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L'énigme Basmadjian: Un homme disparaît

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    Le Monde, France
    Mercredi 24 Mars 2004

    L'énigme Basmadjian

    Moscou, 1989. Un homme disparaît. C'est un Français d'origine
    arménienne, marchand d'art à Paris. Quinze ans plus tard, un juge
    parisien et la brigade criminelle enquêtent


    L'affaire débute comme un roman d'espionnage, dans l'URSS tourmentée
    de l'été 1989. Garig Basmadjian, un Français de 41 ans, spécialiste
    réputé de l'art arménien, séjourne à l'Hôtel Rossia, au c`ur de
    Moscou. Dans cet établissement d'une austérité toute soviétique, le
    KGB n'est jamais bien loin, les clients sont sous surveillance.
    Garig Basmadjian ne s'en étonne sans doute pas ; il connaît bien ce
    pays, ses obsessions policières. N'a-t-il pas organisé, en 1988, deux
    expositions, au Musée de l'Ermitage (Leningrad, aujourd'hui
    Saint-Pétersbourg) et à la galerie Tretiakov (Moscou) ? Cette fois,
    il est là à l'invitation du ministère de la culture, en prévision
    d'autres manifestations.

    Trois Arméniens qu'il connaît de longue date sont présents dans sa
    chambre, ce 29 juillet au matin, quand le téléphone sonne. "Je
    descends dans dix minutes", dit-il, en russe, à son interlocuteur.
    Basmadjian prend son passeport, quitte la pièce avec ses visiteurs
    arméniens. "J'en aurai pour deux à trois heures", leur lance-t-il
    dans le hall. Dehors, un homme lui fait signe. Agé d'une trentaine
    d'années, il se tient devant une voiture beige, une Lada de type
    Jigouli Vaz 2104 ou 2108. Le Français monte à l'avant, le chauffeur
    démarre. Il est 10 heures, ce matin d'été. Garig Basmadjian ne
    donnera plus jamais signe de vie.

    Un juge parisien, Patrick Ramael, tente aujourd'hui de savoir ce
    qu'il est devenu. La plainte pour "enlèvement et séquestration",
    déposée le 6 avril 2003 par l'épouse et le fils aîné du galeriste, a
    conduit la brigade criminelle à se plonger dans ce dossier traité
    jusque-là à Moscou. "Nous voulons connaître la vérité, si pénible
    soit-elle", prévient Varvara Basmadjian, la femme du marchand d'art.

    Depuis 1989, celle-ci s'est très peu exprimée dans les médias. Des
    années durant, elle n'a pas non plus enclenché de procédure
    judiciaire en France. Laissant à sa belle-s`ur, Vartouhi, le soin de
    suivre l'évolution de l'enquête russe, elle est restée en retrait
    afin, assure-t-elle, de "préserver"ses trois enfants, deux garçons et
    une fille. Maintenant que ceux-ci sont "en ge de comprendre", Mme
    Basmadjian relance les investigations avec le soutien d'un avocat, Me
    Patrick Baudoin, et de l'Association Edouard-Kalifat, spécialisée
    dans la recherche de personnes disparues en ex-URSS.

    La tche s'annonce ardue, surtout après tant d'années d'immobilisme.
    L'affaire est riche en zones d'ombre ; elle ne manque pas non plus
    d'enjeux financiers liés au patrimoine du disparu, propriétaire
    d'environ 150 `uvres, bloquées en Russie. Et puis, l'énigme renvoie à
    une période trouble - le tournant des années 1980-1990 - marquée par
    la fin du communisme et l'essor des réseaux mafieux, y compris dans
    le "business" des `uvres d'art. Garig Basmadjian a fréquenté cette
    URSS-là ; il en connaissait les pièges.

    Etonnant parcours que le sien... Fils d'un ingénieur de la radio
    jordanienne, il voit le jour à Jérusalem en 1947. Après avoir grandi
    en Israël, il rejoint la terre de ses ancêtres, l'Arménie, alors sous
    contrôle soviétique. De 1966 à 1971, il suit des études de philologie
    et de journalisme à Erevan, où il fait la connaissance de sa future
    épouse, Varvara, de nationalité française. Le jeune homme est
    brillant, éclectique ; il écrit des poèmes, traduit des textes en
    arménien et en anglais.

    En 1972, le couple s'installe près de Paris. Garig Basmadjian
    poursuit ses activités de critique d'art et de traducteur. "Il
    voyageait beaucoup, participait à des conférences en Angleterre et
    aux Etats-Unis", raconte sa femme. Il affine aussi ses connaissances
    artistiques et commence à acquérir des tableaux, en France ou à
    l'étranger. En 1978, la passion devient commerce : il ouvre à Paris,
    au 90, boulevard Raspail, la Galerie Gorky, vite rebaptisée Galerie
    Basmadjian. Cet homme de grande culture, mécène à ses heures, devient
    incontournable dans le microcosme russo-arménien. "La galerie était
    un point de rencontre, assure sa femme. L'aide apportée à certains
    artistes considérés comme des dissidents n'a pas empêché Garig de se
    rendre en URSS." C'est ainsi qu'en 1988 il expose sa collection à
    Moscou et à Leningrad. En décembre de la même année, alors qu'un
    séisme frappe l'Arménie (100 000 morts), il organise des ventes aux
    enchères au profit des sinistrés.

    Arrive l'été 1989. A l'approche de cet énième séjour en URSS, le
    galeriste paraît préoccupé. "Un jour, confie son épouse, il m'a dit
    : "Je ne devrais peut-être pas partir seul." Cette petite phrase
    m'est revenue après coup. Sur le moment, je n'avais pas fait
    attention."Le départ est programmé le 20 juillet. Divers rendez-vous
    sont prévus, à Leningrad et dans la capitale. "Il devait organiser le
    rapatriement par camion de quelques `uvres exposées à l'Ermitage en
    1988",explique Varvara Basmadjian. Son visa expire le 31 juillet,
    date de l'avion du retour. Mais le 29 juillet au matin, devant
    l'Hôtel Rossia, il monte dans une Jigouli...

    Son entourage, alerté le 1er août, tente d'obtenir des informations.
    Sa s`ur Vartouhi se rend à Moscou, où elle rencontre des policiers,
    des responsables du ministère de la culture, le consul de France, le
    procureur d'Etat. Elle séjourne même au Rossia, dans la chambre de
    son frère. Les trois Arméniens présents avec lui ce matin-là, dont la
    directrice d'un musée d'Erevan, semblent hors de cause. Les proches
    du galeriste s'interrogent en revanche sur le rôle d'un certain Misha
    R., spécialiste du marché de l'art, qui l'accompagnait souvent lors
    de ses rendez-vous. Cette piste, comme beaucoup d'autres, sera
    ensuite abandonnée.

    Les médias locaux se passionnent pour cette affaire, présentée comme
    le "premier enlèvement d'un étranger sur le sol soviétique".
    Serait-ce l'`uvre des mafias dont l'essor inquiète tant le pays ? La
    photo de Basmadjian est placardée dans les commissariats, un avis de
    recherche est lancé à la télévision. Sans résultat.

    En moins d'un an, sa s`ur effectue cinq voyages à Moscou et un en
    Arménie, mais ne sait trop à qui se fier. Un jour, les enquêteurs
    suggèrent qu'il s'agit d'une "affaire mafieuse aux ramifications
    internationales". Un autre, un fonctionnaire des affaires étrangères,
    lui assure que son frère était encore en vie le 12 août. Autre
    élément troublant : pourquoi une personne se réclamant du ministère
    de la culture a-t-elle appelé son hôtel, après la disparition, afin
    de demander que la réservation de la chambre soit prolongée d'une
    semaine ?

    Côté français, l'heure est aussi au jeu d'ombres. A la mi-septembre
    1989, Varvara Basmadjian et sa belle-s`ur reçoivent la visite de deux
    hommes affirmant travailler au ministère de l'intérieur. "Ils nous
    ont interrogées sur mon mari, raconte Varvara Basmadjian. Je leur ai
    dit qu'il n'avait aucune activité politique. L'un d'eux, "Monsieur
    Paul", m'avait laissé un numéro. J'ai essayé de l'appeler deux fois,
    mais cela ne répondait jamais. Je n'ai jamais su s'il s'agissait de
    vrais policiers."

    En janvier 1990, Varvara Basmadjian se rend à son tour à Moscou. On
    lui remet les effets personnels de son époux, ainsi qu'un
    portrait-robot du chauffeur de la Jigouli : "30 ans, taille 1,70
    m-1,75 m, de corpulence forte, visage de type européen, cheveux
    chtain clair bouclés, habillé d'un pantalon beige et d'une chemise
    de même couleur, large, portée au-dessus de la ceinture."

    Fin 1990, un policier et un magistrat moscovites viennent à Paris.
    Les proches du marchand d'art s'étonnent de leurs questions "très
    vagues" et doutent de leur volonté d'aboutir. Le 22 mars 1994, après
    plus de quatre ans de démarches infructueuses, Vartouhi Basmadjian
    conclura ainsi une note de synthèse : "J'ai eu des contacts avec des
    détectives privés, la CIA, le KGB, la police française, des
    ambassadeurs, des artistes, des collectionneurs, des ex-prisonniers,
    des écrivains, des experts, des radiesthésistes, des voyants, des
    prêtres... et je ne suis pas plus avancée que le jour où j'ai reçu
    l'appel de Moscou m'annonçant que mon frère avait disparu."


    Deux nouvelles pistes ajoutent au mystère dans les années suivantes.
    La première, révélée par l'Association Edouard-Kalifat, met en cause
    le KGB. En 1993, un homme interné dans un hôpital n
    psychiatrique-prison de Smolensk et présenté comme un
    "opposant"ukrainien, Alexandre Budilov, réussit à transmettre à
    l'ambassade des Etats-Unis une lettre où il affirme avoir vu le
    Français, en août 1992, à la prison de Boutyrki. D'après lui, le KGB
    aurait enlevé Basmadjian car ce dernier était soupçonné d'espionnage
    économique au profit de l'Afrique du Sud. Une assertion difficile à
    vérifier : Budilov est mort en juillet 1993. Un suicide,
    semble-t-il.

    L'autre piste, plus étayée, émane d'un avocat arménien de grand
    renom, Karen Nersisian. De janvier 1998 à novembre 1999, il a
    enquêté pour le compte de Vartouhi Basmadjian ; leurs relations se
    sont ensuite détériorées. Me Nersisian affirme avoir recueilli de
    nombreux indices et acheté des documents à l'ex-KGB. Selon lui,
    Basmadjian était généreux avec les artistes, mais il se livrait aussi
    au commerce - très lucratif - des ordinateurs. L'un de ses clients,
    un marchand d'art réputé, l'aurait tué après une dispute. D'après Me
    Nersisian, la fameuse Jigouli appartenait à un artiste russe marié à
    une Française, employée à l'ambassade de France. Interrogé par Le
    Monde, Me Nersisian affirme savoir où a eu lieu le meurtre et ce qui
    a été fait du corps, mais refuse d'en dire davantage.

    La famille Basmadjian, qui a fermé la galerie du boulevard Raspail
    fin 2002, conteste l'existence d'un trafic d'ordinateurs. Elle
    rejette également les soupçons - récurrents - d'espionnage. "Mon mari
    n'était pas un agent, insiste Varvara Basmadjian. Peut-être a-t-il
    été utilisé par des services sans même savoir qu'il l'était..."

    Il reste maintenant à connaître les conclusions de l'enquête
    officielle menée à Moscou depuis 1989. Etrangement, c'est auprès d'un
    service français, la DST, que le juge Ramael a obtenu le document le
    plus intéressant à ce propos : une note du "ministère de la sécurité
    de la Fédération de Russie", datée du 1er décembre 1993. D'après ce
    texte, d'importantes vérifications auraient été effectuées : "900
    relations de Basmadjian(...), 4 127 automobiles (...),134
    établissements médicaux (...), 70 000 caves et greniers"...

    Varvara Basmadjian assure n'avoir jamais été informée dans le détail
    de ces développements. Et, pourtant, la vérité est peut-être là, dans
    cette note de sept pages dont Le Monde a eu connaissance. Trois noms
    sont en effet cités. Trois hommes avec lesquels son mari était
    semble-t-il en relation. Il leur aurait même passé commande d'une
    vingtaine de tableaux qu'il souhaitait acquérir en URSS. Une fois à
    Moscou, les tractations auraient mal tourné. Deux d'entre eux
    seraient directement impliqués dans la disparition.

    Le premier est Alex Asmakov, alias Alex Taïm. D'après les policiers
    français, ses "relations avec la mafia russe sont clairement
    établies". Seul problème : il aurait été assassiné en 1999, en
    Russie ; son corps n'aurait jamais été retrouvé.

    Le second suspect, qui pourrait être le chauffeur de la Jigouli, est
    vivant. Il s'agit d'Alexandre Podlesnyi, alias Alex Yaari, 45 ans.
    Cet ancien boxeur, réputé proche des milieux criminels sibériens, est
    emprisonné au Canada pour le meurtre d'un bijoutier. Il se serait
    vanté à plusieurs reprises du meurtre de Basmadjian. Le juge Ramael
    veut l'entendre avant sa libération, fin 2004.

    Le troisième homme, Alexandre Hoffman, 49 ans, n'aurait joué qu'un
    rôle secondaire, mais son témoignage pourrait être déterminant. Il
    vit aux Etats-Unis sous une nouvelle identité (Alex G.). A en croire
    la note russe, il avait été interrogé, en 1991, par le FBI. A cette
    occasion, il aurait indiqué que Basmadjian disposait, au KGB, de
    "relations" qu'il "exploitait sans limites" pour favoriser son
    commerce, plus ou moins licite, d'`uvres d'art. Le juge veut
    également auditionner Hoffman.

    Ainsi donc, le dossier comporte des noms, des adresses, et même un
    récit de la "cavale" (Pologne, Israël, Autriche...) des suspects.
    D'où ces interrogations : pourquoi les autorités russes n'ont-elles
    jamais demandé l'extradition ou l'arrestation des trois hommes ? Que
    savent-elles au juste de cette affaire ? "Il faut se souvenir du
    contexte de 1989, rappelle Vartouhi Basmadjian. En ce temps-là, il
    était impossible de disparaître sans qu'elles n'en soient informées.
    De plus, Garig n'allait jamais seul à un rendez-vous. S'il l'a fait,
    c'est que les gens avec lesquels il est allé étaient des amis de très
    longue date ou que ce rendez-vous avait un caractère officiel."

    Selon nos informations, le dossier russe comporte en fait pas moins
    de 39 tomes. Le magistrat français a enfin eu l'occasion de s'y
    plonger : accompagné de deux policiers, il vient de passer une
    semaine à Moscou. Quinze ans après, ce déplacement relance enfin
    l'espoir de voir un jour élucidée l'énigme Basmadjian.

    François Bonnet et Philippe Broussard
Working...
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