La Tribune / Le Monde, France
mardi 7 Décembre 2004
La dépendance post-soviétique remise en cause
Russie-Ukraine : la périphérie contre le centre ?
Dans le sillage de la désintégration de l’URSS, le Rada (Conseil)
suprême du pays adopta, le 16 juillet 1990, la Déclaration sur la
souveraineté nationale de l’Ukraine. Souveraineté confirmée par un
référendum national le 1er décembre de la même année. Dès lors,
l’Ukraine bascule comme une horloge vacillant, de façon irrégulière
cependant, entre l’Est et l’Ouest. Membre essentiel de la CEI
(Communauté des Etats indépendants), elle n’oublie pas que son destin
peut difficilement contredire son histoire liée à la Russie depuis le
XVIIème siècle. Une Russie avec laquelle elle garde aussi bien des
liens structurels que des rapports d’intérêts. D’un autre côté,
l’Ukraine est à la croisée des corridors de transport (principalement
énergétiques) qui relient l’Est à l’Ouest. Elle est également un
acteur important des politiques régionales de coopération économique
et militaire dans la zone s’étalant de la mer Baltique à la mer
Noire. C’est pourquoi, elle est membre du conseil de l’Europe, membre
du Partenariat pour la paix et acteur actif dans les opérations
menées par l’OTAN. Politique multivectorielle, dit-on officiellement.
L’équilibre n’est pas réalisé pour autant et ce tiraillement se
répercute au niveau interne de façon dangereuse
Mardi 7 décembre 2004
Par Louisa Aït Hamadouche
Depuis l’élection présidentielle du 21 novembre, l’Ukraine est en
proie à une grave crise politique. Le pays est divisé en deux avec
d’un côté l’opposition, dirigée par le candidat Viktor Iouchtchenko,
de l’autre le candidat Viktor Ianoukovitch. Le premier conteste les
résultats du scrutin, remporté par le second selon la commission
électorale. Tout le monde n’est pas de cet avis. Depuis la tenue du
scrutin, des centaines de milliers d’Ukrainiens manifestent pour
dénoncer des fraudes électorales. Au niveau international, de
nombreux pays, dont les Etats-Unis et le Canada, refusent de
reconnaître les résultats du scrutin.
Une crise internationalisée
Pourquoi l’Ukraine intéresse-t-elle tant ? Ce pays a l’un des plus
faibles PIB par habitant de toute l’Europe de l’Est, malgré le haut
niveau d’éducation et d’instruction de sa population. A ce propos,
estime Ralph Sueppel, directeur de la recherche sur les marchés
européens émergents chez Merrill Lynch, l’Ukraine dispose d’un
potentiel de développement considérable. «Avant les élections,
l’économie était sur un rythme de croissance de 13%. Elle a fortement
augmenté ces dernières années ses réserves de devises et a amélioré
sa situation économique générale.» Résultat, elle est destinée à
devenir, avec la Roumanie, un pays d’accueil pour les industries
délocalisées de l’Ouest.L’opposition entre les deux candidats n’est
pas seulement une lutte de pouvoir car elle reflète une opposition de
fond. L’Ukraine est divisée en quatre sous-ensembles distincts. Grâce
aux ressources minérales (charbon, fer et métaux rares) dont elle
dispose en abondance, la partie orientale est -en dehors de la
capitale- la plus riche du pays. Dominée par l’industrie houillère et
métallurgique, elle fournit plus de 58% de la production industrielle
du pays en englobant les deux tiers de la population. Le destin du
Sud est de plus en plus lié à celui de ses ports de la mer Noire, car
l’industrie est essentiellement centrée sur les chantiers navals et
le raffinage du pétrole. Ces deux premières régions sont résolument
tournées vers l’Est, vers la Russie. Avec la capitale en prime, la
partie centrale capte l’essentiel des investissements étrangers.
Ceux-ci tentent de casser la forte spécialisation de cette région
dans la filière agroalimentaire. L’Ouest, enfin, regroupe les régions
les plus défavorisées du pays. L’essentiel des revenus provient de
l’agriculture mais ne constitue pourtant que 20% de la production
agricole totale. Ces déséquilibres se sont ostensiblement aggravés au
point que seules sept régions sur vingt-quatre contribuent à former
la moitié du PIB national. La partie occidentale de l’Ukraine est
braquée sur l’Europe dans laquelle elle voit une solution de
développement et une distanciation vis-à-vis de Moscou.
Intérêts mutuels à préserver
Cela dit, Kiev et Moscou ont un certain nombre d’intérêts en commun
auxquels ni l’un ni l’autre ne veut (et ne peut) renoncer. Rappelons
qu’un grand nombre d’industries militaires russes, y compris celles
produisant la dernière génération d’avions de combat et de
porte-avions, ont besoin de la coopération de l’Ukraine. L’Ukraine
est une base importante pour la Russie pour contrôler l’accès à la
mer Noire. De plus, 96% du gaz naturel et d’importantes quantités de
pétrole transportés de Russie vers l’Europe centrale et orientale
empruntent les pipelines qui se trouvent sur le territoire ukrainien.
De son côté, l’Ukraine a, elle aussi, des intérêts vitaux à défendre
avec la Russie. Ce pays souffre d’un manque de ressources
énergétiques et compte sur son voisin dans ce domaine. Plus
précisément, la Russie fournit 90% du pétrole et 84% du gaz naturel
consommé en Ukraine. En moyenne, cela représente 50 milliards de
mètres cubes de gaz naturel et 30 millions de tonnes de pétrole par
an. Dans un futur prévisible, l’Ukraine continuera de dépendre de la
Russie pour son énergie. L’élection de Vladimir Poutine et la
réélection de Leonid Kuchma ont permis des améliorations notables.
Ainsi les deux pays sont-ils parvenus à trouver un accord sur le
règlement de la dette, prévoyant le remboursement par la Russie de la
dette due à l’Ukraine par la flotte russe de la mer Noire. Par
ailleurs, les deux pays ont institué un système de partage des
ressources en énergie et trouvé une solution à la question du gaz
naturel. L’Ukraine s’est engagée à verser 1,9 milliard de dollars à
la Russie. Une déclaration commune a également été signée concernant
le renforcement de la coopération dans la lutte contre le trafic
d’armes, de drogue, l’immigration clandestine dans la région de la
mer Noire.Sur le plan de la coopération militaire, le gouvernement
ukrainien a promulgué de nouveaux règlements afin de simplifier les
procédures à suivre par les forces armées russes (navales, aériennes
ou autres), lorsqu’elles pénètrent le territoire ukrainien. En tout,
sept accords ont été conclus, certains concernant la participation de
la Russie au développement d’un port militaire en Ukraine,
l’environnement socioéconomique du stationnement de la flotte russe
en Ukraine et l’utilisation des fréquences radio et des champs de
manœuvres en Ukraine par cette même flotte.
Histoire ukrainienne dans la périphérie russe
Dans une très large mesure, l’Ukraine (Ukraïna en ukrainien) est ce
que sa géographie a voulu qu’elle soit. Trois des premiers éléments
géographiques d’une influence considérable sont la Biélorussie, au
nord, la Russie présente au nord et à l’est et la côte constituée par
la mer Noire et la mer d’Azov au sud. La Pologne, située à l’ouest,
est la «fenêtre» sur l’Occident. Après la Russie (17 millions km²),
et avant la Pologne, l’Ukraine est le second plus grand pays d’Europe
de l’Est par sa superficie de 603 700 km². La géographie a façonné
l’histoire et l’histoire a créé des connexions imbriquées les unes
dans les autres. Il en ressort que quelque 12 millions de Russes
vivent en Ukraine, soit 22% de la population. Habitant dans l’est de
l’Ukraine, ils sont plutôt partisans d’une consolidation des
relations avec la «mère partie», un centre d’attraction remontant
loin dans l’histoire. Avant le début de la longue période soviétique,
l’Ukraine avait déjà été occupée par la Russie, comme elle l’avait
été par la Pologne, la Lituanie, la Crimée, la Hongrie et l’Empire
ottoman. Ainsi, à la suite du traité d’Androussovo conclu en 1667,
l’Ukraine a-t-elle en partie été cédée à la Russie. Quant au reste de
l’Ukraine, la partie rattachée à l’Empire austro-hongrois de 1772 à
1919 a été annexée par l’Empire russe après le second partage de la
Pologne en 1793. Cette période marque la russification massive de
l’Ukraine. Durant deux siècles d’occupation, les décrets (oukazy) se
succédèrent pour limiter, voire interdire l’usage de la langue
ukrainienne. Il faudra attendre 1905 pour que les publications en
ukrainien et les associations culturelles ukrainiennes soient à
nouveau autorisées, sous l’impulsion des premiers mouvements
révolutionnaires. Les structures culturelles ont été redynamisées
afin de relever le niveau de culture et d’instruction des Ukrainiens,
dont seulement 13% étaient alphabétisés en 1897.L’histoire
tumultueuse de l’Ukraine avec la Russie soviétique commence avec la
Révolution bolchevique, période durant laquelle l’Ukraine proclame
son indépendance. Au même moment, les Ukrainiens sous domination
autrichienne (en Galicie, en Bucovine et en Ukraine carpatique),
s’affranchissent et fondent, en 1918, leur propre république en
Galicie orientale. Celle-ci rejoindra l’Ukraine russe pour former une
fédération. Proclamée en novembre 1917, la République autonome
ukrainienne fera face à la République soviétique d’Ukraine soutenue
par les Bolcheviques qui créent la République fédérée d’Ukraine en
1922. A cette période, les besoins des minorités nationales de
l’Ukraine deviennent un enjeu dans les politiques nationales. Enjeux
pris à bras-le-corps par plusieurs organismes nationaux et locaux,
notamment des organismes juifs, polonais et russes. La répression
recommencera après les années vingt, contre les Ukrainiens et les
membres des minorités nationales.
Identité entremêlée
Des Ukrainiens, des Polonais et plusieurs membres des autres
minorités ethniques seront déportés. Ainsi au cours de la Seconde
Guerre mondiale, le régime stalinien a-t-il déporté près de 400 000
Allemands d’Ukraine en ex-URSS, puis 180 000 Tatars de Crimée, ainsi
que des Grecs, des Bulgares et des Arméniens. Les données
démolinguistiques montrent que si la majorité des habitants sont des
Ukrainiens d’«origine», la langue maternelle, l’ukrainien, est une
langue slave de la famille indo-européenne, étroitement apparentée au
russe et au biélorusse. En fait, ces trois langues ne constituaient
par le passé qu’une seule. Celles-ci n’ont commencé à se fragmenter
que vers le XIIème siècle, au point que, avant la soviétisation de
l’Ukraine, on ne comptait pas beaucoup d’emprunts au russe (comme
bilshovnyk issu de bolchevnyk). En revanche, à partir des années
trente, les mots russes sont entrés massivement dans la langue
ukrainienne et, dans beaucoup de cas, affirment les observateurs,
cette introduction n’était pas nécessaire. Cette introduction massive
de mots russes dans le vocabulaire ukrainien fut l’un des résultats
de la politique de russification menée par le Parti communiste de
l’ex-URSS. A l’instar du russe (du biélorusse, du serbe, du bulgare
et du macédonien), la langue ukrainienne s’écrit avec l’alphabet
cyrillique. Actuellement, l’ukrainien et le russe demeurent des
langues distinctes. Cependant, bien que leurs grammaires respectives
présentent beaucoup de similitudes, elles coïncident dans une
proportion d’environ 70%. Sur le plan constitutionnel, la
Constitution de 1996 institue l’ukrainien comme seule langue
officielle, mais reconnaît explicitement aux minorités nationales le
droit de promouvoir leur langue. Aussi l’Etat autorise-t-il
différents types d’établissements scolaires, divisés en trois
catégories :
1- écoles dont la langue d’enseignement est une langue minoritaire;
2- écoles bilingues : ukrainien-russe, ukrainien-roumain,
ukrainien-hongrois, ukrainien-slovaque…;
3- écoles dont le programme d’enseignement inclut l’étude de la
langue, de la littérature, de la culture et des traditions populaires
des minorités nationales.
Selon les données fournies par la Commission nationale des
statistiques, l’instruction de tous les citoyens ukrainiens était
assurée en 1998-1999 par un réseau national dont 75% (4,4 millions
d’élèves) utilisaient l’ukrainien comme langue d’enseignement. Les
établissements dont le russe est la langue d’enseignement
constituaient 12% du réseau (2,3 millions d’élèves). Pour le
professeur Mickailo Kirsenko (Académie de Mohila, à Kiev),
«l’indépendance de l’Ukraine est primordiale pour la raison suivante
: si l’Ukraine réussit à rester indépendante, les Russes seront
obligés de repenser leur identité». Une identité liée depuis toujours
à la nécessité d’avoir accès à la mer Noire. Or, si l’Ukraine coupait
les ponts avec la Russie, elle pourrait lui bloquer la route de la
mer Noire. Confirmant cette idée, Stefan Wilkanowicz, intellectuel
polonais, estime que les Russes se greffent sur l’héritage ukrainien.
Dans le passé, cette greffe s’est doublée d’oppression exercée par
l’ex-URSS. Aujourd’hui, une partie des Ukrainiens perçoivent la même
oppression à travers les pressions économiques. Cette connexion entre
les deux Etats remonte à la pluralité de la culture ukrainienne. Ce
pays est une forme de synthèse entre l’Orient et l’Occident et
chancelle entre l’un et l’autre au gré des rapports de force. Par sa
proximité avec l’UE, l’Autriche et la Pologne, l’Ukraine revendique
une prédisposition naturelle et historique au libéralisme politique.
La présence de minorités est, elle aussi, un facteur de rapprochement
avec l’Occident. La minorité hongroise, qui forme 13% de la région
frontalière, fait davantage que de regarder vers l’Ouest. Habitant un
pays qui se développe économiquement lentement, elle compare et
observe «la mère patrie» s’aligner sur l’Union européenne. Résultat,
des milliers d’Ukrainiens d’origine hongroise prennent, chaque année,
le chemin d’un retour inattendu.
La Crimée : le cadeau piégé
La russification s’est également développée à travers la Crimée,
république de Russie rattachée en 1954 à l’Ukraine par le président
de l’URSS, Nikita Khrouchtchev. Ce cadeau «empoisonné» placera
l’Ukraine sur une route parallèle à celle de Moscou. Pendant l’Union
soviétique, elle sera la carte permettant la poursuite de la
russification de l’Ukraine. Après l’indépendance, elle demeurera un
atout d’influence directe. Rappelons par exemple que peu après
l’indépendance, un mouvement sécessionniste dirigé par des Russes se
forma en Crimée. Il proclama même une indépendance, abrogée en mai
1992. Pour contrer cette abrogation, le Parlement de la Fédération de
Russie déclara nul et caduc le transfert de 1954 qui rattachait la
Crimée à l’Ukraine le même mois, avant de se raviser et de
reconnaître le statu quo. Dans l’état actuel des choses, la
République de Crimée est une entité autonome, mais faisant partie
«intégrante et inséparable» de l’Ukraine; elle est peuplée de Russes
orthodoxes,d’Ukrainiens, de Tatars musulmans et de quelques minorités
grecques, bulgares et juives karaïtes. Plusieurs dispositions de la
Constitution ukrainienne de 1996 (les articles 134 à 139) sont
consacrées à la République autonome de Crimée qui, par ailleurs, est
dotée de sa propre Constitution selon laquelle elle exerce le pouvoir
dans la préservation de la culture notamment. Selon Liu Zhihai, de
fait, 80% des Russes vivant en Crimée souhaitent retourner en Russie,
faisant ainsi planer des menaces sur l’indépendance et l’unité de
l’Ukraine. Un moyen supplémentaire de faire pression.
L. A. H.
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mardi 7 Décembre 2004
La dépendance post-soviétique remise en cause
Russie-Ukraine : la périphérie contre le centre ?
Dans le sillage de la désintégration de l’URSS, le Rada (Conseil)
suprême du pays adopta, le 16 juillet 1990, la Déclaration sur la
souveraineté nationale de l’Ukraine. Souveraineté confirmée par un
référendum national le 1er décembre de la même année. Dès lors,
l’Ukraine bascule comme une horloge vacillant, de façon irrégulière
cependant, entre l’Est et l’Ouest. Membre essentiel de la CEI
(Communauté des Etats indépendants), elle n’oublie pas que son destin
peut difficilement contredire son histoire liée à la Russie depuis le
XVIIème siècle. Une Russie avec laquelle elle garde aussi bien des
liens structurels que des rapports d’intérêts. D’un autre côté,
l’Ukraine est à la croisée des corridors de transport (principalement
énergétiques) qui relient l’Est à l’Ouest. Elle est également un
acteur important des politiques régionales de coopération économique
et militaire dans la zone s’étalant de la mer Baltique à la mer
Noire. C’est pourquoi, elle est membre du conseil de l’Europe, membre
du Partenariat pour la paix et acteur actif dans les opérations
menées par l’OTAN. Politique multivectorielle, dit-on officiellement.
L’équilibre n’est pas réalisé pour autant et ce tiraillement se
répercute au niveau interne de façon dangereuse
Mardi 7 décembre 2004
Par Louisa Aït Hamadouche
Depuis l’élection présidentielle du 21 novembre, l’Ukraine est en
proie à une grave crise politique. Le pays est divisé en deux avec
d’un côté l’opposition, dirigée par le candidat Viktor Iouchtchenko,
de l’autre le candidat Viktor Ianoukovitch. Le premier conteste les
résultats du scrutin, remporté par le second selon la commission
électorale. Tout le monde n’est pas de cet avis. Depuis la tenue du
scrutin, des centaines de milliers d’Ukrainiens manifestent pour
dénoncer des fraudes électorales. Au niveau international, de
nombreux pays, dont les Etats-Unis et le Canada, refusent de
reconnaître les résultats du scrutin.
Une crise internationalisée
Pourquoi l’Ukraine intéresse-t-elle tant ? Ce pays a l’un des plus
faibles PIB par habitant de toute l’Europe de l’Est, malgré le haut
niveau d’éducation et d’instruction de sa population. A ce propos,
estime Ralph Sueppel, directeur de la recherche sur les marchés
européens émergents chez Merrill Lynch, l’Ukraine dispose d’un
potentiel de développement considérable. «Avant les élections,
l’économie était sur un rythme de croissance de 13%. Elle a fortement
augmenté ces dernières années ses réserves de devises et a amélioré
sa situation économique générale.» Résultat, elle est destinée à
devenir, avec la Roumanie, un pays d’accueil pour les industries
délocalisées de l’Ouest.L’opposition entre les deux candidats n’est
pas seulement une lutte de pouvoir car elle reflète une opposition de
fond. L’Ukraine est divisée en quatre sous-ensembles distincts. Grâce
aux ressources minérales (charbon, fer et métaux rares) dont elle
dispose en abondance, la partie orientale est -en dehors de la
capitale- la plus riche du pays. Dominée par l’industrie houillère et
métallurgique, elle fournit plus de 58% de la production industrielle
du pays en englobant les deux tiers de la population. Le destin du
Sud est de plus en plus lié à celui de ses ports de la mer Noire, car
l’industrie est essentiellement centrée sur les chantiers navals et
le raffinage du pétrole. Ces deux premières régions sont résolument
tournées vers l’Est, vers la Russie. Avec la capitale en prime, la
partie centrale capte l’essentiel des investissements étrangers.
Ceux-ci tentent de casser la forte spécialisation de cette région
dans la filière agroalimentaire. L’Ouest, enfin, regroupe les régions
les plus défavorisées du pays. L’essentiel des revenus provient de
l’agriculture mais ne constitue pourtant que 20% de la production
agricole totale. Ces déséquilibres se sont ostensiblement aggravés au
point que seules sept régions sur vingt-quatre contribuent à former
la moitié du PIB national. La partie occidentale de l’Ukraine est
braquée sur l’Europe dans laquelle elle voit une solution de
développement et une distanciation vis-à-vis de Moscou.
Intérêts mutuels à préserver
Cela dit, Kiev et Moscou ont un certain nombre d’intérêts en commun
auxquels ni l’un ni l’autre ne veut (et ne peut) renoncer. Rappelons
qu’un grand nombre d’industries militaires russes, y compris celles
produisant la dernière génération d’avions de combat et de
porte-avions, ont besoin de la coopération de l’Ukraine. L’Ukraine
est une base importante pour la Russie pour contrôler l’accès à la
mer Noire. De plus, 96% du gaz naturel et d’importantes quantités de
pétrole transportés de Russie vers l’Europe centrale et orientale
empruntent les pipelines qui se trouvent sur le territoire ukrainien.
De son côté, l’Ukraine a, elle aussi, des intérêts vitaux à défendre
avec la Russie. Ce pays souffre d’un manque de ressources
énergétiques et compte sur son voisin dans ce domaine. Plus
précisément, la Russie fournit 90% du pétrole et 84% du gaz naturel
consommé en Ukraine. En moyenne, cela représente 50 milliards de
mètres cubes de gaz naturel et 30 millions de tonnes de pétrole par
an. Dans un futur prévisible, l’Ukraine continuera de dépendre de la
Russie pour son énergie. L’élection de Vladimir Poutine et la
réélection de Leonid Kuchma ont permis des améliorations notables.
Ainsi les deux pays sont-ils parvenus à trouver un accord sur le
règlement de la dette, prévoyant le remboursement par la Russie de la
dette due à l’Ukraine par la flotte russe de la mer Noire. Par
ailleurs, les deux pays ont institué un système de partage des
ressources en énergie et trouvé une solution à la question du gaz
naturel. L’Ukraine s’est engagée à verser 1,9 milliard de dollars à
la Russie. Une déclaration commune a également été signée concernant
le renforcement de la coopération dans la lutte contre le trafic
d’armes, de drogue, l’immigration clandestine dans la région de la
mer Noire.Sur le plan de la coopération militaire, le gouvernement
ukrainien a promulgué de nouveaux règlements afin de simplifier les
procédures à suivre par les forces armées russes (navales, aériennes
ou autres), lorsqu’elles pénètrent le territoire ukrainien. En tout,
sept accords ont été conclus, certains concernant la participation de
la Russie au développement d’un port militaire en Ukraine,
l’environnement socioéconomique du stationnement de la flotte russe
en Ukraine et l’utilisation des fréquences radio et des champs de
manœuvres en Ukraine par cette même flotte.
Histoire ukrainienne dans la périphérie russe
Dans une très large mesure, l’Ukraine (Ukraïna en ukrainien) est ce
que sa géographie a voulu qu’elle soit. Trois des premiers éléments
géographiques d’une influence considérable sont la Biélorussie, au
nord, la Russie présente au nord et à l’est et la côte constituée par
la mer Noire et la mer d’Azov au sud. La Pologne, située à l’ouest,
est la «fenêtre» sur l’Occident. Après la Russie (17 millions km²),
et avant la Pologne, l’Ukraine est le second plus grand pays d’Europe
de l’Est par sa superficie de 603 700 km². La géographie a façonné
l’histoire et l’histoire a créé des connexions imbriquées les unes
dans les autres. Il en ressort que quelque 12 millions de Russes
vivent en Ukraine, soit 22% de la population. Habitant dans l’est de
l’Ukraine, ils sont plutôt partisans d’une consolidation des
relations avec la «mère partie», un centre d’attraction remontant
loin dans l’histoire. Avant le début de la longue période soviétique,
l’Ukraine avait déjà été occupée par la Russie, comme elle l’avait
été par la Pologne, la Lituanie, la Crimée, la Hongrie et l’Empire
ottoman. Ainsi, à la suite du traité d’Androussovo conclu en 1667,
l’Ukraine a-t-elle en partie été cédée à la Russie. Quant au reste de
l’Ukraine, la partie rattachée à l’Empire austro-hongrois de 1772 à
1919 a été annexée par l’Empire russe après le second partage de la
Pologne en 1793. Cette période marque la russification massive de
l’Ukraine. Durant deux siècles d’occupation, les décrets (oukazy) se
succédèrent pour limiter, voire interdire l’usage de la langue
ukrainienne. Il faudra attendre 1905 pour que les publications en
ukrainien et les associations culturelles ukrainiennes soient à
nouveau autorisées, sous l’impulsion des premiers mouvements
révolutionnaires. Les structures culturelles ont été redynamisées
afin de relever le niveau de culture et d’instruction des Ukrainiens,
dont seulement 13% étaient alphabétisés en 1897.L’histoire
tumultueuse de l’Ukraine avec la Russie soviétique commence avec la
Révolution bolchevique, période durant laquelle l’Ukraine proclame
son indépendance. Au même moment, les Ukrainiens sous domination
autrichienne (en Galicie, en Bucovine et en Ukraine carpatique),
s’affranchissent et fondent, en 1918, leur propre république en
Galicie orientale. Celle-ci rejoindra l’Ukraine russe pour former une
fédération. Proclamée en novembre 1917, la République autonome
ukrainienne fera face à la République soviétique d’Ukraine soutenue
par les Bolcheviques qui créent la République fédérée d’Ukraine en
1922. A cette période, les besoins des minorités nationales de
l’Ukraine deviennent un enjeu dans les politiques nationales. Enjeux
pris à bras-le-corps par plusieurs organismes nationaux et locaux,
notamment des organismes juifs, polonais et russes. La répression
recommencera après les années vingt, contre les Ukrainiens et les
membres des minorités nationales.
Identité entremêlée
Des Ukrainiens, des Polonais et plusieurs membres des autres
minorités ethniques seront déportés. Ainsi au cours de la Seconde
Guerre mondiale, le régime stalinien a-t-il déporté près de 400 000
Allemands d’Ukraine en ex-URSS, puis 180 000 Tatars de Crimée, ainsi
que des Grecs, des Bulgares et des Arméniens. Les données
démolinguistiques montrent que si la majorité des habitants sont des
Ukrainiens d’«origine», la langue maternelle, l’ukrainien, est une
langue slave de la famille indo-européenne, étroitement apparentée au
russe et au biélorusse. En fait, ces trois langues ne constituaient
par le passé qu’une seule. Celles-ci n’ont commencé à se fragmenter
que vers le XIIème siècle, au point que, avant la soviétisation de
l’Ukraine, on ne comptait pas beaucoup d’emprunts au russe (comme
bilshovnyk issu de bolchevnyk). En revanche, à partir des années
trente, les mots russes sont entrés massivement dans la langue
ukrainienne et, dans beaucoup de cas, affirment les observateurs,
cette introduction n’était pas nécessaire. Cette introduction massive
de mots russes dans le vocabulaire ukrainien fut l’un des résultats
de la politique de russification menée par le Parti communiste de
l’ex-URSS. A l’instar du russe (du biélorusse, du serbe, du bulgare
et du macédonien), la langue ukrainienne s’écrit avec l’alphabet
cyrillique. Actuellement, l’ukrainien et le russe demeurent des
langues distinctes. Cependant, bien que leurs grammaires respectives
présentent beaucoup de similitudes, elles coïncident dans une
proportion d’environ 70%. Sur le plan constitutionnel, la
Constitution de 1996 institue l’ukrainien comme seule langue
officielle, mais reconnaît explicitement aux minorités nationales le
droit de promouvoir leur langue. Aussi l’Etat autorise-t-il
différents types d’établissements scolaires, divisés en trois
catégories :
1- écoles dont la langue d’enseignement est une langue minoritaire;
2- écoles bilingues : ukrainien-russe, ukrainien-roumain,
ukrainien-hongrois, ukrainien-slovaque…;
3- écoles dont le programme d’enseignement inclut l’étude de la
langue, de la littérature, de la culture et des traditions populaires
des minorités nationales.
Selon les données fournies par la Commission nationale des
statistiques, l’instruction de tous les citoyens ukrainiens était
assurée en 1998-1999 par un réseau national dont 75% (4,4 millions
d’élèves) utilisaient l’ukrainien comme langue d’enseignement. Les
établissements dont le russe est la langue d’enseignement
constituaient 12% du réseau (2,3 millions d’élèves). Pour le
professeur Mickailo Kirsenko (Académie de Mohila, à Kiev),
«l’indépendance de l’Ukraine est primordiale pour la raison suivante
: si l’Ukraine réussit à rester indépendante, les Russes seront
obligés de repenser leur identité». Une identité liée depuis toujours
à la nécessité d’avoir accès à la mer Noire. Or, si l’Ukraine coupait
les ponts avec la Russie, elle pourrait lui bloquer la route de la
mer Noire. Confirmant cette idée, Stefan Wilkanowicz, intellectuel
polonais, estime que les Russes se greffent sur l’héritage ukrainien.
Dans le passé, cette greffe s’est doublée d’oppression exercée par
l’ex-URSS. Aujourd’hui, une partie des Ukrainiens perçoivent la même
oppression à travers les pressions économiques. Cette connexion entre
les deux Etats remonte à la pluralité de la culture ukrainienne. Ce
pays est une forme de synthèse entre l’Orient et l’Occident et
chancelle entre l’un et l’autre au gré des rapports de force. Par sa
proximité avec l’UE, l’Autriche et la Pologne, l’Ukraine revendique
une prédisposition naturelle et historique au libéralisme politique.
La présence de minorités est, elle aussi, un facteur de rapprochement
avec l’Occident. La minorité hongroise, qui forme 13% de la région
frontalière, fait davantage que de regarder vers l’Ouest. Habitant un
pays qui se développe économiquement lentement, elle compare et
observe «la mère patrie» s’aligner sur l’Union européenne. Résultat,
des milliers d’Ukrainiens d’origine hongroise prennent, chaque année,
le chemin d’un retour inattendu.
La Crimée : le cadeau piégé
La russification s’est également développée à travers la Crimée,
république de Russie rattachée en 1954 à l’Ukraine par le président
de l’URSS, Nikita Khrouchtchev. Ce cadeau «empoisonné» placera
l’Ukraine sur une route parallèle à celle de Moscou. Pendant l’Union
soviétique, elle sera la carte permettant la poursuite de la
russification de l’Ukraine. Après l’indépendance, elle demeurera un
atout d’influence directe. Rappelons par exemple que peu après
l’indépendance, un mouvement sécessionniste dirigé par des Russes se
forma en Crimée. Il proclama même une indépendance, abrogée en mai
1992. Pour contrer cette abrogation, le Parlement de la Fédération de
Russie déclara nul et caduc le transfert de 1954 qui rattachait la
Crimée à l’Ukraine le même mois, avant de se raviser et de
reconnaître le statu quo. Dans l’état actuel des choses, la
République de Crimée est une entité autonome, mais faisant partie
«intégrante et inséparable» de l’Ukraine; elle est peuplée de Russes
orthodoxes,d’Ukrainiens, de Tatars musulmans et de quelques minorités
grecques, bulgares et juives karaïtes. Plusieurs dispositions de la
Constitution ukrainienne de 1996 (les articles 134 à 139) sont
consacrées à la République autonome de Crimée qui, par ailleurs, est
dotée de sa propre Constitution selon laquelle elle exerce le pouvoir
dans la préservation de la culture notamment. Selon Liu Zhihai, de
fait, 80% des Russes vivant en Crimée souhaitent retourner en Russie,
faisant ainsi planer des menaces sur l’indépendance et l’unité de
l’Ukraine. Un moyen supplémentaire de faire pression.
L. A. H.
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