Le Figaro, France
09 juillet 2004
Croix de fer et poudre aux yeux;
CRITIQUE « KOKAIN » d'après Pitigrilli à Chteaublanc, une mise à
l'épreuve de la résistance des acteurs et du public
par Armelle HELIOT
Dans un hangar sans grce et surchauffé de Chteaublanc, le parc des
expositions, à dix kilomètres des remparts, les spectateurs, serrés
les uns contre les autres dans leurs sièges baquets, sont embarqués
pour les trois heures sans entracte d'une production en langue
allemande surtitrée qui met volontairement à l'épreuve tous leurs
sens. Mais pas forcément leur sensibilité.
C'est un peu la limite du travail de Frank Castorf, patron de la
prestigieuse Volksbühne de Berlin (ex-Est). Sa transposition scénique
du roman de l'Italien Dino Segre, Pitigrilli en littérature, Kokain
(1921), calquée sur la manière qu'il a mise au point d'époustouflante
manière pour Le Maître et Marguerite, il y a trois saisons, et qu'il
a utilisée avec une corrosive ironie dans Forever young de Tennessee
Williams, en 2003, n'est ici que démonstration athlétique, mise à
l'épreuve de la résistance physique d'une dizaine d'interprètes
excellents, au demeurant, et rompus à l'exercice. Pour le
chef-d'oeuvre de Boulgakov, la superposition des plans narratifs,
leurs glissements l'un sur l'autre, les métamorphoses et croisements
strictement réglés du jeu en direct, du jeu relayé par l'indiscrète
vidéo, des films déjà tournés, toute cette orchestration sévère
éclatant sur le plateau en images et situations puissantes
constituait une remarquable réponse « dramatique » à la structure du
roman et à ses significations.
Avec Kokain, qui avait tant intéressé Fassbinder qu'il avait
scénarisé ce roman cinglant et délétère qui narre la destruction
consentie, sur fond du Paris des années vingt, d'un jeune étudiant en
médecine improvisé reporter, Tito Arnaudi (audacieux, sans peur
aucune, Marc Hoseman) qui, pour les besoins d'une enquête sur Coco
Chanel, d'abord... , s'essaye à la cocaïne et se laisse emporter.
Kokain est aussi le nom d'amour et de dépendance de Maddalena, dite
Maud, l'héroïne littéralement (sublime et intrépide Kathrin Anger),
celle dont Tito use et abuse, fasciné pourtant par Kalantan, la belle
Arménienne (volcanique Jeanette Spassova). Ajoutez un rédacteur en
chef alcoolique malicieusement appelé Jacques Rivette (Hendrick
Arnst, dans la densité), un collègue érotomane (le vif Alexander
Scheer), le mari de Kalantan (fermeté de Jörg Neumann) et le père,
sermonneur et dealer pour bonne cause, de Maddalena, joué par une
femme (Silvia Rieger, retenue, inquiétante). Quelques amies,
gentilles et dépravées, Christine (épatante Irina Potapenko), Pierina
(délicieuse Martha Fessehatzion), une danseuse vénéneuse et proxénète
(Brigitte Cuvelier, aiguë et... qui s'adresse parfois en français au
public !). Un musicien, Sir Henry. Un petit chien. Beaucoup de
poudre.
La puissance de la représentation tient à une scénographie lourde et
souple à la fois : une énorme croix de fer posée sur une tournette.
Il y a le dedans, la grotte, l'utérus, ce qui devrait rester caché
sans doute et que révèle, serre de près la vidéo (Jan Speckenbach,
Andreas Deinert, Jens Crull), et le dehors, espaces à
transformations, un bar, une salle de rédaction, une cuisine,
enserrés dans un mur translucide qui prolonge les branches de la
croix, espaces surchargés de signes, d'objets, de mots, de dates.
Enveloppant l'ensemble, au fond, un cyclo sur lequel, durant presque
toute la représentation, est projeté Zardoz, film préféré du
plasticien décorateur Jonathan Meese : dans le dispositif
avignonnais, on ne voit jamais vraiment le film. On sait qu'il est
là. Et, côté bar, des écrans diffusent Conan le Barbare et La Machine
à remonter le temps.
Avouons-le, du bruit et aussi lorsque les spectateurs tentent de fuir
en cours de route , de la fureur, des stridences, des
courses-poursuites, des soupirs, des cris, des hurlements, de la
musique à écorcher les tympans, des coïts en veux-tu en voilà, de
l'abandon, toutes les humeurs du corps, une opération chirurgicale,
la torture physique et mentale, un empoisonnement au germe du typhus,
un volcan qui perce le métal de la croix sous le symbole de l'ordre
guerrier, un désordre d'enfer , l'engagement absolu des acteurs, tous
époustouflants dans la dépense du corps, les paroles rares et les
surtitres parcimonieux. Un mot d'ordre : suicidons-nous à 28 ans !
Mais n'attend-on pas un peu de sens et d'émotion ? N'espère-t-on pas
comprendre sans se référer à ce que l'on sait du texte de Pitigrilli
? N'y a-t-il pas là une stérile démonstration de virtuosité physique
et dramatique ? Où est le sens social, politique ? Quelle leçon ?
Beaucoup de superbe d'un Castorf qui a travaillé à la paresseuse.
Avec ses grilles, son vocabulaire. Sinon son académisme dans la
droguerie de papa.
09 juillet 2004
Croix de fer et poudre aux yeux;
CRITIQUE « KOKAIN » d'après Pitigrilli à Chteaublanc, une mise à
l'épreuve de la résistance des acteurs et du public
par Armelle HELIOT
Dans un hangar sans grce et surchauffé de Chteaublanc, le parc des
expositions, à dix kilomètres des remparts, les spectateurs, serrés
les uns contre les autres dans leurs sièges baquets, sont embarqués
pour les trois heures sans entracte d'une production en langue
allemande surtitrée qui met volontairement à l'épreuve tous leurs
sens. Mais pas forcément leur sensibilité.
C'est un peu la limite du travail de Frank Castorf, patron de la
prestigieuse Volksbühne de Berlin (ex-Est). Sa transposition scénique
du roman de l'Italien Dino Segre, Pitigrilli en littérature, Kokain
(1921), calquée sur la manière qu'il a mise au point d'époustouflante
manière pour Le Maître et Marguerite, il y a trois saisons, et qu'il
a utilisée avec une corrosive ironie dans Forever young de Tennessee
Williams, en 2003, n'est ici que démonstration athlétique, mise à
l'épreuve de la résistance physique d'une dizaine d'interprètes
excellents, au demeurant, et rompus à l'exercice. Pour le
chef-d'oeuvre de Boulgakov, la superposition des plans narratifs,
leurs glissements l'un sur l'autre, les métamorphoses et croisements
strictement réglés du jeu en direct, du jeu relayé par l'indiscrète
vidéo, des films déjà tournés, toute cette orchestration sévère
éclatant sur le plateau en images et situations puissantes
constituait une remarquable réponse « dramatique » à la structure du
roman et à ses significations.
Avec Kokain, qui avait tant intéressé Fassbinder qu'il avait
scénarisé ce roman cinglant et délétère qui narre la destruction
consentie, sur fond du Paris des années vingt, d'un jeune étudiant en
médecine improvisé reporter, Tito Arnaudi (audacieux, sans peur
aucune, Marc Hoseman) qui, pour les besoins d'une enquête sur Coco
Chanel, d'abord... , s'essaye à la cocaïne et se laisse emporter.
Kokain est aussi le nom d'amour et de dépendance de Maddalena, dite
Maud, l'héroïne littéralement (sublime et intrépide Kathrin Anger),
celle dont Tito use et abuse, fasciné pourtant par Kalantan, la belle
Arménienne (volcanique Jeanette Spassova). Ajoutez un rédacteur en
chef alcoolique malicieusement appelé Jacques Rivette (Hendrick
Arnst, dans la densité), un collègue érotomane (le vif Alexander
Scheer), le mari de Kalantan (fermeté de Jörg Neumann) et le père,
sermonneur et dealer pour bonne cause, de Maddalena, joué par une
femme (Silvia Rieger, retenue, inquiétante). Quelques amies,
gentilles et dépravées, Christine (épatante Irina Potapenko), Pierina
(délicieuse Martha Fessehatzion), une danseuse vénéneuse et proxénète
(Brigitte Cuvelier, aiguë et... qui s'adresse parfois en français au
public !). Un musicien, Sir Henry. Un petit chien. Beaucoup de
poudre.
La puissance de la représentation tient à une scénographie lourde et
souple à la fois : une énorme croix de fer posée sur une tournette.
Il y a le dedans, la grotte, l'utérus, ce qui devrait rester caché
sans doute et que révèle, serre de près la vidéo (Jan Speckenbach,
Andreas Deinert, Jens Crull), et le dehors, espaces à
transformations, un bar, une salle de rédaction, une cuisine,
enserrés dans un mur translucide qui prolonge les branches de la
croix, espaces surchargés de signes, d'objets, de mots, de dates.
Enveloppant l'ensemble, au fond, un cyclo sur lequel, durant presque
toute la représentation, est projeté Zardoz, film préféré du
plasticien décorateur Jonathan Meese : dans le dispositif
avignonnais, on ne voit jamais vraiment le film. On sait qu'il est
là. Et, côté bar, des écrans diffusent Conan le Barbare et La Machine
à remonter le temps.
Avouons-le, du bruit et aussi lorsque les spectateurs tentent de fuir
en cours de route , de la fureur, des stridences, des
courses-poursuites, des soupirs, des cris, des hurlements, de la
musique à écorcher les tympans, des coïts en veux-tu en voilà, de
l'abandon, toutes les humeurs du corps, une opération chirurgicale,
la torture physique et mentale, un empoisonnement au germe du typhus,
un volcan qui perce le métal de la croix sous le symbole de l'ordre
guerrier, un désordre d'enfer , l'engagement absolu des acteurs, tous
époustouflants dans la dépense du corps, les paroles rares et les
surtitres parcimonieux. Un mot d'ordre : suicidons-nous à 28 ans !
Mais n'attend-on pas un peu de sens et d'émotion ? N'espère-t-on pas
comprendre sans se référer à ce que l'on sait du texte de Pitigrilli
? N'y a-t-il pas là une stérile démonstration de virtuosité physique
et dramatique ? Où est le sens social, politique ? Quelle leçon ?
Beaucoup de superbe d'un Castorf qui a travaillé à la paresseuse.
Avec ses grilles, son vocabulaire. Sinon son académisme dans la
droguerie de papa.