Le Figaro, France
Mercredi 24 novembre 2004
Quel destin commun pour Ankara et l'Union ?
Turquie : les avantages du partenariat privilégié
Par JACQUES TOUBON *
Lorsque, il y a quatre ans, avec Alain Juppé, j'ai proposé de retenir
dans notre schéma de Constitution pour l'Europe la formule du
partenariat privilégié à destination de nos voisins et en particulier
de la Turquie, nous étions parmi les premiers à poser la question des
frontières de l'union politique.
La Convention a retenu, grâce aux positions courageuses de Valéry
Giscard d'Estaing, des dispositions très proches, c'est l'article 56
du projet de Constitution.
Aujourd'hui, au fur et à mesure que le débat sur les négociations
d'adhésion avec la Turquie s'intensifie, tout le monde, ou presque,
propose d'ouvrir une alternative avec le choix d'un partenariat
privilégié. Mais les partisans inconditionnels de l'adhésion ont bon
jeu de dire que cela ne signifie rien car ceux là même qui énoncent
ce concept se gardent bien de lui donner un contenu précis.
Or le partenariat privilégié, c'est une vraie politique d'alliance et
de destin partagés entre la Turquie et l'Union européenne qui seule,
s'inscrit dans notre ambition d'une union politique, source de
progrès économique et social et acteur majeur dans le monde.
Voici ce qu'elle pourrait contenir :
1. Une véritable politique commerciale commune. Il s'agit de dépasser
la simple union douanière pour intégrer la Turquie dans la politique
commerciale de l'Union. En vertu de l'article 13 du traité de 1995,
la Turquie est alignée purement et simplement sur le tarif extérieur
commun et ne participe pas aux négociations de politique commerciale
conduites par l'UE au nom des États membres. Le partenariat
privilégié prévoirait que la Turquie, par un accord particulier,
serait intégrée aux Conseils et aux groupes compétents en matière de
politique commerciale et négocierait les éléments du tarif extérieur
commun.
2. L'édification d'un État de droit. La voie de l'acquis
communautaire n'est pas la seule et elle peut apparaître comme moins
adaptée aux caractéristiques de la civilisation turque qu'une
coopération juridique et judiciaire, en matière civile et pénale,
pour assurer le respect des droits de l'homme et des droits des
minorités. Elle sera le meilleur moyen de préserver la laïcité
constitutionnelle de la Turquie tout en instaurant les principes des
libertés publiques et des droits de l'homme. C'est dans un tel cadre
que l'Europe pourra faire comprendre à la Turquie qu'elle ne peut,
seule au monde, continuer à nier le génocide des Arméniens en 1915.
3. Le contrôle de l'immigration. L'accord entre l'Union européenne et
la Turquie mettra en place un contrôle des flux migratoires
(éventuellement avec des quotas professionnels) et une surveillance
en commun des frontières extérieures de la Turquie. Il s'agit de
regarder la réalité en face et de la maîtriser, plutôt que de signer
un chèque en blanc sans aucune garantie, sauf la période de
transition.
4. La surveillance maritime. Le Bosphore et les Dardanelles ont une
importance majeure pour l'approvisionnement pétrolier ainsi que pour
le trafic militaire. Les traités internationaux contiennent des
dispositions en vue de garantir la liberté de navigation des
détroits. Il faut aller plus loin afin de contrôler les trafics
illicites de toute nature (drogue en particulier) et de se prémunir
contre tout risque d'interruption de la navigation. Pour y parvenir,
mettre en place une organisation commune du Bosphore entre l'UE et la
Turquie.
5. L'aide au développement. Une politique d'aide au développement
particulière à la Turquie et prenant en compte sa situation
spécifique (population, étendue, agriculture, niveau d'éducation,
minorités) serait contractuellement mise en place en s'inspirant du
système des fonds structurels de la politique régionale. Elle aurait
une efficacité plus grande et plus rapide que les négociations de
«marchands de tapis» qui marqueraient inévitablement la participation
de la Turquie à la politique régionale intégrée (le rapport Verheugen
prévoit même de faire une dérogation).
6. La politique étrangère et de défense. Prendre en compte la
situation géopolitique de la Turquie c'est acter sa nature
eurasiatique et promouvoir son rôle comme puissance de stabilité et
de médiation dans l'ensemble constitué par le Proche-Orient (arabe,
perse et turc), le Caucase et la mer Noire. Pour pouvoir jouer ce
rôle, la Turquie doit rester autonome des blocs et de l'UE.
La Turquie nouera des liens particuliers avec la PESC (Politique
extérieure et de sécurité commune) de la même façon qu'elle joue, aux
côtés des États-Unis, un rôle éminent dans l'Otan. Elle constituera
la charnière entre la PESC et l'Otan.
7. L'unification pacifique de Chypre. Il est évident que la Turquie
ne peut prétendre être membre de l'Union en refusant de reconnaître
la République de Chypre, État membre depuis le 1er mai 2004. Tout le
monde semble l'avoir oublié. Plutôt que de mettre entre parenthèses
cette situation pour permettre néanmoins l'adhésion de la Turquie, il
vaudrait mieux faire du règlement de la question chypriote l'un des
chapitres du Partenariat privilégié car il serait plus facile pour la
Turquie de sauvegarder dans cet accord les intérêts de la population
turque de l'île.
8. La politique culturelle. La Turquie conduit une politique assez
active dans des domaines variés : théâtre, musique, danse, cinéma.
Par exemple, elle vient d'adopter une loi sur l'aide publique à la
production cinématographique. La Turquie est membre depuis de longues
années du Fonds Eurimages du Conseil de l'Europe. Dans le partenariat
privilégié, elle participerait au Programme Media, appliquerait la
directive Télévision sans frontières et serait associée aux
coopérations en matière culturelle, notamment par la mise en valeur
du patrimoine artistique.
Conclusion : un partenariat privilégié, c'est prendre en compte de
manière réaliste, et non pas illusoire, la situation de la Turquie
contemporaine et les exigences de la construction de l'Union
politique. C'est réduire les dangers pour l'Europe et les contraintes
pour la Turquie qui résulteraient d'une adhésion formelle. C'est
permettre à la Turquie de jouer le rôle qui est le sien dans une
région-clé du monde. C'est tisser des liens spéciaux qui
correspondent aux traditions et aux valeurs des deux civilisations,
celle de l'Europe et celle du monde turc.
--Boundary_(ID_1uSVASw7mjzu3Rnv/DaYeA)--
Mercredi 24 novembre 2004
Quel destin commun pour Ankara et l'Union ?
Turquie : les avantages du partenariat privilégié
Par JACQUES TOUBON *
Lorsque, il y a quatre ans, avec Alain Juppé, j'ai proposé de retenir
dans notre schéma de Constitution pour l'Europe la formule du
partenariat privilégié à destination de nos voisins et en particulier
de la Turquie, nous étions parmi les premiers à poser la question des
frontières de l'union politique.
La Convention a retenu, grâce aux positions courageuses de Valéry
Giscard d'Estaing, des dispositions très proches, c'est l'article 56
du projet de Constitution.
Aujourd'hui, au fur et à mesure que le débat sur les négociations
d'adhésion avec la Turquie s'intensifie, tout le monde, ou presque,
propose d'ouvrir une alternative avec le choix d'un partenariat
privilégié. Mais les partisans inconditionnels de l'adhésion ont bon
jeu de dire que cela ne signifie rien car ceux là même qui énoncent
ce concept se gardent bien de lui donner un contenu précis.
Or le partenariat privilégié, c'est une vraie politique d'alliance et
de destin partagés entre la Turquie et l'Union européenne qui seule,
s'inscrit dans notre ambition d'une union politique, source de
progrès économique et social et acteur majeur dans le monde.
Voici ce qu'elle pourrait contenir :
1. Une véritable politique commerciale commune. Il s'agit de dépasser
la simple union douanière pour intégrer la Turquie dans la politique
commerciale de l'Union. En vertu de l'article 13 du traité de 1995,
la Turquie est alignée purement et simplement sur le tarif extérieur
commun et ne participe pas aux négociations de politique commerciale
conduites par l'UE au nom des États membres. Le partenariat
privilégié prévoirait que la Turquie, par un accord particulier,
serait intégrée aux Conseils et aux groupes compétents en matière de
politique commerciale et négocierait les éléments du tarif extérieur
commun.
2. L'édification d'un État de droit. La voie de l'acquis
communautaire n'est pas la seule et elle peut apparaître comme moins
adaptée aux caractéristiques de la civilisation turque qu'une
coopération juridique et judiciaire, en matière civile et pénale,
pour assurer le respect des droits de l'homme et des droits des
minorités. Elle sera le meilleur moyen de préserver la laïcité
constitutionnelle de la Turquie tout en instaurant les principes des
libertés publiques et des droits de l'homme. C'est dans un tel cadre
que l'Europe pourra faire comprendre à la Turquie qu'elle ne peut,
seule au monde, continuer à nier le génocide des Arméniens en 1915.
3. Le contrôle de l'immigration. L'accord entre l'Union européenne et
la Turquie mettra en place un contrôle des flux migratoires
(éventuellement avec des quotas professionnels) et une surveillance
en commun des frontières extérieures de la Turquie. Il s'agit de
regarder la réalité en face et de la maîtriser, plutôt que de signer
un chèque en blanc sans aucune garantie, sauf la période de
transition.
4. La surveillance maritime. Le Bosphore et les Dardanelles ont une
importance majeure pour l'approvisionnement pétrolier ainsi que pour
le trafic militaire. Les traités internationaux contiennent des
dispositions en vue de garantir la liberté de navigation des
détroits. Il faut aller plus loin afin de contrôler les trafics
illicites de toute nature (drogue en particulier) et de se prémunir
contre tout risque d'interruption de la navigation. Pour y parvenir,
mettre en place une organisation commune du Bosphore entre l'UE et la
Turquie.
5. L'aide au développement. Une politique d'aide au développement
particulière à la Turquie et prenant en compte sa situation
spécifique (population, étendue, agriculture, niveau d'éducation,
minorités) serait contractuellement mise en place en s'inspirant du
système des fonds structurels de la politique régionale. Elle aurait
une efficacité plus grande et plus rapide que les négociations de
«marchands de tapis» qui marqueraient inévitablement la participation
de la Turquie à la politique régionale intégrée (le rapport Verheugen
prévoit même de faire une dérogation).
6. La politique étrangère et de défense. Prendre en compte la
situation géopolitique de la Turquie c'est acter sa nature
eurasiatique et promouvoir son rôle comme puissance de stabilité et
de médiation dans l'ensemble constitué par le Proche-Orient (arabe,
perse et turc), le Caucase et la mer Noire. Pour pouvoir jouer ce
rôle, la Turquie doit rester autonome des blocs et de l'UE.
La Turquie nouera des liens particuliers avec la PESC (Politique
extérieure et de sécurité commune) de la même façon qu'elle joue, aux
côtés des États-Unis, un rôle éminent dans l'Otan. Elle constituera
la charnière entre la PESC et l'Otan.
7. L'unification pacifique de Chypre. Il est évident que la Turquie
ne peut prétendre être membre de l'Union en refusant de reconnaître
la République de Chypre, État membre depuis le 1er mai 2004. Tout le
monde semble l'avoir oublié. Plutôt que de mettre entre parenthèses
cette situation pour permettre néanmoins l'adhésion de la Turquie, il
vaudrait mieux faire du règlement de la question chypriote l'un des
chapitres du Partenariat privilégié car il serait plus facile pour la
Turquie de sauvegarder dans cet accord les intérêts de la population
turque de l'île.
8. La politique culturelle. La Turquie conduit une politique assez
active dans des domaines variés : théâtre, musique, danse, cinéma.
Par exemple, elle vient d'adopter une loi sur l'aide publique à la
production cinématographique. La Turquie est membre depuis de longues
années du Fonds Eurimages du Conseil de l'Europe. Dans le partenariat
privilégié, elle participerait au Programme Media, appliquerait la
directive Télévision sans frontières et serait associée aux
coopérations en matière culturelle, notamment par la mise en valeur
du patrimoine artistique.
Conclusion : un partenariat privilégié, c'est prendre en compte de
manière réaliste, et non pas illusoire, la situation de la Turquie
contemporaine et les exigences de la construction de l'Union
politique. C'est réduire les dangers pour l'Europe et les contraintes
pour la Turquie qui résulteraient d'une adhésion formelle. C'est
permettre à la Turquie de jouer le rôle qui est le sien dans une
région-clé du monde. C'est tisser des liens spéciaux qui
correspondent aux traditions et aux valeurs des deux civilisations,
celle de l'Europe et celle du monde turc.
--Boundary_(ID_1uSVASw7mjzu3Rnv/DaYeA)--