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Notre dette envers les chretiens d'Orient

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  • Notre dette envers les chretiens d'Orient

    Le Figaro
    05 août 2004

    Notre dette envers les chrétiens d'Orient;
    MOYEN-ORIENT Les attentats contre la communauté chrétienne d'Irak
    assombrissent l'avenir du christianisme oriental

    Jean-François COLOSIMO

    Le Figaro entame la publication d'une série de contributions sur la
    condition faite aux communautés chrétiennes dans le monde
    extra-occidental. Aujourd'hui, l'analyse du théologien Jean-François
    Colosimo.

    Face à la catastrophe de civilisation qui va s'accélérant dans le
    berceau de l'humanité, il est de toute urgence que les chrétiens
    d'Occident, de croyance ou de tradition, ne viennent pas aggraver la
    tragédie des chrétiens d'Orient en la rendant irréversible. Car leur
    mobilisation, comme toujours tardive et intempestive, risque cette
    fois de précipiter la fin de toute présence vivante de la foi sur son
    lieu de naissance. Les ignorances, les confusions, les non-dits qui y
    président constituent en effet autant de menaces mortifères, non
    moins réelles que la « croisade » de Bush ou le « djihad » de Ben
    Laden, pour la perpétuation de ces Églises apostoliques. Aussi notre
    premier devoir consiste-t-il à lever le statut d'otages dans lequel
    les enferment nos représentations de l'histoire, de l'Orient, du
    christianisme.

    Les ignorances, tout d'abord. Nous lisons l'héritage à fronts
    renversés, voyant dans ces chrétientés du bout du monde des postes
    avancés de notre identité alors que nous leur sommes en dette de
    cette même identité. Nous avons oublié que le christianisme fut
    initialement une religion orientale avant de gagner l'Occident. Que
    l'Évangile, les pères, le monachisme, nous vinrent
    d'outre-Méditerranée. Que le grand Irénée de Lyon, apôtre des Gaules,
    était originaire d'Anatolie. Et que, au haut Moyen Age, tandis que
    l'évangélisation de l'Europe peinait, l'Eglise de Perse envoyait ses
    missionnaires dans toute l'Asie, des rivages de l'Inde aux
    contreforts du Tibet. Nous avons aussi oublié que le premier grand
    schisme n'advint pas entre la Réforme et le Vatican en 1417, ni même
    entre Rome et Constantinople en 1054, mais entre les conciles
    d'Ephèse en 431, scellant la rupture desdits « Nestoriens » (les
    Assyriens) et de Chalcédoine en 451, marquant celle desdits «
    Monophysites » (les Arméniens, Coptes, Éthiopiens, Syriaques,
    Malabars).

    Nous n'avons plus souvenir que, pendant des siècles, ces communautés
    abandonnées, soumises aux tyrannies, ravagées par les invasions, les
    empires, les massacres, persévérèrent dans l'isolement et le martyre
    en une leçon de témoignage qui contredit nos propres accablements
    d'aujourd'hui. Nous avons enfin et surtout oublié que, dans la
    rivalité mimétique, cette amnésie s'est doublée d'une captation et
    d'une prédation.

    De la Renaissance à la colonisation, s'appuyant sur les puissances
    maritimes et monnayant les aides diplomatiques comme caritatives, le
    catholicisme puis le protestantisme n'eurent de cesse de fomenter des
    Églises parallèles, ralliées, occidentalisées, parmi tous les
    christianismes orientaux, favorisant ainsi leur fragmentation, leur
    instrumentalisation, leur extranéité. Et leur malheur.

    Car le bilan est là, de cette sollicitude confusionnelle : les
    croisades, l'uniatisme auquel Rome a heureusement renoncé, sous
    l'impulsion de Jean-Paul II , les protectorats n'eurent pour effet
    que de désigner les chrétiens d'Orient comme des étrangers et des
    ennemis dans leur terreau ancestral, et comme objets de vengeance une
    fois ces aventures de conquête évanouies et l'heure de la Realpolitik
    revenue.

    Ne nous y trompons pas. Que ce fût par ses interventions militaires
    ou ses démissions internationales, mais toujours à cause de ses
    oeillères culturelles, l'Occident eut sa part, qu'on la juge passive
    ou active, au cours du XXe siècle, dans le génocide des Arméniens,
    l'errance des Syriaques et des Assyriens, l'expulsion des Grecs, et
    le terrible exode qui prévaut partout désormais au Proche-Orient.

    De même qu'il l'a aujourd'hui dans le drame irakien où les troupes
    américaines, sans surprise, s'accompagnent de bataillons
    d'évangélistes et baptistes venus entre autres « christianiser » les
    dépositaires deux fois millénaires, dans leur liturgie, de la langue
    que parlait le Christ ! Avec pour seul résultat de renforcer
    l'agitation et le ressentiment dans l'opinion musulmane et d'ouvrir
    un boulevard à la fureur éradicatrice de l'islamisme.

    Ceux qui s'en inquiètent aujourd'hui, particulièrement les
    institutions chrétiennes d'Europe soucieuses de se distinguer du
    fondamentalisme made in USA, doivent comprendre que c'est bien à une
    répétition, doublée d'une vertigineuse escalade, peut-être
    définitive, que nous assistons. Pour avoir annoncé ce désastre
    programmé dès les premiers bombardements de Bagdad, je n'avais
    rencontré qu'indifférence ou déni. L'illusion était belle, alors, que
    la « démocratisation » de l'Irak profiterait aux chrétiens d'Orient.
    Il aurait pourtant suffi de les écouter pour savoir leur amertume et
    leur inquiétude immédiates face à la situation de chaos, elle aussi
    prévisible, que Washington laissait croître. C'est ce que me
    rapportait, au début du printemps, de retour de Mossoul, Domitille
    Lagourgue, de « Mission enfance » : ils se sentaient menacés comme
    jamais par l'assimilation et l'embrigadement forcés découlant des
    discours théocratiques de Bush. Pis, ils en retiraient, à tort ou à
    raison, l'impression d'être manipulés. Et, aussi détestables qu'ils
    aient pu être, l'ancien statut de la dhimmitude coranique ou celui de
    la citoyenneté restreinte, façon Saddam Hussein première manière
    (avant l'embargo et l'adoption de la mythologie et de l'idéologie
    islamiste), leur paraissaient à la limite préférables à la
    disparition à laquelle les exposait l'occupation américaine. C'était
    ce que leur dictait leur expérience de la survie, compromise au cours
    des ges par les oppressions avérées des Arabes, des Mongols, des
    Ottomans, ou des nationalismes socialistes qui suivirent, comme par
    les fausses promesses des Britanniques, des Français, ou des Russes.

    Restent donc les non-dits. Pas plus que l'escalade terroriste ou la
    menace récente ne sont contestables, l'histoire proche n'est sauve
    d'ambiguïtés que les chrétiens d'Orient, certes à leur corps
    défendant, ont néanmoins entretenues. Le pacte laïc, supposé fonder
    le panarabisme qu'eux-mêmes avaient pour l'essentiel promu, ne fut
    jamais plénier, mais ils s'en firent les apologètes, donnant dans la
    surenchère nationaliste. La courbe de l'exode de leurs communautés
    croisait celle de l'explosion démographique des musulmans, mais ils
    préféraient nier cette évidence, et ses conséquences territoriales,
    se cantonnant à un impossible statu quo. L'islamisme remplissait
    toujours plus le vide laissé par l'effondrement des utopies
    marxistes, mais ils en récusaient l'inquiétante nouveauté, favorisant
    une image plus pacifiée de l'islam traditionnel au milieu duquel ils
    avaient grandi. Ces erreurs de jugement, ou à tout le moins absences
    d'actions et de réactions adéquates, font aussi partie du tableau
    actuel. Elles relèvent pour une part du silence de l'Occident ces
    dernières décennies, le chrétien d'Orient étant difficilement accepté
    au rang de cause humanitaire. Elles sont accrues dans le cas irakien
    par la guerre, mais également par la spécificité chaldéenne. La
    majorité des chrétiens d'Irak appartiennent en effet à cette Église
    issue du nestorianisme de Mésopotamie, mais unie à Rome, et liée dans
    l'imaginaire à l'Occident.

    Ses membres, plus qu'ailleurs, relèvent en conséquence d'une
    bourgeoisie moyenne, citadine, éduquée, présente dans le commerce ou
    les niveaux intermédiaires de la fonction publique. Leurs cercles ou
    journaux alimentent par ailleurs la réflexion des musulmans éclairés
    dans les classes similaires. Autant dire, et quoi qu'il soit pénible
    de l'écrire, qu'à l'aune de ces faiblesses générales et de cette
    visibilité singulière, ce qui surprend n'est pas l'existence
    d'attentats, mais leur relative tardivité.

    Les Américains, moteur de la spirale du désastre. L'Europe aux
    abonnés absents. Le Vatican empêché par la récente élection d'un
    patriarche gé et inefficace à laquelle il a obligé un synode
    chaldéen récalcitrant et divisé. Un éparpillement confessionnel
    d'Églises en mal d'unité sur le terrain. Le chaos général, dans les
    villes comme les campagnes. Et désormais, donc, le terrorisme... En
    toile de fond, une opinion internationale en ébullition, qui peut
    trouver là, enfin, une justification morale à la guerre. Il est
    encore temps de ne pas répéter la triste aventure des maronites du
    Liban, qui furent si encouragés à creuser leur propre tombeau et
    celui de leur pays.

    Oui, le tableau des chrétiens d'Irak est noir. Mais leur seul salut
    se trouve, une fois encore, à l'intérieur. Leur avenir, et donc une
    part essentielle de notre mémoire, se joue dans l'alliance qu'ils
    sauront, ou non, nouer avec la majorité chiite et la minorité kurde,
    qui y sont toutes deux disposées. Pour autant que l'Occident ne jette
    pas, avec angélisme, de l'huile sur le feu.

    * Théologien, professeur à l'Institut Saint-Serge.
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