traité de paix signé à Lausanne en 1923
    et il fallut la création d'un droit pénal international entre 1945 et 1948
    pour que la Turquie soit invitée à rendre des comptes sur ce génocide
    qu'elle avait effacé de l'histoire imaginaire qu'elle s'était aménagée dans
    les années 1930.

    Les nations sont confrontées à un phénomène singulier, caractéristique du
    crime de génocide: le négationnisme. En Turquie, c'est un négationnisme
    d'État. Voici un État qui prétend être une démocratie et qui administre,
    avec arrogance, la preuve du contraire en refusant de qualifier de génocide
    un épisode de son passé proche. Voici un gouvernement qui retourne
    impudemment l'évidence en accusant les victimes de ce génocide d'avoir
    perpétré un génocide contre les Turcs...

    Je ne suis qu'un historien qui, depuis plus de trente ans, examine le crime
    de génocide, dans sa complexité, dans ses différences et ses similitudes
    selon les cas observés. Je suis cependant en mesure de mettre en garde les
    États contre une complaisance envers le négationnisme. Masquer un génocide,
    refuser la qualification de cette infraction du droit international, rejeter
    l'évidence, c'est participer à sa continuation.

    Les États de l'UE feraient bien de se souvenir de cette exigence éthique
    avant qu'il ne soit trop tard, car la Turquie ne reconnaîtra pas le génocide
    arménien si elle devient, sans que cette condition soit satisfaite, membre
    de l'Union. Une phrase, une petite phrase, clairement formulée - «La Turquie
    reconnaît le génocide de 1915-1916 et demande pardon au peuple arménien» -
    et ce pays, malade de son passé, rentre dans le concert des démocraties.
    Est-ce trop exiger que de demander à l'histoire de donner au politique des
    leçons d'éthique?

    * Historien. Il est notammant l'auteur d'Empire ottoman: le déclin, la
    chute, l'effacement, Éditions du Félin, 2002.
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