Le Figaro, France
11 décembre 2004
L'urgence d'une politique kurde de l'Europe;
Le régime turc et le traitement des minorités en question
PAR KENDAL NEZAN *
Dans son plaidoyer pour «le retour à la raison» publié dans Le Figaro
(1), le président Valéry Giscard d'Estaing examine tous les arguments
relatifs au débat sur la question turque, sauf un, qui pour être
embarrassant n'en est pas moins incontournable : l'engagement
solennel et unanime des quinze chefs d'Etat et de gouvernement des
pays de l'UE, réuni en décembre 1999 à Helsinki, d'accorder à la
Turquie le statut d'un pays candidat à part entière et dont la
candidature doit être examinée à la seule aune des critères de
Copenhague. Cette décision est, bien entendu, postérieure à l'accord
d'union douanière conclu en 1995 avec Ankara, que l'ancien président
français semble considérer comme solde de tout compte des promesses
faites aux Turcs depuis 1963. Elle fut cosignée par le président
Chirac qui a, depuis, à maintes reprises, souligné «la vocation
européenne de la Turquie». Les données concernant la géographie,
l'histoire, la culture, la religion, le poids démographique de la
Turquie, étaient connues de tous, notamment des princes qui nous
gouvernent, et elles n'ont pas changé depuis. Les Turcs étaient
appelés à entreprendre des réformes économiques et politiques de fond
pour rendre leur économie, leur législation et leurs institutions
compatibles avec les normes européennes. La Commission a, dès lors,
engagé un processus de préadhésion et débloqué des sommes
conséquentes pour favoriser les réformes turques. Les résultats, sans
être aussi «révolutionnaires» que voudraient nous le faire croire les
avocats d'Ankara, constituent, dans le contexte turc, des avancées
véritables : suppression de la peine de mort et des cours de sûreté
de l'Etat qui les dispensaient régulièrement ; démilitarisation
relative des institutions ; libération de nombreux prisonniers
d'opinion, dont Leyla Zana et ses collègues ex-députés kurdes ;
amendement de la Constitution imposée par les militaires en 1982 ;
introduction d'un nouveau Code pénal en remplacement de celui
emprunté dans les années 20 à l'Italie de Mussolini ; réduction de la
torture, qui n'est plus systématique.
Cependant, les progrès restent beaucoup moins tangibles sur la
question des minorités. La Turquie qui ne respecte pas ses
obligations découlant du traité de Lausanne de 1923, qui est pourtant
à la base de sa reconnaissance en droit international, fait preuve
d'un manque de volonté politique manifeste dans ce domaine. Après des
années de tergiversations, elle a fini par accepter de tolérer
l'ouverture de six cours privés de langue kurde et diffuse, depuis
juin dernier, une émission hebdomadaire de 30 minutes en langue
kurde. Voilà pour ce qui est des droits culturels reconnus aux Kurdes
qui, selon l'estimation du récent rapport de la Commission, sont
entre 15 et 20 millions en Turquie. Comme le constate ce même
rapport, Ankara n'a aucun projet, ni pour la reconstruction des 3 428
villages kurdes détruits dans les années 90 par l'armée turque, ni
pour favoriser le retour sur leur terre des quelque 3 millions de
déplacés kurdes. Sa politique traditionnelle de dispersion et
d'assimilation forcée des Kurdes reste donc inchangée. Une telle
politique ne peut qu'alimenter des conflits et tensions entre Kurdes
et Turcs en Turquie, et, au-delà, entre celle-ci et les communautés
kurdes des pays voisins, notamment d'Irak où s'affirme un Etat kurde
autonome. Si l'Europe veut intégrer à terme la Turquie, elle doit,
sous peine d'importer les conflits de celle-ci avec ses minorités et
avec ses voisins, exiger le règlement préalable de la question kurde.
Mieux encore, elle doit élaborer elle-même une politique kurde afin
d'espérer jouer un rôle dans cette région hautement stratégique du
monde, située dans sa périphérie immédiate. L'absence d'une telle
politique est d'autant plus incompréhensible que les Kurdes jouent
déjà un rôle central dans la construction d'un Irak nouveau, que la
question kurde est au coeur même de la problématique de la
démocratisation de la Turquie qui frappe à la porte de l'Union, et
que celle-ci abrite plus d'un million d'immigrés kurdes. Ce sont deux
puissances européennes, le Royaume-Uni et la France, qui, au
lendemain de la Grande Guerre, ont dessiné la carte du Proche-Orient
en fonction de leurs intérêts coloniaux, écartelant ainsi
arbitrairement le pays kurde entre quatre Etats de la région, alors
que le président américain Woodrow Wilson préconisait la création
d'un Kurdistan indépendant et que le traité international de Sèvres,
avait, en 1920, reconnu le droit des Kurdes à disposer de leur propre
Etat. Pour réparer l'injustice historique faite au peuple kurde et
pacifier sa périphérie immédiate, l'Europe doit proposer un statut
pour les quelque 35 millions de Kurdes du Proche-Orient. C'est là une
exigence de justice mais aussi de cohérence politique. En effet, au
nom de quel droit, de quel principe supérieur peut-elle justifier son
action militante en faveur de la création d'un Etat pour 4 millions
de Palestiniens et, dans le même temps, son silence persistant sur le
sort des Kurdes, qui sont dix fois plus nombreux ? Il est temps de
mettre un terme à cette pratique de deux poids, deux mesures. Le
processus de négociations avec Ankara offre à l'Union l'occasion
d'élaborer une politique kurde basée sur un compromis entre
l'aspiration légitime du peuple kurde à maîtriser son destin, à
organiser sa vie et ses institutions sur la terre de ses ancêtres, et
le respect des frontières existantes. Elle peut exiger d'Ankara de
garantir à ses citoyens kurdes un statut et des droits similaires à
ceux qu'il revendique pour les quelque 150 000 Turcs chypriotes. La
France, qui a souvent joué un rôle moteur dans la construction
européenne, pourrait prendre l'initiative dans ce domaine. Le
président Mitterrand avait, en son temps, amorcé un dialogue avec les
leaders kurdes irakiens et certaines personnalités kurdes de Turquie.
Les fils de ce dialogue interrompu devraient être renoués si Paris
veut un jour jouer un rôle en Irak ou influer positivement sur la
question de l'adhésion de la Turquie. Loin de se réfugier dans une
position frileuse de refus, la France devrait se prononcer clairement
en faveur de l'ouverture des négociations avec Ankara en accompagnant
celles-ci d'une feuille de route rigoureuse en matière de
démocratisation, de droits de l'homme, du règlement du problème
kurde, de la reconnaissance du génocide arménien et du retrait des
troupes turques de Chypre. Si la Turquie remplit ces conditions et
devient un pays démocratique, en paix avec ses populations, ses
voisins et son passé, son intégration ne dénaturera probablement pas
davantage le projet européen que celle, longtemps rejetée par la
France, de la Grande-Bretagne. Sinon, les Turcs n'auront qu'à s'en
prendre à eux-mêmes. * Président de l'Institut kurde de Paris. (1)
«Débats et opinions», 25 novembre 2004.
11 décembre 2004
L'urgence d'une politique kurde de l'Europe;
Le régime turc et le traitement des minorités en question
PAR KENDAL NEZAN *
Dans son plaidoyer pour «le retour à la raison» publié dans Le Figaro
(1), le président Valéry Giscard d'Estaing examine tous les arguments
relatifs au débat sur la question turque, sauf un, qui pour être
embarrassant n'en est pas moins incontournable : l'engagement
solennel et unanime des quinze chefs d'Etat et de gouvernement des
pays de l'UE, réuni en décembre 1999 à Helsinki, d'accorder à la
Turquie le statut d'un pays candidat à part entière et dont la
candidature doit être examinée à la seule aune des critères de
Copenhague. Cette décision est, bien entendu, postérieure à l'accord
d'union douanière conclu en 1995 avec Ankara, que l'ancien président
français semble considérer comme solde de tout compte des promesses
faites aux Turcs depuis 1963. Elle fut cosignée par le président
Chirac qui a, depuis, à maintes reprises, souligné «la vocation
européenne de la Turquie». Les données concernant la géographie,
l'histoire, la culture, la religion, le poids démographique de la
Turquie, étaient connues de tous, notamment des princes qui nous
gouvernent, et elles n'ont pas changé depuis. Les Turcs étaient
appelés à entreprendre des réformes économiques et politiques de fond
pour rendre leur économie, leur législation et leurs institutions
compatibles avec les normes européennes. La Commission a, dès lors,
engagé un processus de préadhésion et débloqué des sommes
conséquentes pour favoriser les réformes turques. Les résultats, sans
être aussi «révolutionnaires» que voudraient nous le faire croire les
avocats d'Ankara, constituent, dans le contexte turc, des avancées
véritables : suppression de la peine de mort et des cours de sûreté
de l'Etat qui les dispensaient régulièrement ; démilitarisation
relative des institutions ; libération de nombreux prisonniers
d'opinion, dont Leyla Zana et ses collègues ex-députés kurdes ;
amendement de la Constitution imposée par les militaires en 1982 ;
introduction d'un nouveau Code pénal en remplacement de celui
emprunté dans les années 20 à l'Italie de Mussolini ; réduction de la
torture, qui n'est plus systématique.
Cependant, les progrès restent beaucoup moins tangibles sur la
question des minorités. La Turquie qui ne respecte pas ses
obligations découlant du traité de Lausanne de 1923, qui est pourtant
à la base de sa reconnaissance en droit international, fait preuve
d'un manque de volonté politique manifeste dans ce domaine. Après des
années de tergiversations, elle a fini par accepter de tolérer
l'ouverture de six cours privés de langue kurde et diffuse, depuis
juin dernier, une émission hebdomadaire de 30 minutes en langue
kurde. Voilà pour ce qui est des droits culturels reconnus aux Kurdes
qui, selon l'estimation du récent rapport de la Commission, sont
entre 15 et 20 millions en Turquie. Comme le constate ce même
rapport, Ankara n'a aucun projet, ni pour la reconstruction des 3 428
villages kurdes détruits dans les années 90 par l'armée turque, ni
pour favoriser le retour sur leur terre des quelque 3 millions de
déplacés kurdes. Sa politique traditionnelle de dispersion et
d'assimilation forcée des Kurdes reste donc inchangée. Une telle
politique ne peut qu'alimenter des conflits et tensions entre Kurdes
et Turcs en Turquie, et, au-delà, entre celle-ci et les communautés
kurdes des pays voisins, notamment d'Irak où s'affirme un Etat kurde
autonome. Si l'Europe veut intégrer à terme la Turquie, elle doit,
sous peine d'importer les conflits de celle-ci avec ses minorités et
avec ses voisins, exiger le règlement préalable de la question kurde.
Mieux encore, elle doit élaborer elle-même une politique kurde afin
d'espérer jouer un rôle dans cette région hautement stratégique du
monde, située dans sa périphérie immédiate. L'absence d'une telle
politique est d'autant plus incompréhensible que les Kurdes jouent
déjà un rôle central dans la construction d'un Irak nouveau, que la
question kurde est au coeur même de la problématique de la
démocratisation de la Turquie qui frappe à la porte de l'Union, et
que celle-ci abrite plus d'un million d'immigrés kurdes. Ce sont deux
puissances européennes, le Royaume-Uni et la France, qui, au
lendemain de la Grande Guerre, ont dessiné la carte du Proche-Orient
en fonction de leurs intérêts coloniaux, écartelant ainsi
arbitrairement le pays kurde entre quatre Etats de la région, alors
que le président américain Woodrow Wilson préconisait la création
d'un Kurdistan indépendant et que le traité international de Sèvres,
avait, en 1920, reconnu le droit des Kurdes à disposer de leur propre
Etat. Pour réparer l'injustice historique faite au peuple kurde et
pacifier sa périphérie immédiate, l'Europe doit proposer un statut
pour les quelque 35 millions de Kurdes du Proche-Orient. C'est là une
exigence de justice mais aussi de cohérence politique. En effet, au
nom de quel droit, de quel principe supérieur peut-elle justifier son
action militante en faveur de la création d'un Etat pour 4 millions
de Palestiniens et, dans le même temps, son silence persistant sur le
sort des Kurdes, qui sont dix fois plus nombreux ? Il est temps de
mettre un terme à cette pratique de deux poids, deux mesures. Le
processus de négociations avec Ankara offre à l'Union l'occasion
d'élaborer une politique kurde basée sur un compromis entre
l'aspiration légitime du peuple kurde à maîtriser son destin, à
organiser sa vie et ses institutions sur la terre de ses ancêtres, et
le respect des frontières existantes. Elle peut exiger d'Ankara de
garantir à ses citoyens kurdes un statut et des droits similaires à
ceux qu'il revendique pour les quelque 150 000 Turcs chypriotes. La
France, qui a souvent joué un rôle moteur dans la construction
européenne, pourrait prendre l'initiative dans ce domaine. Le
président Mitterrand avait, en son temps, amorcé un dialogue avec les
leaders kurdes irakiens et certaines personnalités kurdes de Turquie.
Les fils de ce dialogue interrompu devraient être renoués si Paris
veut un jour jouer un rôle en Irak ou influer positivement sur la
question de l'adhésion de la Turquie. Loin de se réfugier dans une
position frileuse de refus, la France devrait se prononcer clairement
en faveur de l'ouverture des négociations avec Ankara en accompagnant
celles-ci d'une feuille de route rigoureuse en matière de
démocratisation, de droits de l'homme, du règlement du problème
kurde, de la reconnaissance du génocide arménien et du retrait des
troupes turques de Chypre. Si la Turquie remplit ces conditions et
devient un pays démocratique, en paix avec ses populations, ses
voisins et son passé, son intégration ne dénaturera probablement pas
davantage le projet européen que celle, longtemps rejetée par la
France, de la Grande-Bretagne. Sinon, les Turcs n'auront qu'à s'en
prendre à eux-mêmes. * Président de l'Institut kurde de Paris. (1)
«Débats et opinions», 25 novembre 2004.