Comment Moscou exploite dans le Caucase et l'Europe du Sud-Est les «conflits gelés»
Poutine ou les fantômes de l'empire
RUSSIE
Le Figaro
[18 décembre 2004]
PAR ANA PALACIO ET PIERRE LELLOUCHE *
Avec la «Révolution orange» en Ukraine, le monde a soudainement découvert
l'ampleur des ingérences flagrantes de Moscou dans le processus électoral
ukrainien: fraude à grande échelle, campagne affichée du président Poutine
lui-même à l'occasion de deux visites officielles avant chaque tour de
l'élection en faveur de «son» candidat, envoi à Kiev de «conseillers» du
Kremlin, etc. Rarement aura-t-on vu un Etat étranger s'inviter aussi
ouvertement dans la vie politique intérieure d'un autre Etat souverain.
L'activisme russe en Ukraine n'est pourtant que l'une des facettes d'une
politique néo-impériale plus globale menée dans l'ensemble des pays
anciennement soviétisés que la Russie désigne aujourd'hui sous le nom de
«voisinage immédiat». Dans l'indifférence polie des grandes capitales
occidentales, des forces politiques et/ou militaires russes alimentent des
conflits sécessionnistes qui menacent les démocraties émergentes et, à
terme, la sécurité du continent européen.
Depuis la fin de la guerre froide, les dirigeants russes travaillent à la
reconstruction d'un empire de l'ombre, exploitant dans le Caucase et dans
l'Europe du Sud-Est de multiples «conflits gelés». Cette stratégie,
contraire à l'acte fondateur Otan-Russie du 27 mai 1997 dans lequel Moscou
s'engageait solennellement à respecter «le droit à l'autodétermination des
peuples européens», aboutit à exporter l'insécurité et l'instabilité sur
notre continent, tout en fragilisant les processus démocratiques dans les
pays concernés.
Laisser perdurer une telle politique sans réagir n'est pas rendre
service au
peuple russe dont l'évolution lente vers une réelle démocratie se trouve
ainsi de plus en plus compromise. Au-delà du cas ukrainien qui doit trouver
sa solution dans des élections réellement libres et transparentes, les
démocraties occidentales doivent prendre les initiatives nécessaires pour
aider à la résolution des conflits dans ces régions limitrophes, tout
autant
la Russie que l'Europe.
Les «conflits gelés» des provinces géorgiennes d'Ossétie du Sud et
d'Abkhazie, ainsi que le territoire de Transnistrie en Moldavie, ont
plusieurs caractéristiques communes. Des troupes russes ont combattu aux
côtés de milices locales au moment où, avec la fin de la guerre froide, ces
territoires ont fait sécession par la force de leurs pays d'origine.
Quinze ans plus tard, des officiers russes, mais aussi des agents du GRU et
du FSB continuent d'entraîner, d'armer et de commander ces mêmes milices,
devenues les forces armées «d'Etats» soi-disant indépendants, en fait
totalement à la solde du Kremlin. De même, la Russie s'est bien gardée de
fermer ses bases militaires illégales en Géorgie et en Moldavie, comme elle
s'était pourtant engagée à le faire en 1999.
Mais il y a pire. En plus du soutien ouvert du Kremlin, les «gouvernements»
sécessionnistes ont partie liée avec différentes mafias et organisations
criminelles russes (parfois en lutte ouverte entre elles, comme lors de la
récente «élection présidentielle» en Abkhazie, où deux grandes équipes
mafieuses russes présentaient chacune un candidat). L'enjeu de ces trafics
est une contrebande à grande échelle de drogue, de biens divers (du pétrole
à la farine) en passant par la traite des femmes. Pour tenter de rendre
irréversible la main mise sur ces différentes enclaves, le gouvernement
russe a généreusement distribué des dizaines de milliers de passeports aux
résidents d'Ossétie, d'Abkhazie et de Transnistrie. De facto, ces
territoires sont désormais annexés à la Russie, leurs habitants échappant à
l'autorité pourtant légitime des gouvernements dont ils sont issus (Géorgie
et Moldavie), leurs populations étant appelées à voter en Russie même! Dans
le cas de l'Abkhazie, la conquête de cette enclave s'est faite au prix
de 10
000 morts et de 300 000 réfugiés géorgiens...
Le conflit qui oppose l'Arménie et l'Azerbaïdjan sur le Nagorno-Karabakh
est
à la fois complexe et d'une autre nature. Mais, là encore, l'énorme
influence politique et militaire de la Russie sur la petite Arménie pèse de
tout son poids sur l'ensemble de ce conflit. Au Karabakh, les armées
arménienne et azérie se font face, enterrées dans des tranchées qui
rappellent d'avantage 1915 que l'Europe de 2004. «Gelé» en apparence
seulement, ce conflit continue d'épuiser une Arménie exsangue (dont la
moitié de la population a choisi l'exil depuis l'indépendance) et menace la
stabilité d'un Azerbaïdjan pourtant essentiel à la sécurité des
approvisionnements énergétiques de l'Occident.
Il revient aux Européens, aux Américains et aux Russes de défendre ensemble
un compromis accordant à l'Arménie le contrôle transitoire du Karabakh en
échange du retrait des forces arméniennes des territoires azéris
occupés, le
statut final du Karabakh devant être décidé par ses habitants dans cinq à
dix ans par voie de référendum. Le groupe de Minsk, coprésidé par les
Etats-Unis, la Russie et la France, pourrait garantir un tel compromis
et en
encourager la mise en ouvre par une politique d'assistance économique
généreuse. Quant à la Turquie, elle a là l'occasion de montrer son désir
d'appartenir utilement à la famille européenne en ouvrant sa frontière avec
l'Arménie, ce qui soulagerait grandement ce pays enclavé et soumis à un
blocus impitoyable depuis son indépendance il y a quinze ans. Enfin, en
échange de la coopération de l'Azerbaïdjan dans le règlement de ce conflit,
l'Occident devrait mettre en place un partenariat étroit avec ce pays.
En Ossétie du Sud, au lieu de laisser la Russie neutraliser comme elle le
fait aujourd'hui la mission de contrôle de l'OSCE, l'Europe et les
Etats-Unis devraient demander le renforcement et l'institutionnalisation
des
forces de «maintien de la paix» actuellement totalement dominées par les
Russes. De même, déployer des inspections de l'OSCE sur le tunnel de Roki à
la frontière entre la Russie et l'Ossétie du Sud permettrait de mettre
fin à
la contrebande actuelle, et par là même d'assécher le régime sécessionniste
en place dans ce malheureux territoire.
En Abkhazie, nos démocraties devraient là aussi transformer l'actuelle
mission de surveillance des Nations unies en une véritable force de
maintien
de la paix dotée de vrais moyens de coercition. De même, nous devons exiger
de la Russie le respect de ses engagements de 1999 s'agissant de la
fermeture de ses bases militaires, tout en mettant en place un programme de
reconstruction économique de cette province sur la base d'un accord
fédératif avec la Géorgie. En Transnistrie, les Etats-Unis et l'UE
devraient
là aussi insister pour le retrait des forces militaires russes, la mise en
place de moyens de lutte contre la contrebande et le retour de la
souveraineté moldave.
Le succès de la démocratie en Ukraine devrait donc servir de base à une
stratégie d'ensemble de nos démocraties visant à mettre fin aux conflits
«gelés» de ces régions limitrophes de l'Europe. Il y a là une exigence
morale, mais aussi un intérêt de sécurité évident pour l'ensemble de nos
pays. Il est clair que dans chaque cas, rien ne se fera sans la Russie.
Mais
nous venons de voir en Ukraine que la Russie peut se tromper, et que les
démocraties ne sont pas sans influence - si elles le souhaitent! - sur des
régions si proches de l'Union européenne.
Le président Poutine devrait être amené à comprendre que son pays ne pourra
pas continuer à bénéficier d'un partenariat avec l'Occident, y compris des
avantages commerciaux fort généreux accordés par l'Europe, de figurer comme
membre à part entière du G 8 et autres enceintes démocratiques, alors même
que les politiques qu'il conduit à la périphérie de l'Union tiennent moins
d'un chef d'Etat moderne que d'un tsar. Quant à la lutte contre le
terrorisme ou le sang des malheureux enfants de Beslan, ils ne sauraient
servir d'alibi au retour vers un régime autoritaire animé de rêves
néo-impérialistes.
De son expérience en Ukraine, Poutine - du moins peut-on l'espérer - tirera
peut-être la conclusion qu'il a plus à gagner d'une vraie coopération avec
l'Occident et du développement pacifique des nations situées le long des
frontières russes que de la quête nostalgique d'un empire heureusement
disparu.
La solution aux conflits «gelés» de notre continent en constituera le test.
A long terme, le sort des nations situées entre la Russie et l'Union
européenne se jouera entre la quête néo-impériale de la Russie et la «pax
europa» qu'offre l'Union. Il est dans l'intérêt de ces peuples, mais aussi
de l'Occident et de la Russie, que cette paix-là soit celle de l'Europe.
L'Ukraine est en train de le démontrer.
* Respectivement député (PP) aux Cortes, et ex-ministre des Affaires
étrangères d'Espagne, et député (UMP) de Paris ainsi que président de
l'Assemblée parlementaire de l'Otan.
--Boundary_(ID_74H/hbcz0cMtX3NRykaWKA)--
Poutine ou les fantômes de l'empire
RUSSIE
Le Figaro
[18 décembre 2004]
PAR ANA PALACIO ET PIERRE LELLOUCHE *
Avec la «Révolution orange» en Ukraine, le monde a soudainement découvert
l'ampleur des ingérences flagrantes de Moscou dans le processus électoral
ukrainien: fraude à grande échelle, campagne affichée du président Poutine
lui-même à l'occasion de deux visites officielles avant chaque tour de
l'élection en faveur de «son» candidat, envoi à Kiev de «conseillers» du
Kremlin, etc. Rarement aura-t-on vu un Etat étranger s'inviter aussi
ouvertement dans la vie politique intérieure d'un autre Etat souverain.
L'activisme russe en Ukraine n'est pourtant que l'une des facettes d'une
politique néo-impériale plus globale menée dans l'ensemble des pays
anciennement soviétisés que la Russie désigne aujourd'hui sous le nom de
«voisinage immédiat». Dans l'indifférence polie des grandes capitales
occidentales, des forces politiques et/ou militaires russes alimentent des
conflits sécessionnistes qui menacent les démocraties émergentes et, à
terme, la sécurité du continent européen.
Depuis la fin de la guerre froide, les dirigeants russes travaillent à la
reconstruction d'un empire de l'ombre, exploitant dans le Caucase et dans
l'Europe du Sud-Est de multiples «conflits gelés». Cette stratégie,
contraire à l'acte fondateur Otan-Russie du 27 mai 1997 dans lequel Moscou
s'engageait solennellement à respecter «le droit à l'autodétermination des
peuples européens», aboutit à exporter l'insécurité et l'instabilité sur
notre continent, tout en fragilisant les processus démocratiques dans les
pays concernés.
Laisser perdurer une telle politique sans réagir n'est pas rendre
service au
peuple russe dont l'évolution lente vers une réelle démocratie se trouve
ainsi de plus en plus compromise. Au-delà du cas ukrainien qui doit trouver
sa solution dans des élections réellement libres et transparentes, les
démocraties occidentales doivent prendre les initiatives nécessaires pour
aider à la résolution des conflits dans ces régions limitrophes, tout
autant
la Russie que l'Europe.
Les «conflits gelés» des provinces géorgiennes d'Ossétie du Sud et
d'Abkhazie, ainsi que le territoire de Transnistrie en Moldavie, ont
plusieurs caractéristiques communes. Des troupes russes ont combattu aux
côtés de milices locales au moment où, avec la fin de la guerre froide, ces
territoires ont fait sécession par la force de leurs pays d'origine.
Quinze ans plus tard, des officiers russes, mais aussi des agents du GRU et
du FSB continuent d'entraîner, d'armer et de commander ces mêmes milices,
devenues les forces armées «d'Etats» soi-disant indépendants, en fait
totalement à la solde du Kremlin. De même, la Russie s'est bien gardée de
fermer ses bases militaires illégales en Géorgie et en Moldavie, comme elle
s'était pourtant engagée à le faire en 1999.
Mais il y a pire. En plus du soutien ouvert du Kremlin, les «gouvernements»
sécessionnistes ont partie liée avec différentes mafias et organisations
criminelles russes (parfois en lutte ouverte entre elles, comme lors de la
récente «élection présidentielle» en Abkhazie, où deux grandes équipes
mafieuses russes présentaient chacune un candidat). L'enjeu de ces trafics
est une contrebande à grande échelle de drogue, de biens divers (du pétrole
à la farine) en passant par la traite des femmes. Pour tenter de rendre
irréversible la main mise sur ces différentes enclaves, le gouvernement
russe a généreusement distribué des dizaines de milliers de passeports aux
résidents d'Ossétie, d'Abkhazie et de Transnistrie. De facto, ces
territoires sont désormais annexés à la Russie, leurs habitants échappant à
l'autorité pourtant légitime des gouvernements dont ils sont issus (Géorgie
et Moldavie), leurs populations étant appelées à voter en Russie même! Dans
le cas de l'Abkhazie, la conquête de cette enclave s'est faite au prix
de 10
000 morts et de 300 000 réfugiés géorgiens...
Le conflit qui oppose l'Arménie et l'Azerbaïdjan sur le Nagorno-Karabakh
est
à la fois complexe et d'une autre nature. Mais, là encore, l'énorme
influence politique et militaire de la Russie sur la petite Arménie pèse de
tout son poids sur l'ensemble de ce conflit. Au Karabakh, les armées
arménienne et azérie se font face, enterrées dans des tranchées qui
rappellent d'avantage 1915 que l'Europe de 2004. «Gelé» en apparence
seulement, ce conflit continue d'épuiser une Arménie exsangue (dont la
moitié de la population a choisi l'exil depuis l'indépendance) et menace la
stabilité d'un Azerbaïdjan pourtant essentiel à la sécurité des
approvisionnements énergétiques de l'Occident.
Il revient aux Européens, aux Américains et aux Russes de défendre ensemble
un compromis accordant à l'Arménie le contrôle transitoire du Karabakh en
échange du retrait des forces arméniennes des territoires azéris
occupés, le
statut final du Karabakh devant être décidé par ses habitants dans cinq à
dix ans par voie de référendum. Le groupe de Minsk, coprésidé par les
Etats-Unis, la Russie et la France, pourrait garantir un tel compromis
et en
encourager la mise en ouvre par une politique d'assistance économique
généreuse. Quant à la Turquie, elle a là l'occasion de montrer son désir
d'appartenir utilement à la famille européenne en ouvrant sa frontière avec
l'Arménie, ce qui soulagerait grandement ce pays enclavé et soumis à un
blocus impitoyable depuis son indépendance il y a quinze ans. Enfin, en
échange de la coopération de l'Azerbaïdjan dans le règlement de ce conflit,
l'Occident devrait mettre en place un partenariat étroit avec ce pays.
En Ossétie du Sud, au lieu de laisser la Russie neutraliser comme elle le
fait aujourd'hui la mission de contrôle de l'OSCE, l'Europe et les
Etats-Unis devraient demander le renforcement et l'institutionnalisation
des
forces de «maintien de la paix» actuellement totalement dominées par les
Russes. De même, déployer des inspections de l'OSCE sur le tunnel de Roki à
la frontière entre la Russie et l'Ossétie du Sud permettrait de mettre
fin à
la contrebande actuelle, et par là même d'assécher le régime sécessionniste
en place dans ce malheureux territoire.
En Abkhazie, nos démocraties devraient là aussi transformer l'actuelle
mission de surveillance des Nations unies en une véritable force de
maintien
de la paix dotée de vrais moyens de coercition. De même, nous devons exiger
de la Russie le respect de ses engagements de 1999 s'agissant de la
fermeture de ses bases militaires, tout en mettant en place un programme de
reconstruction économique de cette province sur la base d'un accord
fédératif avec la Géorgie. En Transnistrie, les Etats-Unis et l'UE
devraient
là aussi insister pour le retrait des forces militaires russes, la mise en
place de moyens de lutte contre la contrebande et le retour de la
souveraineté moldave.
Le succès de la démocratie en Ukraine devrait donc servir de base à une
stratégie d'ensemble de nos démocraties visant à mettre fin aux conflits
«gelés» de ces régions limitrophes de l'Europe. Il y a là une exigence
morale, mais aussi un intérêt de sécurité évident pour l'ensemble de nos
pays. Il est clair que dans chaque cas, rien ne se fera sans la Russie.
Mais
nous venons de voir en Ukraine que la Russie peut se tromper, et que les
démocraties ne sont pas sans influence - si elles le souhaitent! - sur des
régions si proches de l'Union européenne.
Le président Poutine devrait être amené à comprendre que son pays ne pourra
pas continuer à bénéficier d'un partenariat avec l'Occident, y compris des
avantages commerciaux fort généreux accordés par l'Europe, de figurer comme
membre à part entière du G 8 et autres enceintes démocratiques, alors même
que les politiques qu'il conduit à la périphérie de l'Union tiennent moins
d'un chef d'Etat moderne que d'un tsar. Quant à la lutte contre le
terrorisme ou le sang des malheureux enfants de Beslan, ils ne sauraient
servir d'alibi au retour vers un régime autoritaire animé de rêves
néo-impérialistes.
De son expérience en Ukraine, Poutine - du moins peut-on l'espérer - tirera
peut-être la conclusion qu'il a plus à gagner d'une vraie coopération avec
l'Occident et du développement pacifique des nations situées le long des
frontières russes que de la quête nostalgique d'un empire heureusement
disparu.
La solution aux conflits «gelés» de notre continent en constituera le test.
A long terme, le sort des nations situées entre la Russie et l'Union
européenne se jouera entre la quête néo-impériale de la Russie et la «pax
europa» qu'offre l'Union. Il est dans l'intérêt de ces peuples, mais aussi
de l'Occident et de la Russie, que cette paix-là soit celle de l'Europe.
L'Ukraine est en train de le démontrer.
* Respectivement député (PP) aux Cortes, et ex-ministre des Affaires
étrangères d'Espagne, et député (UMP) de Paris ainsi que président de
l'Assemblée parlementaire de l'Otan.
--Boundary_(ID_74H/hbcz0cMtX3NRykaWKA)--