Face à la Turquie, l'Union européenne pose de plus en plus de conditions;
Le Temps, France
25 novembre 2004
EUROPE. Lors d'une rencontre à La Haye avant le sommet décisif du 17
décembre, le chef de la diplomatie néerlandaise a insisté sur la
liberté de choix des Etats malgré les recommandations favorables de
la Commission
A quelques semaines du prochain Conseil européen du 17 décembre, qui
doit décider si l'Union européenne entamera des négociations pour
l'adhésion de la Turquie, les partisans de la ligne dure envers
Ankara marquent des points. Malgré la recommandation favorable à une
intégration de la Turquie émise le 6 octobre dernier par la
Commission européenne, qui conseillait l'ouverture rapide de
négociations, les Vingt-Cinq souhaitent agir à leur guise. «Les Etats
membres sont les maîtres dans ce domaine», a souligné mercredi à La
Haye, Bernard Bot, le ministre néerlandais des Affaires étrangères.
Il y orchestrait une rencontre entre de hauts responsables de l'Union
européenne et le chef de la diplomatie turque, Abdullah Gül.
A mesure que les semaines passent, les conditions posées à la Turquie
pour ouvrir et mener ces négociations ont tendance à se multiplier.
Bernard Bot estime toujours que la Turquie pourrait rejoindre l'Union
en 2015, mais précisait récemment que cela se ferait uniquement «si
les négociations débutent en 2005, s'il n'y a pas de circonstances
imprévisibles et si la Turquie continue sur cette voie». Hier, il a
demandé à Ankara des progrès d'ici à décembre sur les libertés
d'association et de religion. Olli Rehn, nouveau commissaire à
l'Elargissement, a estimé que, quelle que soit la décision de
décembre, il faudrait, avant de débuter les pourparlers, se livrer à
une étude comparée des législations turques et européennes, un
processus qui, traditionnellement faisait partie des négociations
elles-mêmes.
Si l'Italie, le Portugal, et l'Allemagne continuent de soutenir avec
force l'idée d'un feu vert en décembre, des pays comme la République
tchèque ou le Luxembourg optent pour un oui à Ankara assorti de
conditions strictes - notamment la possibilité, déjà évoquée par la
Commission, d'interrompre les négociations à tout moment. Jacques
Chirac, qui au début de l'automne était encore un chaud partisan de
l'adhésion tout court, s'est ouvert à l'idée d'une troisième voie
entre le statu quo et l'adhésion prônée par les conservateurs: si «le
chemin que peut faire la Turquie ne lui permet pas d'adhérer à
l'ensemble des valeurs de l'Europe, a jugé le président français le 5
novembre à Bruxelles, ce qu'il faut trouver, c'est le moyen de créer
un lien suffisamment fort pour qu'il n'y ait pas séparation entre
l'Europe et la Turquie tout en n'ayant pas d'intégration». Hier, dans
le Figaro, le député conservateur européen Jacques Toubon détaillait
ce que pourrait être l'alternative du «partenariat privilégié», qui
présenterait l'avantage de «réduire les dangers pour l'Europe et les
contraintes pour la Turquie». L'Autriche et les Pays-Bas seraient
aussi intéressés par la troisième voie. «Pour nous, négocier signifie
une appartenance à part entière. Aucune autre alternative n'est
possible», répète cependant Abdullah Gül.
L'épine chypriote
Une autre menace plane sur ses projets. Le président chypriote grec,
Tassos Papadopoulos, caresse l'idée d'user de son droit de veto si
les Turcs ne reconnaissent pas l'Etat chypriote grec, désormais
membre de l'UE. Il est soutenu par Athènes qui, sans évoquer le pire,
estime qu'il y a là un «problème». A Ankara, on croit avoir fait son
devoir en soutenant le référendum sur la réunification de l'île en
avril dernier, que la partie grecque a rejeté. Toutes ces difficultés
agacent en Turquie. Il y a une semaine, Abdullah Gul lâchait: «Nous
ne pensons pas que la Turquie doive faire n'importe quoi à n'importe
quel prix pour rejoindre l'UE.»
Encadré: L'armée turque a perdu de son influence
Bruxelles salue le retrait progressif des militaires de la vie
politique turque.
Par Delphine Nerbollier
Les enquêtes se suivent et se ressemblent: la dernière en date révèle
que 45% des professeurs d'université turcs ont confiance dans
l'armée, ce taux tombant à 17% et 4% pour le parlement et le
gouvernement. Nouvelle preuve s'il en fallait de la place centrale
que tient cette institution dans le coeur de la population.
«Contrairement à ce qui s'est passé en Europe, ce sont les militaires
qui ont donné naissance à la nation turque, dans les années 1920,
rappelle Hakan Altinay, directeur d'Osiaf Turquie (Open Society
Institute Assistance Foundation). Cela explique le soutien populaire
dont elle bénéficie.» Depuis quatre-vingt-un ans, l'armée joue en
effet le rôle de gardienne de la laïcité, de l'indivisibilité de
l'Etat et des valeurs kémalistes. C'est d'ailleurs prétendument pour
les défendre qu'elle s'est emparée du pouvoir en 1960, 1971 et 1980
et qu'elle a contraint le gouvernement dirigé par le parti islamiste
Refah à démissionner en 1997.
Populaire pourtant
L'armée, plébiscitée par les enquêtes d'opinion, forte de 500 000
hommes et deuxième puissance au sein de l'OTAN derrière les
Etats-Unis, perd pourtant de son influence. Bruxelles exige depuis
cinq ans qu'Ankara limite le pouvoir des militaires, ce qui, sur le
papier, est chose faite. Dix articles de la Constitution ont été
modifiés en mai dernier, permettant notamment au gouvernement d'avoir
le dernier mot en matière de dépenses militaires, pouvoir jusque-là
détenu par le général en chef des armées. L'ensemble de ces dépenses
figure désormais dans le budget de l'Etat et est soumis au contrôle
des députés.
Autre changement de taille, l'armée n'a plus de droit de regard sur
les médias publics nationaux ni sur l'enseignement supérieur. Enfin,
le Conseil national de sécurité, instance créée en 1982 et qui a
dicté pendant des années la politique intérieure du pays, à la
manière d'un gouvernement parallèle, est depuis quatre mois dirigé
par un civil. Yigit Alpogan, ancien ambassadeur, a présidé fin
octobre la première réunion de ce cabinet relooké au rôle purement
consultatif. «Une nouvelle règle du jeu est mise en place, explique
Alexandre Toumarkine, secrétaire scientifique de l'Institut français
des études anatoliennes, d'Istanbul. Cette orientation radicale,
voulue par l'Union européenne, est extrêmement importante.»
Ces réformes ont été menées par le gouvernement de Recep Tayyip
Erdogan, dont le parti, islamiste, a longtemps été combattu par les
militaires. Elles n'auraient toutefois jamais pu être appliquées sans
l'accord de l'armée elle-même. «La majorité des officiers n'est pas
enchantée de quitter l'espace politique, explique Alexandre
Toumarkine, mais elle va le faire si elle obtient la garantie que
c'est pour aller vers l'occidentalisation.»
Dans leur rapport rendu le 6 octobre, les commissaires européens ont
salué ce retrait progressif des militaires de la vie politique
turque, tout en rappelant que leur influence se fait encore sentir de
manière détournée, notamment au niveau économique. Premier
propriétaire foncier du pays, l'armée est à la tête d'une holding,
Oyak, composée de 26 entreprises, forte de 30 000 salariés, étalant
ses activités des banques aux assurances en passant par l'automobile.
Parallèlement, elle contrôle une fondation comptant une vingtaine de
sociétés spécialisées dans l'industrie militaire.
L'influence de l'armée dans les esprits ne semble pas non plus prête
à faiblir. «Les Turcs aiment l'armée par tradition, souligne
Alexandre Toumarkine. Celle-ci fait dans ce pays ce que d'autres
acteurs sociaux font ailleurs. Après le tremblement de terre de 1999,
elle a pallié les carences de l'Etat providence turc, en apportant
l'aide à la population sinistrée.»
Hakan Altinay craint lui une détérioration de la question kurde, en
Turquie et en Irak, qui forcerait les militaires à revenir sur le
devant de la scène. Fin octobre, le commandant en chef des armées, le
général Huseyin Kivrikoglu, a tapé du poing sur la table à ce sujet
en réponse aux commissaires européens qui appellent la Turquie à
donner davantage de droits aux «minorités». «Les Kurdes ne sont pas
une minorité en Turquie, ils ont participé à la création de la
République. Le Traité de Lausanne reconnaissant trois minorités
(ndlr: Grecs, Arméniens et juif, ndlr) ne peut être remis en
question.» Le message diffère peu de celui délivré sur le même thème
par le gouvernement et le président de la République. Il a simplement
été renforcé par le général en chef des armées dont la parole pèse,
quelles que soient les réformes en cours.
--Boundary_(ID_nfRDQYLOafi9hsNKqCJBoA)--
Le Temps, France
25 novembre 2004
EUROPE. Lors d'une rencontre à La Haye avant le sommet décisif du 17
décembre, le chef de la diplomatie néerlandaise a insisté sur la
liberté de choix des Etats malgré les recommandations favorables de
la Commission
A quelques semaines du prochain Conseil européen du 17 décembre, qui
doit décider si l'Union européenne entamera des négociations pour
l'adhésion de la Turquie, les partisans de la ligne dure envers
Ankara marquent des points. Malgré la recommandation favorable à une
intégration de la Turquie émise le 6 octobre dernier par la
Commission européenne, qui conseillait l'ouverture rapide de
négociations, les Vingt-Cinq souhaitent agir à leur guise. «Les Etats
membres sont les maîtres dans ce domaine», a souligné mercredi à La
Haye, Bernard Bot, le ministre néerlandais des Affaires étrangères.
Il y orchestrait une rencontre entre de hauts responsables de l'Union
européenne et le chef de la diplomatie turque, Abdullah Gül.
A mesure que les semaines passent, les conditions posées à la Turquie
pour ouvrir et mener ces négociations ont tendance à se multiplier.
Bernard Bot estime toujours que la Turquie pourrait rejoindre l'Union
en 2015, mais précisait récemment que cela se ferait uniquement «si
les négociations débutent en 2005, s'il n'y a pas de circonstances
imprévisibles et si la Turquie continue sur cette voie». Hier, il a
demandé à Ankara des progrès d'ici à décembre sur les libertés
d'association et de religion. Olli Rehn, nouveau commissaire à
l'Elargissement, a estimé que, quelle que soit la décision de
décembre, il faudrait, avant de débuter les pourparlers, se livrer à
une étude comparée des législations turques et européennes, un
processus qui, traditionnellement faisait partie des négociations
elles-mêmes.
Si l'Italie, le Portugal, et l'Allemagne continuent de soutenir avec
force l'idée d'un feu vert en décembre, des pays comme la République
tchèque ou le Luxembourg optent pour un oui à Ankara assorti de
conditions strictes - notamment la possibilité, déjà évoquée par la
Commission, d'interrompre les négociations à tout moment. Jacques
Chirac, qui au début de l'automne était encore un chaud partisan de
l'adhésion tout court, s'est ouvert à l'idée d'une troisième voie
entre le statu quo et l'adhésion prônée par les conservateurs: si «le
chemin que peut faire la Turquie ne lui permet pas d'adhérer à
l'ensemble des valeurs de l'Europe, a jugé le président français le 5
novembre à Bruxelles, ce qu'il faut trouver, c'est le moyen de créer
un lien suffisamment fort pour qu'il n'y ait pas séparation entre
l'Europe et la Turquie tout en n'ayant pas d'intégration». Hier, dans
le Figaro, le député conservateur européen Jacques Toubon détaillait
ce que pourrait être l'alternative du «partenariat privilégié», qui
présenterait l'avantage de «réduire les dangers pour l'Europe et les
contraintes pour la Turquie». L'Autriche et les Pays-Bas seraient
aussi intéressés par la troisième voie. «Pour nous, négocier signifie
une appartenance à part entière. Aucune autre alternative n'est
possible», répète cependant Abdullah Gül.
L'épine chypriote
Une autre menace plane sur ses projets. Le président chypriote grec,
Tassos Papadopoulos, caresse l'idée d'user de son droit de veto si
les Turcs ne reconnaissent pas l'Etat chypriote grec, désormais
membre de l'UE. Il est soutenu par Athènes qui, sans évoquer le pire,
estime qu'il y a là un «problème». A Ankara, on croit avoir fait son
devoir en soutenant le référendum sur la réunification de l'île en
avril dernier, que la partie grecque a rejeté. Toutes ces difficultés
agacent en Turquie. Il y a une semaine, Abdullah Gul lâchait: «Nous
ne pensons pas que la Turquie doive faire n'importe quoi à n'importe
quel prix pour rejoindre l'UE.»
Encadré: L'armée turque a perdu de son influence
Bruxelles salue le retrait progressif des militaires de la vie
politique turque.
Par Delphine Nerbollier
Les enquêtes se suivent et se ressemblent: la dernière en date révèle
que 45% des professeurs d'université turcs ont confiance dans
l'armée, ce taux tombant à 17% et 4% pour le parlement et le
gouvernement. Nouvelle preuve s'il en fallait de la place centrale
que tient cette institution dans le coeur de la population.
«Contrairement à ce qui s'est passé en Europe, ce sont les militaires
qui ont donné naissance à la nation turque, dans les années 1920,
rappelle Hakan Altinay, directeur d'Osiaf Turquie (Open Society
Institute Assistance Foundation). Cela explique le soutien populaire
dont elle bénéficie.» Depuis quatre-vingt-un ans, l'armée joue en
effet le rôle de gardienne de la laïcité, de l'indivisibilité de
l'Etat et des valeurs kémalistes. C'est d'ailleurs prétendument pour
les défendre qu'elle s'est emparée du pouvoir en 1960, 1971 et 1980
et qu'elle a contraint le gouvernement dirigé par le parti islamiste
Refah à démissionner en 1997.
Populaire pourtant
L'armée, plébiscitée par les enquêtes d'opinion, forte de 500 000
hommes et deuxième puissance au sein de l'OTAN derrière les
Etats-Unis, perd pourtant de son influence. Bruxelles exige depuis
cinq ans qu'Ankara limite le pouvoir des militaires, ce qui, sur le
papier, est chose faite. Dix articles de la Constitution ont été
modifiés en mai dernier, permettant notamment au gouvernement d'avoir
le dernier mot en matière de dépenses militaires, pouvoir jusque-là
détenu par le général en chef des armées. L'ensemble de ces dépenses
figure désormais dans le budget de l'Etat et est soumis au contrôle
des députés.
Autre changement de taille, l'armée n'a plus de droit de regard sur
les médias publics nationaux ni sur l'enseignement supérieur. Enfin,
le Conseil national de sécurité, instance créée en 1982 et qui a
dicté pendant des années la politique intérieure du pays, à la
manière d'un gouvernement parallèle, est depuis quatre mois dirigé
par un civil. Yigit Alpogan, ancien ambassadeur, a présidé fin
octobre la première réunion de ce cabinet relooké au rôle purement
consultatif. «Une nouvelle règle du jeu est mise en place, explique
Alexandre Toumarkine, secrétaire scientifique de l'Institut français
des études anatoliennes, d'Istanbul. Cette orientation radicale,
voulue par l'Union européenne, est extrêmement importante.»
Ces réformes ont été menées par le gouvernement de Recep Tayyip
Erdogan, dont le parti, islamiste, a longtemps été combattu par les
militaires. Elles n'auraient toutefois jamais pu être appliquées sans
l'accord de l'armée elle-même. «La majorité des officiers n'est pas
enchantée de quitter l'espace politique, explique Alexandre
Toumarkine, mais elle va le faire si elle obtient la garantie que
c'est pour aller vers l'occidentalisation.»
Dans leur rapport rendu le 6 octobre, les commissaires européens ont
salué ce retrait progressif des militaires de la vie politique
turque, tout en rappelant que leur influence se fait encore sentir de
manière détournée, notamment au niveau économique. Premier
propriétaire foncier du pays, l'armée est à la tête d'une holding,
Oyak, composée de 26 entreprises, forte de 30 000 salariés, étalant
ses activités des banques aux assurances en passant par l'automobile.
Parallèlement, elle contrôle une fondation comptant une vingtaine de
sociétés spécialisées dans l'industrie militaire.
L'influence de l'armée dans les esprits ne semble pas non plus prête
à faiblir. «Les Turcs aiment l'armée par tradition, souligne
Alexandre Toumarkine. Celle-ci fait dans ce pays ce que d'autres
acteurs sociaux font ailleurs. Après le tremblement de terre de 1999,
elle a pallié les carences de l'Etat providence turc, en apportant
l'aide à la population sinistrée.»
Hakan Altinay craint lui une détérioration de la question kurde, en
Turquie et en Irak, qui forcerait les militaires à revenir sur le
devant de la scène. Fin octobre, le commandant en chef des armées, le
général Huseyin Kivrikoglu, a tapé du poing sur la table à ce sujet
en réponse aux commissaires européens qui appellent la Turquie à
donner davantage de droits aux «minorités». «Les Kurdes ne sont pas
une minorité en Turquie, ils ont participé à la création de la
République. Le Traité de Lausanne reconnaissant trois minorités
(ndlr: Grecs, Arméniens et juif, ndlr) ne peut être remis en
question.» Le message diffère peu de celui délivré sur le même thème
par le gouvernement et le président de la République. Il a simplement
été renforcé par le général en chef des armées dont la parole pèse,
quelles que soient les réformes en cours.
--Boundary_(ID_nfRDQYLOafi9hsNKqCJBoA)--