L'Humanité, France
15 décembre 2004
Les Turcs déçus par l'attitude de la France
Hassane Zerrouky
L'opinion publique se sent trahie par les obstacles que Paris semble
vouloir ériger à l'adhésion.
Dans les rues d'Istanbul et d'Ankara, une large majorité de Turcs ne
comprennent pas les réticences exprimées, notamment en France et en
Allemagne, à l'endroit de l'adhésion de la Turquie à l'Union
européenne. Davantage que la question de la reconnaissance du
génocide arménien par la Turquie, c'est le sondage du Figaro faisant
état du refus exprimé par une majorité de Français à l'adhésion de la
Turquie qui a le plus surpris les Turcs. La France jouissait jusqu'à
récemment d'une certaine estime dans ce pays. « Est-ce parce que nous
sommes musulmans ? » s'éton- ne une étudiante turque. Beaucoup, à
Istanbul et Ankara, se plaisent à rappeler que la Turquie avait
déposé sa candidature d'adhésion au Marché commun en 1963, à une
époque où la Grande-Bretagne, par exemple, n'était pas membre d'une
Europe qui comprenait alors six pays. Mieux, d'aucuns rappellent que
c'est sous le règne du sultan Abdelmegîd (1839-1861) que furent
promulguées les « tanzimet » (réformes) d'inspiration napoléonienne,
instituant un État moderne, une Constitution, le droit et l'égalité
des personnes, avant que Mustapha Kemal ne fonde la Turquie moderne
largement inspirée du modèle d'État laïc français. En bref, pour
cette élite turque de gauche et de droite, la Turquie regarde vers
l'Europe depuis la fin du XIXe siècle.
« En vérité, c'est le 11 septembre 2001 qui a tout changé. Avant,
personne, au sein de l'UE, n'avait avancé le prétexte de l'islam pour
s'opposer à l'adhésion de la Turquie », faisait remarquer un
journaliste turc de passage à Paris. Pour lui, comme pour de nombreux
Turcs, « cette question de l'islam est un faux problème ». Dans les
colonnes de l'Humanité, Ahmet Insel, professeur d'économie de
l'université de Galatasaray, collaborateur de la revue turque de
gauche Radikal, faisait observer que la droite et certains milieux de
la social-démocratie française instrumentalisent la question d'une
Turquie où l'islam est la religion dominante et du danger d'une
immigratio turquen massive à des fins de politique interne. Les
mêmes, affirmait-il, qui s'étaient tus quand le régime militaire, au
début des années quatre-vingt, réprimait la gauche et les démocrates
turcs.
En Turquie, côté politique, de Deniz Baykal, leader du CHP (Parti
républicain du peuple), seule formation d'opposition siégeant au
Parlement, à Devlet Bahceli, du MHP (nationaliste), en passant par
Mehmet Agar, du DYP (Parti de la juste voie), tous sont montés au
créneau pour exiger que le Conseil européen du 17 décembre fixe, sans
autres conditions que celles exigées par les critères de Copenhague,
une date à l'ouverture des négociations d'adhésion. Abondant dans le
même sens, le Tusiad (patronat turc) a adressé avant-hier une lettre
à tous les chefs d'État et de gouvernement des 25 pays membres de
l'UE. Dans la société turque, les Kurdes - 12 millions de personnes -
sont acquis majoritairement à l'adhésion à l'UE. « L'Europe sans la
Turquie sera un projet inachevé », déclarait l'ex-députée kurde Leyla
Zana, en juin 2003, face aux juges, lors de la révision de son
procès. En effet, dans la perspective de l'ouverture des négociations
d'adhésion, parmi les réformes politiques adoptées par le Parlement
d'Ankara, l'une d'elle équivaut à une reconnaissance partielle des
droits culturels et linguistiques de la minorité kurde. L'usage de la
langue kurde n'est plus formellement interdit et elle peut même être
enseignée. Autre minorité qui souhaite cette adhésion, les 15
millions d'alévis, variante du chiisme, politiquement proches de la
gauche, et surtout profondément laïcs. Les alévis sont l'objet de
mesures discriminatoires non écrites restreignant l'accès des membres
issus de cette minorité aux plus hautes fonctions publiques. Pour ces
représentants d'un islam moderne, une Turquie intégrée à l'UE se
traduira par la fin des discriminations.
Plus généralement, selon un sondage rendu public par l'agence de
presse turque Anatolia, ils sont 75 % de Turcs à souhaiter que leur
pays fasse partie de l'UE, et seulement 17 % contre. Parmi les pour,
on compte des islamistes réformateurs et des laïcs de gauche et de
droite. « L'inclusion de la Turquie dans l'UE va démontrer que
réduire la relation interculturelle à la seule religion est une
erreur », affirme le politologue Ilter Turan, cité par l'AFP. « Le
développement le plus important en Turquie au cours des dernières
années c'est la transformation de certains cercles islamistes, qui ne
voient plus de contradiction entre l'identité musulmane et une
attitude pro-européenne », rétorque de son côté Ihsan Dagi,
professeur de relations internationales, à l'AFP. « Ceux qui se
définissent à travers leur identité religieuse ont réalisé que leurs
demandes pour plus de libertés correspondaient avec les réformes
démocratiques requises par l'UE », ajoute-t-il. Et parmi les contre,
on retrouve des islamistes radicaux, ceux du parti Refah, une partie
de l'extrême gauche et des souverainistes, pour qui l'adhésion de la
Turquie à l'UE signifie pour les uns la fin d'une issue islamiste à
la crise sociopolitique, la fin des privilèges liés au pouvoir pour
les partisans d'un régime autoritaire militaro-civil.
Hassane Zerrouky
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
15 décembre 2004
Les Turcs déçus par l'attitude de la France
Hassane Zerrouky
L'opinion publique se sent trahie par les obstacles que Paris semble
vouloir ériger à l'adhésion.
Dans les rues d'Istanbul et d'Ankara, une large majorité de Turcs ne
comprennent pas les réticences exprimées, notamment en France et en
Allemagne, à l'endroit de l'adhésion de la Turquie à l'Union
européenne. Davantage que la question de la reconnaissance du
génocide arménien par la Turquie, c'est le sondage du Figaro faisant
état du refus exprimé par une majorité de Français à l'adhésion de la
Turquie qui a le plus surpris les Turcs. La France jouissait jusqu'à
récemment d'une certaine estime dans ce pays. « Est-ce parce que nous
sommes musulmans ? » s'éton- ne une étudiante turque. Beaucoup, à
Istanbul et Ankara, se plaisent à rappeler que la Turquie avait
déposé sa candidature d'adhésion au Marché commun en 1963, à une
époque où la Grande-Bretagne, par exemple, n'était pas membre d'une
Europe qui comprenait alors six pays. Mieux, d'aucuns rappellent que
c'est sous le règne du sultan Abdelmegîd (1839-1861) que furent
promulguées les « tanzimet » (réformes) d'inspiration napoléonienne,
instituant un État moderne, une Constitution, le droit et l'égalité
des personnes, avant que Mustapha Kemal ne fonde la Turquie moderne
largement inspirée du modèle d'État laïc français. En bref, pour
cette élite turque de gauche et de droite, la Turquie regarde vers
l'Europe depuis la fin du XIXe siècle.
« En vérité, c'est le 11 septembre 2001 qui a tout changé. Avant,
personne, au sein de l'UE, n'avait avancé le prétexte de l'islam pour
s'opposer à l'adhésion de la Turquie », faisait remarquer un
journaliste turc de passage à Paris. Pour lui, comme pour de nombreux
Turcs, « cette question de l'islam est un faux problème ». Dans les
colonnes de l'Humanité, Ahmet Insel, professeur d'économie de
l'université de Galatasaray, collaborateur de la revue turque de
gauche Radikal, faisait observer que la droite et certains milieux de
la social-démocratie française instrumentalisent la question d'une
Turquie où l'islam est la religion dominante et du danger d'une
immigratio turquen massive à des fins de politique interne. Les
mêmes, affirmait-il, qui s'étaient tus quand le régime militaire, au
début des années quatre-vingt, réprimait la gauche et les démocrates
turcs.
En Turquie, côté politique, de Deniz Baykal, leader du CHP (Parti
républicain du peuple), seule formation d'opposition siégeant au
Parlement, à Devlet Bahceli, du MHP (nationaliste), en passant par
Mehmet Agar, du DYP (Parti de la juste voie), tous sont montés au
créneau pour exiger que le Conseil européen du 17 décembre fixe, sans
autres conditions que celles exigées par les critères de Copenhague,
une date à l'ouverture des négociations d'adhésion. Abondant dans le
même sens, le Tusiad (patronat turc) a adressé avant-hier une lettre
à tous les chefs d'État et de gouvernement des 25 pays membres de
l'UE. Dans la société turque, les Kurdes - 12 millions de personnes -
sont acquis majoritairement à l'adhésion à l'UE. « L'Europe sans la
Turquie sera un projet inachevé », déclarait l'ex-députée kurde Leyla
Zana, en juin 2003, face aux juges, lors de la révision de son
procès. En effet, dans la perspective de l'ouverture des négociations
d'adhésion, parmi les réformes politiques adoptées par le Parlement
d'Ankara, l'une d'elle équivaut à une reconnaissance partielle des
droits culturels et linguistiques de la minorité kurde. L'usage de la
langue kurde n'est plus formellement interdit et elle peut même être
enseignée. Autre minorité qui souhaite cette adhésion, les 15
millions d'alévis, variante du chiisme, politiquement proches de la
gauche, et surtout profondément laïcs. Les alévis sont l'objet de
mesures discriminatoires non écrites restreignant l'accès des membres
issus de cette minorité aux plus hautes fonctions publiques. Pour ces
représentants d'un islam moderne, une Turquie intégrée à l'UE se
traduira par la fin des discriminations.
Plus généralement, selon un sondage rendu public par l'agence de
presse turque Anatolia, ils sont 75 % de Turcs à souhaiter que leur
pays fasse partie de l'UE, et seulement 17 % contre. Parmi les pour,
on compte des islamistes réformateurs et des laïcs de gauche et de
droite. « L'inclusion de la Turquie dans l'UE va démontrer que
réduire la relation interculturelle à la seule religion est une
erreur », affirme le politologue Ilter Turan, cité par l'AFP. « Le
développement le plus important en Turquie au cours des dernières
années c'est la transformation de certains cercles islamistes, qui ne
voient plus de contradiction entre l'identité musulmane et une
attitude pro-européenne », rétorque de son côté Ihsan Dagi,
professeur de relations internationales, à l'AFP. « Ceux qui se
définissent à travers leur identité religieuse ont réalisé que leurs
demandes pour plus de libertés correspondaient avec les réformes
démocratiques requises par l'UE », ajoute-t-il. Et parmi les contre,
on retrouve des islamistes radicaux, ceux du parti Refah, une partie
de l'extrême gauche et des souverainistes, pour qui l'adhésion de la
Turquie à l'UE signifie pour les uns la fin d'une issue islamiste à
la crise sociopolitique, la fin des privilèges liés au pouvoir pour
les partisans d'un régime autoritaire militaro-civil.
Hassane Zerrouky
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress