Le Figaro
01 juin 2004
Alain Manoukian : 'La hausse, la baisse, c'est la vie'
AUTEUR: Nathalie CONTE
ALAIN MANOUKIAN a installé ses locaux dans un château à
Tain-l'Hermitage, juste au nord de Valence (Drôme). Pour un
entrepreneur qui a fait son succès dans la maille, le nom du domaine
était prédestiné : Blanchelaine. A l'intérieur, le bureau d'Alain
Manoukian et celui de son fils David sont séparés par... une chapelle
arménienne. Dans ce lieu de recueillement, les deux hommes se
retrouvent parfois. « Lui, pour prier... moi, pour demander un
chiffre d'affaires en hausse », explique le fils, avec un clin
d'oeil, mais sous le regard bienveillant de son père.
Alain, le père, 58 ans, est celui qui a créé de toutes pièces une
affaire devenue en quelques années une success story. David, le fils,
30 ans aujourd'hui, est né l'année où la saga Manoukian a commencé.
Il a d'abord exercé ses talents comme financier dans un cabinet de
conseil international, avant de rejoindre la maison familiale en
1999. Il y a retrouvé sa soeur, Seda, 32 ans, qui a intégré le groupe
avec une formation de styliste, et sa mère Dany, directrice du style
et de l'image. Chez les Manoukian, la famille, c'est sacré. Mais
depuis quelques années, le moteur de l'entreprise est la relation
entre Alain et David. Entre eux, c'est mieux qu'un tandem, une
symbiose. Ils partagent même le look de « métrosexuels », celui
d'hommes qui n'hésitent pas à assumer leur féminité bien qu'ils
adorent les femmes, d'hommes soucieux de leur ligne et de leur
allure. Tous les deux arborent une barbe de trois jours
minutieusement entretenue, taillée avec soin, et portent costume
rayé, chemise colorée et cravate imprimée tout droit sortis de l'une
des trois collections masculines du groupe.
Ses grands-parents avaient trouvé refuge à Marseille après l'exode de
1915, sans un sou ou presque. Son père a fait quelques centaines de
kilomètres vers le Nord pour devenir chausseur à Romans (Drôme),
capitale française de la chaussure de luxe. Alain Manoukian, lui,
renoncera à reprendre l'usine de chaussures que son père avait bâtie.
Après ses études d'économie et de comptabilité, il se lance dans le
commerce. Avec son épouse, styliste, il ouvre une petite boutique de
prêt-à-porter multimarques à Romans, à l'enseigne Danylan.
Un cappuccino à l'aube
Mais sa réussite, il la construira sous sa propre marque. Armé de son
culot, de sa bonne mine et d'un dictionnaire franco-italien, Alain
Manoukian se lance dans l'importation de produits en maille. « Un
jour de 1973, j'ai pris ma voiture à 4 heures du matin et je suis
parti pour l'Italie à Carpi, le berceau de la maille, aime-t-il à
raconter avec nostalgie. Ne connaissant personne sur place, je suis
allé boire un cappuccino dans un café et j'ai arraché les pages de
l'annuaire local à la rubrique Bonneterie, pour ensuite aller
démarcher et rencontrer les 200 fabricants du cru. Je me suis
présenté comme le plus gros importateur français, comme quelqu'un qui
paie comptant... Et ça a marché ! »
A la suite de cet épisode italien, Alain Manoukian importe et vend
des vêtements à Romans, mais il découvre assez vite, à sa grande
surprise, que ce sont ses propres créations distillées dans les
collections qui se vendent le mieux ! Il décide, en 1979, de créer
son enseigne en ouvrant la première franchise à Colmar. « C'était la
période euphorique de Benetton, on voyait des pulleries se monter un
peu partout ! », se rappelle Alain Manoukian.
En jouant sur la déclinaison des couleurs, sur la fantaisie, en se
dotant d'une image plus haut de gamme que Benetton, la marque devient
la préférée de la femme élégante et sportswear. Grâce à la franchise,
elle va grandir à toute vitesse. C'est la période bénie. Entre 1995
et 2000, Alain Manoukian vit cinq années exceptionnelles. Tous les
journaux économiques encensent le champion du développement rentable
et ses profits ininterrompus. Son chiffre d'affaires n'a-t-il pas
doublé en cinq ans ? N'a-t-il pas franchi le cap des 150 millions
d'euros de chiffre d'affaires en 2000, soit avec un an d'avance sur
le tableau de marche ?
Les mauvais chiffres s'enchaînent
L'apothéose, d'ailleurs, est atteinte en 2000. En France, Alain
Manoukian compte alors 200 boutiques à son nom et autant de points de
vente. A l'étranger, il y a 180 points de présence. L'entrepreneur
décroche le titre d'enseigne d'or parmi les détaillants textiles.
Tout semble lui réussir. Las ! Les années suivantes, le succès laisse
place au doute. Les collections ne rencontrent pas le succès
escompté, les clientes se détournent des magasins, les ventes
s'effondrent. En outre, deux décisions s'avèrent plus compliquées que
prévu à mettre en oeuvre : d'une part, l'intégration du bureau
d'études qui travaillait avec la société depuis la fin des années 80
; d'autre part, la transformation des méthodes de travail. Manoukian
passe des patrons réalisés à la main à la conception assistée par
ordinateur. Ce chantier est évalué à plus de 3 millions d'euros.
En 2002, Alain Manoukian est obligé d'aller chercher chez Kenzo un
nouveau directeur du bureau d'études. Il lui confie la délicate
mission de faire cohabiter une ancienne équipe habituée à travailler
à la main avec une équipe nouvelle, formée aux outils modernes. Mais
les mauvais chiffres s'enchaînent jusqu'à l'année dernière. Il faut
prendre des décisions drastiques. Ainsi Alain Manoukian se résout-il
à arrêter la ligne femme Seda qui, même si elle remportait un succès
d'estime, a nui finalement au positionnement de la marque. « Nous
avions cherché à toucher une clientèle plus large, mais nous avions
mal mesuré le risque de cannibalisation de la marque ombrelle. Or
c'est ce qui s'est passé. » C'est à regret qu'Alain Manoukian a jeté
l'éponge, en laissant entendre qu'il ne s'agissait pas d'un arrêt
définitif.
Stoïque face aux revers
Avec un chiffre d'affaires 2003 de 146 millions d'euros en baisse de
6,8 % par rapport à 2002 et des pertes nettes triplées entre 2002 et
2003 (à 10,7 millions d'euros), la société de textile espère avoir
touché le fond l'an passé. Et compte bien rebondir en 2004 : «
Plusieurs axes de relance ont déjà été initiés : recentrage de
l'offre sur son coeur de cible historique, optimisation du sourcing
(approvisionnements et fabrication) et réduction du taux de décote,
réduction de la structure des coûts et enfin maîtrise de
l'endettement du groupe », énumère le directeur financier Etienne
Berthelot.
Les références (2 800 jusqu'ici) vont être réduites de plus d'un
quart, aucune ouverture à l'international n'est programmée. Une
dizaine de magasins « non contributifs » devraient encore être
fermés. Aujourd'hui, l'enseigne n'est plus présente que par 164
boutiques dont 115 sont en propriété et 49 affiliées.
Face à de tels revers, Alain Manoukian reste stoïque : « J'ai
toujours vécu des phases de hausse, de stabilisation et de baisse,
c'est dans l'ordre des choses, je ne m'en émeus pas. » « Il fait
preuve d'une sérénité dans les affaires et d'un pragmatisme qui lui
viennent sans aucun doute de l'équilibre personnel qu'il a su créer
autour de lui en travaillant en famille », confirme un de ses amis,
Jean-Michel Aulas, le président de Cegid, et patron de l'Olympique
lyonnais.
De fait, des revers de fortune, Alain Manoukian en a déjà connu
plusieurs. Déjà au début des années 90, face au changement
d'habitudes de consommation, et alors que les ventes commençaient à
s'éroder, Alain Manoukian avait commencé à envisager de faire plus de
produits cousus (chemisiers, vestes, pantalons..., « chaîne et trame
», dans le jargon) et moins de maille seule. Il avait aussi pris la
décision stratégique de cesser la franchise pour devenir
succursaliste, propriétaire de ses magasins. « Nous sommes passés du
métier de grossiste à celui de détaillant, du négoce au détail pur,
en rachetant les franchises les unes après les autres », rappelle
Alain Manoukian.
Un changement total de métier qui s'accompagne d'un changement
d'hommes. Jusqu'en 1995, l'état-major de la société textile était
réduit à sa plus simple expression : Alain Manoukian lui-même et sa
femme, entourés d'une équipe très restreinte. En 2001, le PDG
constitue un véritable comité de direction, avec un accent mis sur
des hommes issus de la distribution. « Nous avons fait table rase,
rappelle Alain Manoukian. Il fallait tout changer. » Deux personnes
sur six seulement gardent leur place au comité de direction.
Dans le même temps, la société réduit les strates hiérarchiques : on
passe ainsi de 7 à 4 échelons. Aujourd'hui, la garde rapprochée
d'Alain Manoukian est constituée de moins de dix personnes : le
directeur des produits, le directeur de la « supply chain », le
directeur commercial, le directeur international, le directeur
financier, la DRH, la directrice du style et de l'image (l'épouse du
fondateur PDG, Dany Manoukian), tandis que les deux enfants, David et
Seda, ont le titre de directeur général, l'un en charge du
développement, l'autre des produits.
Les Manoukian occupent toujours beaucoup de place dans l'entreprise.
« Ce n'est pas toujours facile de travailler en famille, commente
David, le fils. Beaucoup de mes amis m'ont prévenu des dangers ,
avant que je ne rejoigne le groupe, me mettant en garde contre des
parents parfois un peu trop attentifs ou prudents. Chez nous, c'est
l'inverse, c'est à moi, le fils, de freiner parfois mon père trop
impétueux. »
Un cauchemar pour ses assistantes
Bourreau de travail, Alain Manoukian n'aime pas rester enfermé dans
son bureau. Il lui arrive souvent de travailler au milieu de ses
équipes en squattant une table dans un open space. Il n'aime rien
tant que de voir comment vit son entreprise. Un style de travail que
l'on retrouve dans l'organisation même des locaux. Au domaine de
Blanchelaine, sur le site qui ressemble à une sorte de camp
retranché, un souterrain relie le « château » aux entrepôts ! A Paris
aussi, un seul site regroupe désormais le bureau de création et les
services administratifs.
Cette rationalisation ne le rend pas plus facile à gérer. Alain
Manoukian, qui se flatte de faire ses « 35 heures du lundi au
mercredi », est un cauchemar pour ses assistantes. Son fils explique
: « Il ne respecte jamais un horaire et on ne sait jamais où le
joindre ! » Rarement à son bureau avant 9 heures, le président peut
en revanche quitter Blanchelaine après 22 heures. « Le fait d'être
dans un environnement exceptionnel, entouré de vignobles, est une
chance inestimable, insiste Alain Manoukian. Nous avons l'impression
d'être sur un campus. Cela crée une ambiance particulière pour les
250 salariés sur place. En plus, nous sommes à 2 heures de Paris en
TGV, mais aussi de Genève et de Marseille... »
Ultime avantage de cette localisation : l'entrepreneur reste près de
ses racines. « L'axe rhodanien était une zone massive d'immigration
pour les Arméniens, dans les années 50, rappelle Alain Manoukian. Mes
parents se sont installés à Romans, je suis resté dans la région. »
Il adore les vieilles pierres et réside à quelques kilomètres de là
au château de Conflans, un ancien relais de chasse de Diane de
Poitiers.
Ses succès...
En 30 ans, Alain Manoukian et sa famille ont construit une marque
présente dans plusieurs pays du monde. Il est passé du métier
d'importateur à celui de détaillant.
... et ses échecs
Le groupe essuie des pertes depuis deux ans. Mais la plus grande
déception de l'entrepreneur est d'avoir dû arrêter une ligne de
produits au nom de sa fille, Seda.
Manoukian en chiffres
Le groupe Alain Manoukian est un poids moyen de la distribution
textile en France, où il compte 164 magasins dont 115 en propre et 49
affiliés. Il dispose aussi de 19 magasins à l'étranger.
- CHIFFRE D'AFFAIRES
146 millions d'euros en 2003 (- 6,8 % par rapport à 2002).
- PERTES NETTES
10,7 millions d'euros l'an dernier, trois fois plus qu'en 2002.
- EFFECTIFS
250 personnes
- BOURSE
Le titre Alain Manoukian est coté à Paris. Il a perdu 27 % depuis
janvier.
Ils l'ont vu à l'oeuvre
- Jean-Michel Aulas, Président de Cegid (informatique) et de
l'Olympique lyonnais
« Je peux exactement dater ma rencontre avec Alain Manoukian. Nous
nous sommes vus pour la première fois le 17 juin 1986 à l'hôtel de
Paris à Genève... C'était la veille pour tous les deux d'un événement
majeur : l'introduction en Bourse de nos sociétés respectives ! J'ai
tout de suite apprécié son esprit d'initiative, sa prise de risque et
son pragmatisme. Notre proximité géographique nous rapproche certes,
mais surtout j'ai toujours eu un faible pour les métiers de création,
les architectes et les concepteurs d'avions. Le fait qu'il travaille
en famille est un plus et lui permet de traverser aussi bien les
phases de hausse que de baisse de son métier, qui est soumis à des
fluctuations très rapides. »
- Norbert Dentressangle, Président de la société du même nom
(transports)
« Alain Manoukian et moi-même sommes doublement amenés à nous
rencontrer souvent car nous sommes tous les deux installés dans la
Drôme pour nos activités professionnelles et nos résidences. Ce que
j'admire le plus chez lui est sa formidable capacité à rebondir
quelles que soient les circonstances : il sait ne pas s'entêter et
reconnaître lorsqu'il a fait fausse route. Il est ainsi capable de
changer de cap très rapidement en cas de dysfonctionnement, ce qui
est essentiel dans le secteur de la mode et du textile. Il a
également un esprit de famille très aigu, et représente l'exemple
type de l'entrepreneur familial, courageux et impliqué, mais surtout
très travailleur. Je l'ai toujours vu sur le pont... »
- Bruno Rousset, Président du conseil de surveillance d'April Group
(assurances)
« J'ai rencontré Alain Manoukian grâce à mon épouse journaliste. Nous
avons sympathisé lorsque nous nous sommes retrouvés tous les deux
nominés pour le prix régional du grand prix de l'entrepreneur en
2001. Nous avons des attaches communes dans la Drôme, dont je suis
moi-même originaire, et j'apprécie beaucoup chez lui ce côté très
terrien, loin des paillettes parisiennes. Il a su rester simple et
authentique. Dans un monde qui apparaît superficiel, comme peut
l'être la mode, et malgré les échecs qu'il a pu subir, il a toujours
réussi à rebondir. C'est un entrepreneur dans l'âme qui sait prendre
des risques quand il le faut. »
01 juin 2004
Alain Manoukian : 'La hausse, la baisse, c'est la vie'
AUTEUR: Nathalie CONTE
ALAIN MANOUKIAN a installé ses locaux dans un château à
Tain-l'Hermitage, juste au nord de Valence (Drôme). Pour un
entrepreneur qui a fait son succès dans la maille, le nom du domaine
était prédestiné : Blanchelaine. A l'intérieur, le bureau d'Alain
Manoukian et celui de son fils David sont séparés par... une chapelle
arménienne. Dans ce lieu de recueillement, les deux hommes se
retrouvent parfois. « Lui, pour prier... moi, pour demander un
chiffre d'affaires en hausse », explique le fils, avec un clin
d'oeil, mais sous le regard bienveillant de son père.
Alain, le père, 58 ans, est celui qui a créé de toutes pièces une
affaire devenue en quelques années une success story. David, le fils,
30 ans aujourd'hui, est né l'année où la saga Manoukian a commencé.
Il a d'abord exercé ses talents comme financier dans un cabinet de
conseil international, avant de rejoindre la maison familiale en
1999. Il y a retrouvé sa soeur, Seda, 32 ans, qui a intégré le groupe
avec une formation de styliste, et sa mère Dany, directrice du style
et de l'image. Chez les Manoukian, la famille, c'est sacré. Mais
depuis quelques années, le moteur de l'entreprise est la relation
entre Alain et David. Entre eux, c'est mieux qu'un tandem, une
symbiose. Ils partagent même le look de « métrosexuels », celui
d'hommes qui n'hésitent pas à assumer leur féminité bien qu'ils
adorent les femmes, d'hommes soucieux de leur ligne et de leur
allure. Tous les deux arborent une barbe de trois jours
minutieusement entretenue, taillée avec soin, et portent costume
rayé, chemise colorée et cravate imprimée tout droit sortis de l'une
des trois collections masculines du groupe.
Ses grands-parents avaient trouvé refuge à Marseille après l'exode de
1915, sans un sou ou presque. Son père a fait quelques centaines de
kilomètres vers le Nord pour devenir chausseur à Romans (Drôme),
capitale française de la chaussure de luxe. Alain Manoukian, lui,
renoncera à reprendre l'usine de chaussures que son père avait bâtie.
Après ses études d'économie et de comptabilité, il se lance dans le
commerce. Avec son épouse, styliste, il ouvre une petite boutique de
prêt-à-porter multimarques à Romans, à l'enseigne Danylan.
Un cappuccino à l'aube
Mais sa réussite, il la construira sous sa propre marque. Armé de son
culot, de sa bonne mine et d'un dictionnaire franco-italien, Alain
Manoukian se lance dans l'importation de produits en maille. « Un
jour de 1973, j'ai pris ma voiture à 4 heures du matin et je suis
parti pour l'Italie à Carpi, le berceau de la maille, aime-t-il à
raconter avec nostalgie. Ne connaissant personne sur place, je suis
allé boire un cappuccino dans un café et j'ai arraché les pages de
l'annuaire local à la rubrique Bonneterie, pour ensuite aller
démarcher et rencontrer les 200 fabricants du cru. Je me suis
présenté comme le plus gros importateur français, comme quelqu'un qui
paie comptant... Et ça a marché ! »
A la suite de cet épisode italien, Alain Manoukian importe et vend
des vêtements à Romans, mais il découvre assez vite, à sa grande
surprise, que ce sont ses propres créations distillées dans les
collections qui se vendent le mieux ! Il décide, en 1979, de créer
son enseigne en ouvrant la première franchise à Colmar. « C'était la
période euphorique de Benetton, on voyait des pulleries se monter un
peu partout ! », se rappelle Alain Manoukian.
En jouant sur la déclinaison des couleurs, sur la fantaisie, en se
dotant d'une image plus haut de gamme que Benetton, la marque devient
la préférée de la femme élégante et sportswear. Grâce à la franchise,
elle va grandir à toute vitesse. C'est la période bénie. Entre 1995
et 2000, Alain Manoukian vit cinq années exceptionnelles. Tous les
journaux économiques encensent le champion du développement rentable
et ses profits ininterrompus. Son chiffre d'affaires n'a-t-il pas
doublé en cinq ans ? N'a-t-il pas franchi le cap des 150 millions
d'euros de chiffre d'affaires en 2000, soit avec un an d'avance sur
le tableau de marche ?
Les mauvais chiffres s'enchaînent
L'apothéose, d'ailleurs, est atteinte en 2000. En France, Alain
Manoukian compte alors 200 boutiques à son nom et autant de points de
vente. A l'étranger, il y a 180 points de présence. L'entrepreneur
décroche le titre d'enseigne d'or parmi les détaillants textiles.
Tout semble lui réussir. Las ! Les années suivantes, le succès laisse
place au doute. Les collections ne rencontrent pas le succès
escompté, les clientes se détournent des magasins, les ventes
s'effondrent. En outre, deux décisions s'avèrent plus compliquées que
prévu à mettre en oeuvre : d'une part, l'intégration du bureau
d'études qui travaillait avec la société depuis la fin des années 80
; d'autre part, la transformation des méthodes de travail. Manoukian
passe des patrons réalisés à la main à la conception assistée par
ordinateur. Ce chantier est évalué à plus de 3 millions d'euros.
En 2002, Alain Manoukian est obligé d'aller chercher chez Kenzo un
nouveau directeur du bureau d'études. Il lui confie la délicate
mission de faire cohabiter une ancienne équipe habituée à travailler
à la main avec une équipe nouvelle, formée aux outils modernes. Mais
les mauvais chiffres s'enchaînent jusqu'à l'année dernière. Il faut
prendre des décisions drastiques. Ainsi Alain Manoukian se résout-il
à arrêter la ligne femme Seda qui, même si elle remportait un succès
d'estime, a nui finalement au positionnement de la marque. « Nous
avions cherché à toucher une clientèle plus large, mais nous avions
mal mesuré le risque de cannibalisation de la marque ombrelle. Or
c'est ce qui s'est passé. » C'est à regret qu'Alain Manoukian a jeté
l'éponge, en laissant entendre qu'il ne s'agissait pas d'un arrêt
définitif.
Stoïque face aux revers
Avec un chiffre d'affaires 2003 de 146 millions d'euros en baisse de
6,8 % par rapport à 2002 et des pertes nettes triplées entre 2002 et
2003 (à 10,7 millions d'euros), la société de textile espère avoir
touché le fond l'an passé. Et compte bien rebondir en 2004 : «
Plusieurs axes de relance ont déjà été initiés : recentrage de
l'offre sur son coeur de cible historique, optimisation du sourcing
(approvisionnements et fabrication) et réduction du taux de décote,
réduction de la structure des coûts et enfin maîtrise de
l'endettement du groupe », énumère le directeur financier Etienne
Berthelot.
Les références (2 800 jusqu'ici) vont être réduites de plus d'un
quart, aucune ouverture à l'international n'est programmée. Une
dizaine de magasins « non contributifs » devraient encore être
fermés. Aujourd'hui, l'enseigne n'est plus présente que par 164
boutiques dont 115 sont en propriété et 49 affiliées.
Face à de tels revers, Alain Manoukian reste stoïque : « J'ai
toujours vécu des phases de hausse, de stabilisation et de baisse,
c'est dans l'ordre des choses, je ne m'en émeus pas. » « Il fait
preuve d'une sérénité dans les affaires et d'un pragmatisme qui lui
viennent sans aucun doute de l'équilibre personnel qu'il a su créer
autour de lui en travaillant en famille », confirme un de ses amis,
Jean-Michel Aulas, le président de Cegid, et patron de l'Olympique
lyonnais.
De fait, des revers de fortune, Alain Manoukian en a déjà connu
plusieurs. Déjà au début des années 90, face au changement
d'habitudes de consommation, et alors que les ventes commençaient à
s'éroder, Alain Manoukian avait commencé à envisager de faire plus de
produits cousus (chemisiers, vestes, pantalons..., « chaîne et trame
», dans le jargon) et moins de maille seule. Il avait aussi pris la
décision stratégique de cesser la franchise pour devenir
succursaliste, propriétaire de ses magasins. « Nous sommes passés du
métier de grossiste à celui de détaillant, du négoce au détail pur,
en rachetant les franchises les unes après les autres », rappelle
Alain Manoukian.
Un changement total de métier qui s'accompagne d'un changement
d'hommes. Jusqu'en 1995, l'état-major de la société textile était
réduit à sa plus simple expression : Alain Manoukian lui-même et sa
femme, entourés d'une équipe très restreinte. En 2001, le PDG
constitue un véritable comité de direction, avec un accent mis sur
des hommes issus de la distribution. « Nous avons fait table rase,
rappelle Alain Manoukian. Il fallait tout changer. » Deux personnes
sur six seulement gardent leur place au comité de direction.
Dans le même temps, la société réduit les strates hiérarchiques : on
passe ainsi de 7 à 4 échelons. Aujourd'hui, la garde rapprochée
d'Alain Manoukian est constituée de moins de dix personnes : le
directeur des produits, le directeur de la « supply chain », le
directeur commercial, le directeur international, le directeur
financier, la DRH, la directrice du style et de l'image (l'épouse du
fondateur PDG, Dany Manoukian), tandis que les deux enfants, David et
Seda, ont le titre de directeur général, l'un en charge du
développement, l'autre des produits.
Les Manoukian occupent toujours beaucoup de place dans l'entreprise.
« Ce n'est pas toujours facile de travailler en famille, commente
David, le fils. Beaucoup de mes amis m'ont prévenu des dangers ,
avant que je ne rejoigne le groupe, me mettant en garde contre des
parents parfois un peu trop attentifs ou prudents. Chez nous, c'est
l'inverse, c'est à moi, le fils, de freiner parfois mon père trop
impétueux. »
Un cauchemar pour ses assistantes
Bourreau de travail, Alain Manoukian n'aime pas rester enfermé dans
son bureau. Il lui arrive souvent de travailler au milieu de ses
équipes en squattant une table dans un open space. Il n'aime rien
tant que de voir comment vit son entreprise. Un style de travail que
l'on retrouve dans l'organisation même des locaux. Au domaine de
Blanchelaine, sur le site qui ressemble à une sorte de camp
retranché, un souterrain relie le « château » aux entrepôts ! A Paris
aussi, un seul site regroupe désormais le bureau de création et les
services administratifs.
Cette rationalisation ne le rend pas plus facile à gérer. Alain
Manoukian, qui se flatte de faire ses « 35 heures du lundi au
mercredi », est un cauchemar pour ses assistantes. Son fils explique
: « Il ne respecte jamais un horaire et on ne sait jamais où le
joindre ! » Rarement à son bureau avant 9 heures, le président peut
en revanche quitter Blanchelaine après 22 heures. « Le fait d'être
dans un environnement exceptionnel, entouré de vignobles, est une
chance inestimable, insiste Alain Manoukian. Nous avons l'impression
d'être sur un campus. Cela crée une ambiance particulière pour les
250 salariés sur place. En plus, nous sommes à 2 heures de Paris en
TGV, mais aussi de Genève et de Marseille... »
Ultime avantage de cette localisation : l'entrepreneur reste près de
ses racines. « L'axe rhodanien était une zone massive d'immigration
pour les Arméniens, dans les années 50, rappelle Alain Manoukian. Mes
parents se sont installés à Romans, je suis resté dans la région. »
Il adore les vieilles pierres et réside à quelques kilomètres de là
au château de Conflans, un ancien relais de chasse de Diane de
Poitiers.
Ses succès...
En 30 ans, Alain Manoukian et sa famille ont construit une marque
présente dans plusieurs pays du monde. Il est passé du métier
d'importateur à celui de détaillant.
... et ses échecs
Le groupe essuie des pertes depuis deux ans. Mais la plus grande
déception de l'entrepreneur est d'avoir dû arrêter une ligne de
produits au nom de sa fille, Seda.
Manoukian en chiffres
Le groupe Alain Manoukian est un poids moyen de la distribution
textile en France, où il compte 164 magasins dont 115 en propre et 49
affiliés. Il dispose aussi de 19 magasins à l'étranger.
- CHIFFRE D'AFFAIRES
146 millions d'euros en 2003 (- 6,8 % par rapport à 2002).
- PERTES NETTES
10,7 millions d'euros l'an dernier, trois fois plus qu'en 2002.
- EFFECTIFS
250 personnes
- BOURSE
Le titre Alain Manoukian est coté à Paris. Il a perdu 27 % depuis
janvier.
Ils l'ont vu à l'oeuvre
- Jean-Michel Aulas, Président de Cegid (informatique) et de
l'Olympique lyonnais
« Je peux exactement dater ma rencontre avec Alain Manoukian. Nous
nous sommes vus pour la première fois le 17 juin 1986 à l'hôtel de
Paris à Genève... C'était la veille pour tous les deux d'un événement
majeur : l'introduction en Bourse de nos sociétés respectives ! J'ai
tout de suite apprécié son esprit d'initiative, sa prise de risque et
son pragmatisme. Notre proximité géographique nous rapproche certes,
mais surtout j'ai toujours eu un faible pour les métiers de création,
les architectes et les concepteurs d'avions. Le fait qu'il travaille
en famille est un plus et lui permet de traverser aussi bien les
phases de hausse que de baisse de son métier, qui est soumis à des
fluctuations très rapides. »
- Norbert Dentressangle, Président de la société du même nom
(transports)
« Alain Manoukian et moi-même sommes doublement amenés à nous
rencontrer souvent car nous sommes tous les deux installés dans la
Drôme pour nos activités professionnelles et nos résidences. Ce que
j'admire le plus chez lui est sa formidable capacité à rebondir
quelles que soient les circonstances : il sait ne pas s'entêter et
reconnaître lorsqu'il a fait fausse route. Il est ainsi capable de
changer de cap très rapidement en cas de dysfonctionnement, ce qui
est essentiel dans le secteur de la mode et du textile. Il a
également un esprit de famille très aigu, et représente l'exemple
type de l'entrepreneur familial, courageux et impliqué, mais surtout
très travailleur. Je l'ai toujours vu sur le pont... »
- Bruno Rousset, Président du conseil de surveillance d'April Group
(assurances)
« J'ai rencontré Alain Manoukian grâce à mon épouse journaliste. Nous
avons sympathisé lorsque nous nous sommes retrouvés tous les deux
nominés pour le prix régional du grand prix de l'entrepreneur en
2001. Nous avons des attaches communes dans la Drôme, dont je suis
moi-même originaire, et j'apprécie beaucoup chez lui ce côté très
terrien, loin des paillettes parisiennes. Il a su rester simple et
authentique. Dans un monde qui apparaît superficiel, comme peut
l'être la mode, et malgré les échecs qu'il a pu subir, il a toujours
réussi à rebondir. C'est un entrepreneur dans l'âme qui sait prendre
des risques quand il le faut. »