Le Temps
20 août 2004
Dans le creuset désaffecté de la boxe olympique;
Chaque jour, quarante amateurs se castagnent dans une salle des
faubourgs d'Athènes devant un public excité et des recruteurs madrés.
Chamailleries de cour d'école, expédition punitive, les combats
diffèrent et se succèdent sur un rythme endiablé, dans une procession
de gueules cabossées. Reportage dans l'envers des Jeux.
Le hangar se dresse dans les faubourgs d'Athènes, neuf et proéminent,
calé à la hte entre un cimetière de voitures et des maisons
«arthrosiques». La boxe dispose en cet endroit d'un simulacre des
clichés qu'elle véhicule: le fatras des bas quartiers, les odeurs de
cambouis, les rues inhospitalières. Sauf qu'ici flotte la bannière
olympique et que, sous les tôles froissées, la salle ne sent pas la
haine et la souffrance, mais la peinture fraîche.
La boxe amateur est une discipline olympique depuis 1920. Seule la
Suède n'en a pas voulu sur son territoire, en 1912, pendant les Jeux
de Stockholm. La majorité des professionnels du pugilat porte sur
elle un regard distrait, voire condescendant. Leur art, selon
beaucoup, perdrait de sa noblesse. «Peut-être. Peut-être pas...»,
grimace, un mégot en équilibre précaire au coin de la bouche,
Dimitris Attikou, sexagénaire grec, lui-même ancien boxeur.
Mercredi, à l'heure du repas: l'Ethiopien Kebede et le Japonais
Igarashi s'essaient à une chamaillerie de cour d'école, dans une
distribution de gifles rondement menée. Pas de feintes, pas de
stratégies. Que des coups, poings levés et haut les coeurs. Tout à
leur frénésie incoercible, les belligérants cognent sans répit,
pressés d'en découdre et, plus vraisemblablement, d'en finir. «Là, il
n'y a plus d'art, ni de noblesse», pouffe Dimitris.
Dans ce creuset de la boxe, rue Gonata, Athènes, se jouent quantité
de petits drames humains, au rythme de vingt combats par jour, dans
une procession interminable de gueules cabossées. Les corps
vacillent, saignent, tombent. Les faciès n'ont plus qu'un vague
cousinage avec la photo qui orne le passeport de leurs détenteurs. Et
le décorum suit, forcément. De tous les sites olympiques, celui de la
boxe force le trait, par goût ou pour les besoins du protocole, nul
ne le sait trop. La salle de Péristéri a le service de sécurité le
plus zélé, la musique la plus forte, les bénévoles les plus blondes,
les Américains les plus bruyants. Tout ici fleure bon la dramaturgie
de bazar, l'antichambre désaffectée de l'excellence, sans que les
douleurs soient moins vives, les défaites moins insupportables.
Jeudi, à l'heure du café: l'Américain Vanes Martirosyan monte sur le
ring la tête enfouie sous un capuchon, dans l'idée de démolir le
Cubain Lorenzo Aragon Armenteros. La foule relative est excitée, elle
semble venue expressément pour ce combat. Eurosport et NBC sont en
direct. Un quart d'heure de gloire - durée d'un combat des poids
welters aux Jeux - pour Vanes Martirosyan, 18 ans, Californien
d'origine, débarqué d'Arménie à sa tendre enfance.
Son père est un ancien soldat, qu'une grenade a privé de la main
gauche. Ses trois entraîneurs sont des militaires recyclés. Coiffé
d'un bonnet de laine blanc, Basheer Abdullah éperonne sa multitude
avec semblable vigueur, enfants des ghettos noirs de la côte Est ou
des barrio latino de Californie. L'ancien sergent chef a pour
subalternes Robert Michael, vingt-six années de combats dans le 5e
corps de marines, et «Coach Bradley», vingt-quatre années de
paquetage dans la 82e division aéroportée, cent kilos d'autorité, une
propension manifeste à forcer le respect. Mission: hisser la bannière
étoilée au mt d'honneur. Méthode: la règle des trois «f»; fight,
fair, fuck.
La boxe amateur américaine ne gagne plus et les télévisions s'en
détournent. Il fallait tenter la fermeté. «Dès qu'un jeune de notre
internat manifeste des aptitudes, il est convoité par les managers de
la boxe professionnelle, minaude Basheer Abdullah. Ce sont des
gosses, ils ne résistent pas à la tentation de gagner davantage
d'argent. Alors ils partent, et nous devons recommencer le programme
olympique avec une autre recrue.»
Les cadors du boxing business, Don King et Bob Arum en tête, envoient
leurs émissaires dans les combats d'arrière-garde, humer l'odeur
sacrée des masses laborieuses. Ils sont quelques-uns à hanter la
salle de Péristéri, facilement reconnaissables à leurs costumes
sombres. Aucune velléité de férocité talentueuse ne leur échappe, ni
les meilleurs éléments, qu'ils apptent avec une prime à la signature
d'un demi-million de dollars. «Nos gars reçoivent 1500 dollars
d'argent de poche par mois. Ils logent dans un campus, à Colorado
Springs», soupire Basheer Abdullah.
Vanes Martirosyan n'a pas démoli Lorenzo Aragon Armenteros. L'inverse
serait plus exact. A sa décharge, le Cubain est rompu à la boxe
olympique et à son système de comptage abscons. Lui, il ne connaîtra
jamais rien d'autre.
20 août 2004
Dans le creuset désaffecté de la boxe olympique;
Chaque jour, quarante amateurs se castagnent dans une salle des
faubourgs d'Athènes devant un public excité et des recruteurs madrés.
Chamailleries de cour d'école, expédition punitive, les combats
diffèrent et se succèdent sur un rythme endiablé, dans une procession
de gueules cabossées. Reportage dans l'envers des Jeux.
Le hangar se dresse dans les faubourgs d'Athènes, neuf et proéminent,
calé à la hte entre un cimetière de voitures et des maisons
«arthrosiques». La boxe dispose en cet endroit d'un simulacre des
clichés qu'elle véhicule: le fatras des bas quartiers, les odeurs de
cambouis, les rues inhospitalières. Sauf qu'ici flotte la bannière
olympique et que, sous les tôles froissées, la salle ne sent pas la
haine et la souffrance, mais la peinture fraîche.
La boxe amateur est une discipline olympique depuis 1920. Seule la
Suède n'en a pas voulu sur son territoire, en 1912, pendant les Jeux
de Stockholm. La majorité des professionnels du pugilat porte sur
elle un regard distrait, voire condescendant. Leur art, selon
beaucoup, perdrait de sa noblesse. «Peut-être. Peut-être pas...»,
grimace, un mégot en équilibre précaire au coin de la bouche,
Dimitris Attikou, sexagénaire grec, lui-même ancien boxeur.
Mercredi, à l'heure du repas: l'Ethiopien Kebede et le Japonais
Igarashi s'essaient à une chamaillerie de cour d'école, dans une
distribution de gifles rondement menée. Pas de feintes, pas de
stratégies. Que des coups, poings levés et haut les coeurs. Tout à
leur frénésie incoercible, les belligérants cognent sans répit,
pressés d'en découdre et, plus vraisemblablement, d'en finir. «Là, il
n'y a plus d'art, ni de noblesse», pouffe Dimitris.
Dans ce creuset de la boxe, rue Gonata, Athènes, se jouent quantité
de petits drames humains, au rythme de vingt combats par jour, dans
une procession interminable de gueules cabossées. Les corps
vacillent, saignent, tombent. Les faciès n'ont plus qu'un vague
cousinage avec la photo qui orne le passeport de leurs détenteurs. Et
le décorum suit, forcément. De tous les sites olympiques, celui de la
boxe force le trait, par goût ou pour les besoins du protocole, nul
ne le sait trop. La salle de Péristéri a le service de sécurité le
plus zélé, la musique la plus forte, les bénévoles les plus blondes,
les Américains les plus bruyants. Tout ici fleure bon la dramaturgie
de bazar, l'antichambre désaffectée de l'excellence, sans que les
douleurs soient moins vives, les défaites moins insupportables.
Jeudi, à l'heure du café: l'Américain Vanes Martirosyan monte sur le
ring la tête enfouie sous un capuchon, dans l'idée de démolir le
Cubain Lorenzo Aragon Armenteros. La foule relative est excitée, elle
semble venue expressément pour ce combat. Eurosport et NBC sont en
direct. Un quart d'heure de gloire - durée d'un combat des poids
welters aux Jeux - pour Vanes Martirosyan, 18 ans, Californien
d'origine, débarqué d'Arménie à sa tendre enfance.
Son père est un ancien soldat, qu'une grenade a privé de la main
gauche. Ses trois entraîneurs sont des militaires recyclés. Coiffé
d'un bonnet de laine blanc, Basheer Abdullah éperonne sa multitude
avec semblable vigueur, enfants des ghettos noirs de la côte Est ou
des barrio latino de Californie. L'ancien sergent chef a pour
subalternes Robert Michael, vingt-six années de combats dans le 5e
corps de marines, et «Coach Bradley», vingt-quatre années de
paquetage dans la 82e division aéroportée, cent kilos d'autorité, une
propension manifeste à forcer le respect. Mission: hisser la bannière
étoilée au mt d'honneur. Méthode: la règle des trois «f»; fight,
fair, fuck.
La boxe amateur américaine ne gagne plus et les télévisions s'en
détournent. Il fallait tenter la fermeté. «Dès qu'un jeune de notre
internat manifeste des aptitudes, il est convoité par les managers de
la boxe professionnelle, minaude Basheer Abdullah. Ce sont des
gosses, ils ne résistent pas à la tentation de gagner davantage
d'argent. Alors ils partent, et nous devons recommencer le programme
olympique avec une autre recrue.»
Les cadors du boxing business, Don King et Bob Arum en tête, envoient
leurs émissaires dans les combats d'arrière-garde, humer l'odeur
sacrée des masses laborieuses. Ils sont quelques-uns à hanter la
salle de Péristéri, facilement reconnaissables à leurs costumes
sombres. Aucune velléité de férocité talentueuse ne leur échappe, ni
les meilleurs éléments, qu'ils apptent avec une prime à la signature
d'un demi-million de dollars. «Nos gars reçoivent 1500 dollars
d'argent de poche par mois. Ils logent dans un campus, à Colorado
Springs», soupire Basheer Abdullah.
Vanes Martirosyan n'a pas démoli Lorenzo Aragon Armenteros. L'inverse
serait plus exact. A sa décharge, le Cubain est rompu à la boxe
olympique et à son système de comptage abscons. Lui, il ne connaîtra
jamais rien d'autre.