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Du Mamamouchi a Ataturk

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    Les Echos
    5 novembre 2004

    Du Mamamouchi à Atatürk

    par EMMANUEL HECHT


    Le Turc ne laisse pas indifférent, c'est le moins qu'on puisse dire.
    Il est l'invité permanent du débat français. Le temps où le
    Mamamouchi du « Bourgeois gentilhomme » faisait rire paraît bien
    lointain. Rappelez-vous pourtant le mufti s'adressant à monsieur
    Jourdain : « Se ti sabir, Ti respondir ; Se non sabir, Tazir, tazir »
    (Si toi savoir, Toi répondre ; Si ne pas savoir, Te taire, te taire
    ») et les six Turcs reprenant en choeur : « Ha, la, ba, ba, la, chou,
    ba, la, ba, ba, la, da. » C'était le bon temps, le Grand siècle, on
    comprenait les langues étrangères. Et on pouffait. Pas sûr. Car « Le
    Bourgeois gentilhomme » est une farce avec un arrière-plan
    diplomatique.

    A la première représentation, en 1670, les relations entre la France
    et l'Empire ottoman étaient tendues, Louis XIV ayant apporté
    sporadiquement son aide aux Vénitiens en Crête. Contre les Turcs,
    donc. Furieux, le sultan Mehmed IV avait emprisonné l'ambassadeur
    français à Constantinople, avant de l'expulser et de dépêcher peu
    après un émissaire, Suleiman Agha. En signe d'apaisement. La venue du
    diplomate de Constantinople et de sa suite - des hommes coiffés de
    turbans et vêtus de fourrure sur des chevaux dont les harnais étaient
    ornés de pierres précieuses - fut un événement à la Cour. Il marqua
    les esprits, la rencontre avec le roi ayant été émaillée d'incidents,
    imputables à l'ignorance de l'étiquette. Louis XIV aurait donc
    suggéré à Molière de moquer les Turcs dans sa pièce. Vengeance
    royale.

    Une alliance « honteuse »

    L'ambiguité à l'égard du Turc est patente dans « Le Bourgeois
    gentihomme ». A commencer par l'usage du mot « turquerie » à l'époque
    de Molière. Il signifiait à la fois « composition artistique
    d'inspiration orientale », le plus souvent une farce, et «
    impitoyable », « caractère turc ». Pour les chrétiens des XVIIe et
    XVIIIe siècles, le Turc symbolise à la fois le musulman, le mécréant
    et l'ennemi brutal. Les jugements sur Soliman Ier, l'un des plus
    grands souverains ottomans (né en 1494, il a régné de 1520 à sa mort,
    en 1566), symbolisent l'ambivalence de ces sentiments. D'un côté, la
    chrétienté le maudissait d'avoir étendu son empire jusqu'aux portes
    de Vienne et, en Orient, jusqu'aux mers de l'Inde et aux steppes des
    Tatars. De l'autre, elle était fascinée par ce prince, entouré de
    milliers de serviteurs dans des palais regorgeant de richesses.

    « Les observateurs occidentaux reprochaient à Soliman ses faiblesses
    », écrit l'historien Gilles Veinstein dans sa contribution à «
    L'Histoire de l'Empire ottoman » (Fayard) : « Une trop grande
    soumission dans sa jeunesse à son favori, Ibrahim Pacha, puis à sa
    belle esclave, Roxelane, dont il fit son épouse ; le meurtre de ses
    deux fils au nom d'une application impitoyable de la raison d'Etat. »
    En même temps, ils célèbraient chez « le Magnifique » - l'épithète
    qu'ils lui attribuent, les Ottomans préférant celle de « Législateur
    » - « un homme sage d'une exceptionnelle élévation morale, fidèle à
    ses engagements, vertueux dans sa vie privée, remarquablement
    instruit et zélé en matière de religion ».

    Aussi, l'alliance franco-turque scellée entre Soliman le Magnifique
    et François Ier à partir de 1525, pour une trentaine d'années, a pu
    apparaître « scandaleuse » ou « honteuse ». Au nom de quel principe
    le roi de France pactisait-il avec le souverain qui menait la plus
    forte avancée d'une puissance islamique au coeur de l'Europe
    chrétienne ? Celui de la « realpolitik », bien sûr. François Ier
    souhaitait stopper la puissance des Habsbourg, qui avaient hérité
    successivement des terres de Charles le Téméraire, de l'Espagne, de
    Milan, Gênes, Naples et des territoires hongrois. Il comptait aussi
    sur les Turcs pour faire face à leurs flottes et il rêvait de
    reconquérir l'Italie. Quant à Soliman, il avait besoin des ports
    français en Méditerranée pour attaquer les côtes espagnoles. C'est
    ainsi que Barberousse passa l'hiver 1543-44 à Nice. Mais, à la même
    époque, un voyageur français, Nicolas de Nicolay, décrit sans
    ménagement les janissaires, les troupes de choc de l'armée ottomane :
    afin d'« apparaître plus cruels et furieux en l'aspect de leur face
    [ils] ne nourrissent leurs barbes, sinon au-dessus des lèvres, et
    laissent croître leurs moustaches fort longues, grosses et hérissées
    ».

    Les Turcs n'ont pas seulement suscité l'effroi, ils ont aussi fait
    rêver. Lamartine (1790-1869) fut l'un des zélateurs de l'Empire
    ottoman. Il y a séjourné à plusieurs reprises, notamment pendant la
    période des « Tanzimat » (1839-1878), les réformes lancées par les
    sultans pour sauver l'Empire miné par les nationalismes et les
    insurrections. Notre poète et homme politique raconte des sanglots
    dans la plume sa visite dans l'école des pages du sérail, des fils de
    famille destinés à la haute administration de l'Empire. « Cinq ou six
    de ces jeunes gens, de figure douce, franche, intelligente,
    admirable, nous prirent la main et nous conduisirent partout [...].
    Nous causmes longtemps de leurs études et de leurs progrès, de la
    politique de l'Europe, de la destinée de l'empire (...). Ils
    faisaient des voeux pour le succès du sultan dans ses entreprises
    d'innovation. »

    Dans l'imaginaire occidental, « le méchant Turc est le conquérant, le
    bon Ottoman est l'administrateur qui gouverne l'Empire », souligne
    Pierre Chuvin, directeur de l'Institut français des études
    anatoliennes, à Istanbul. Et du méchant au sauvage, il n'y a qu'un
    pas que Chateaubriand franchit sans barguigner. « Ce qu'on voit n'est
    pas un peuple, mais un troupeau qu'un imam conduit et qu'un
    janissaire égorge », écrit le vicomte dans son « Itinéraire de Paris
    à Jérusalem ». « Il n'y a d'autre plaisir que la débauche, d'autre
    peine que la mort, ajoute-t-il. Les tristes sons d'une mandoline
    sortent quelquefois du fond d'un café et vous apercevez d'infmes
    enfants qui exécutent des danses honteuses devant des espèces de
    singes assis en rond sur de petites tables. »

    Loin des considérations politiques et ethnologiques, quelques
    égotistes se sont plu à marteler leurs affinités électives sur les
    rives du Bosphore. Ainsi, Pierre Loti (1850-1923), notre gars de la
    marine adepte du travestissement, souligne à l'envi le plaisir qu'il
    a à pouvoir perdre à tout moment son identité pour mieux se prêter
    aux rencontres hasardeuses. La mélancolie est de rigueur, son récit
    s'intitule « Les Désanchantées », et le ton est « pompier » : «
    Stamboul changeait comme un mirage [...], ce n'était maintenant
    qu'une silhouette, d'un violet profond liseré d'or... »

    Plus intéressants sans doute, les écrits de lady Mary Montagu,
    cotraduits par Pierre Chuvin. Epouse d'un ambassadeur anglais à
    Istanbul, en 1717-1718, lady Montagu décrit avec la liberté d'esprit
    d'une grande dame, féministe avant l'heure, les « choses vues » par
    elle-même. La lady est intelligente, bienveillante et pleine
    d'humour. Ainsi raconte-t-elle les bains, « le café des femmes où on
    raconte toutes les nouvelles de la ville, où on invente les
    scandales, etc. ». Elle est surprise et séduite par ces dames,
    assises sur les sofas et, derrière elles, « leurs esclaves, sans
    aucune distinction de rang dans leurs atours, car toutes étaient dans
    l'état de nature, c'est-à-dire, en bon anglais, complètement nues ».
    L'imaginaire occidental se repaît de ces odalisques lascives
    célébrées par Ingres dans « Le Bain turc ». L'orientalisme a exploité
    le filon de la sensualité, nourri par les fantasmes sur le harem. De
    la sensualité à la sexualité, parfois brutale, il n'y a qu'un pas.
    Jusqu'au viol, supposé, du colonel Lawrence, à Damas, par les Turcs
    pendant la révolte arabe et suggéré dans « Les Sept Piliers de la
    sagesse », et ceux, avérés, des prisonniers de droit commun dans le
    film « Midnight Express ». A peine le loukoum avalé, le naturel de
    l'Occidental revient au galop, avec son cortège d'images violentes.

    Le Kurde et le dissident

    « Les représentations positives de la Turquie renvoient à
    l'orientalisme, à l'exotisme, hier, et au tourisme aujourd'hui, mais
    la vision négative du pays l'emporte largement », regrette Stéphane
    Yérasimos, lui-même issu de la communauté grecque d'Istanbul,
    enseignant en géopolitique à l'université de Paris-VIII. Tout au long
    du XXe siècle, poursuit-il, « le phénomène s'est aggravé »,
    constate-t-il. D'abord du fait du génocide (1) des Arméniens en 1915.
    Les massacres débutent au printemps avec la rafle de près de 2.400
    intellectuels à Constantinople. De mai à juillet, les Arméniens mles
    et valides des provinces orientales et d'Anatolie orientale sont
    exécutés, le reste de la population étant déporté, à pied, vers Alep.
    C'est ensuite au tour des Arméniens du reste de l'Empire d'être
    déportés. En avril 1915, deux millions de citoyens d'origine
    arménienne vivaient dans l'Empire ; en août 1916, les deux tiers,
    semble-t-il, sont morts. Les chiffres oscillent entre 800.000 morts,
    selon les Turcs, 1,2 million pour l'historien anglais Arnold Toynbee,
    et 1,5 million pour les Arméniens.

    L'image de la Turquie n'a ensuite cessé de se dégrader. En 1974, avec
    l'affaire chypriote. 40.000 militaires turcs débarquent et occupent
    le nord de l'île (bilan : 4.000 morts, plus de 2.000 disparus, 40 %
    du territoire représentant 70 % du potentiel économique occupés).
    L'opinion a mis une belle constance à retenir les éléments
    défavorables à la Turquie. Après tout, l'invasion de Chypre a été
    motivée par le coup d'Etat de l'organisation fasciste grecque EOKA,
    qui ne faisait pas mystère de son intention de chasser tous les
    Turcs. Elle avait d'ailleurs commencé à les massacrer, dans des
    quartiers qui ressemblaient à des ghettos assiégés. A l'inverse, le
    rôle dissuasif de la Turquie au sein de l'Otan pendant la guerre
    froide et sa participation à la guerre de Corée sont peu soulignés.
    Ensuite, dans les années 1980, la guérilla kurde est au premier plan.
    « L'image de la Turquie était à ce moment-là comparable à celle de
    l'URSS de Brejnev », relève Stéphane Yérasimos, « seules l'opposition
    au pouvoir à Ankara et la dissidence avaient droit de cité dans la
    presse française ».

    Vus de l'Ouest, les écrivains emblématiques turcs sont Nazim Hikmet,
    communiste, et Yachar Kemal, kurde. Même constat avec le cinéma, où «
    le » réalisateur turc est Yilmaz Güney, également kurde. Mais on «
    oublie » de compter les ministres et hauts fonctionnaires d'origine
    kurde... A en croire Stéphane Yérasimos, la réputation de la Turquie
    s'est un peu plus noircie avec l'attentat du 11 septembre 2001, la
    Turquie, « pays musulman », étant peu ou prou intégrée dans la «
    menace islamique », dont elle est pourtant beaucoup plus la victime
    que l'agent (voir les chauffeurs turcs égorgés « comme des moutons »
    non par un janissaire, mais par les fous disciples d'al-Zawahiri).

    La figure rassurante d'Atatürk

    De cette vision pessimiste, peut-être faut-il extraire la
    personnalité d'Atatürk, dont la politique de laïcité a éveillé des
    échos positifs, en particulier dans la France républicaine, jusqu'à
    récemment avec « l'affaire du voile ». Mustapha Kemal (1881-1938),
    dit Atatürk - le « Père des Turcs » ou, plus exactement, le «
    Turc-Père » -, a un curriculum séduisant pour l'Occident. L'Europe a
    célébré l'image du réformateur, acquise pendant sa présidence de la
    République (1924-1934), supprimant le sultanat et le califat (1924),
    interdisant le port du fez et du turban, faisant adopter un Code
    civil (1926) et un alphabet latin (1928). Les républicains français,
    en particulier les radicaux à la Herriot, sont séduits par les « six
    flèches » du kémalisme - nationalisme, populisme, réformisme,
    républicanisme, étatisme, et, plus encore, laïcisme. Quitte à
    commettre un contresens. Car l'élimination de la religion de la vie
    publique en Turquie passe non pas par un divorce avec l'Etat - comme
    la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905 en France -,
    mais par l'établissement d'une tutelle étroite sur le personnel et
    les institutions religieuses. Le quiproquo, l'ambiguité,
    l'ambivalence, le flou semblent si profondément ancrés dans l'image
    des Turcs en France et en Europe - et vice versa - qu'on a envie de
    dire, à la manière de l'écrivain Spike Mulligan : « Bien que je n'en
    parle pas un traître mot, je vais prendre un bain turc. » En signe
    d'apaisement et pour y voir plus clair.A lirePierre Chuvin et
    Anne-Marie Moulin, « L'Islam au péril des femmes, une Anglaise en
    Turquie au XVIIIe siècle », Maspero.

    François Georgeon : « La Turquie au seuil de l'Europe », L'Harmattan.

    Robert Mantran (dir.), « Histoire de l'Empire ottoman », Fayard.

    Géraud Poumarède, « Pour en finir avec la croisade. Mythes et réalité
    de la lutte contre les Turcs aux XVIe et XVIIe siècles », PUF
    (parution le 19 novembre).

    Jean-Paul Roux, « Histoire des Turcs », Fayard.

    Stéphane Yerasimos, « Constantinople. De Byzance à Istanbul »,
    Editions Place des victoires.
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