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    L'Express
    29 novembre 2004

    "Même les croyants ont intégré la laïcité"; La culture

    Roy Olivier


    Pour l'opinion publique européenne, la Turquie pose problème parce
    qu'il s'agit d'un pays musulman. Mais cette question n'est jamais
    soulevée par Bruxelles, puisque la Turquie est un pays laïque de par
    sa Constitution. Les conditions imposées par Bruxelles à la Turquie
    pour entrer dans l'Europe ne concernent en rien l'islam ni la
    société, mais les institutions et le droit turcs: ceux-ci sont
    considérés, à juste titre, comme n'étant pas encore suffisamment
    démocratiques, du fait du poids de l'armée, de la liberté d'action de
    la police et des restrictions à la liberté d'expression. On voit donc
    que l'approche de l'Union européenne ignore totalement ce qui est de
    fait la préoccupation de l'opinion publique européenne, l'islam.

    Les institutions, gardiennes de la laïcité ou obstacle à la
    démocratie?

    Le débat repose sur un paradoxe: en Turquie, ce sont les institutions
    ayant permis d'enraciner la laïcité dans la société qui sont
    aujourd'hui le principal obstacle à l'entrée de la Turquie en Europe.
    Atatürk, pour occidentaliser son pays, s'est appuyé sur un Etat fort,
    jacobin et nationaliste, où l'armée reste, aujourd'hui encore,
    l'arbitre ultime et tire souvent les ficelles au sein du Conseil
    supérieur de sécurité. Cette armée est régulièrement intervenue pour
    mettre fin à ce qui lui apparaissait comme une mise en cause de la
    laïcité par le gouvernement (ouvertement en 1960, 1971 et 1980, et
    plus discrètement en 1998), mais elle s'oppose aussi à toute
    expression publique de l'identité kurde et à toute critique de
    l'histoire officielle, concernant par exemple la question arménienne.
    Le voile est interdit non seulement à l'école et dans la fonction
    publique, mais aussi à l'université. Cette laïcité autoritaire et ce
    nationalisme militant sont défendus non seulement par l'armée, mais
    aussi par une partie de la haute administration (y compris la
    justice), un ensemble qu'on appelle en Turquie l' "Etat profond",
    lequel se considère comme dépositaire d'une légitimité et d'une
    continuité qui ne sauraient être remises en question par le vote
    populaire. Il est incarné par le Conseil national de sécurité, qui
    réunit l'état-major et le gouvernement. Or le principe même de
    l'intégration dans l'Europe suppose justement la disparition de cet
    "Etat profond", le renoncement à une partie de la souveraineté, le
    retrait total de l'armée de la vie politique, une justice
    indépendante, le primat des droits de l'homme, la liberté
    d'expression et une forme de reconnaissance des identités régionales
    ou ethniques, selon des modalités qui peuvent être d'ailleurs très
    variables. Les institutions dans leur forme actuelle ne répondent pas
    encore aux critères européens (affirmés à Copenhague en 1993).
    Néanmoins, le mouvement de réforme de l'Etat est entamé depuis les
    années 1980, en fait depuis que l'armée a installé Turgut Özal au
    poste de Premier ministre: sous l'influence d'un patronat libéral et
    proeuropéen, ce dernier a, jusqu'à sa mort en 1994, ébranlé les
    tabous du kémalisme.

    Mais, si l'on continue dans ce sens, n'y a-t-il pas un risque de voir
    l'islam militant faire retour dans la société et la vie politique,
    rendant effectivement impossible toute intégration dans l'Europe? La
    Turquie peut-elle échapper à la malédiction de nombre de pays
    musulmans, où la laïcité s'impose au détriment de la démocratie?

    L'islam turc entre laïcité et revivalisme

    La Turquie n'est pas un Etat laïque à la française, puisque le clergé
    reste contrôlé par l'Etat: la direction des affaires religieuses
    (Diyanet), qui dépend directement du Premier ministre, salarie les
    principaux imams, contrôle les lycées religieux qui les forment et
    diffuse même des modèles de prêches recommandés. Mais, dans bien
    d'autres pays européens (Allemagne, Scandinavie) le clergé est lui
    aussi fonctionnarisé. L'islam en Turquie n'est d'ailleurs pas une
    religion d'Etat, comme le christianisme peut l'être en
    Grande-Bretagne ou au Danemark. En Turquie, l'islam officiel définit
    une religion réduite au minimum, c'est-à-dire à la seule pratique du
    culte, sans inférence dans la vie politique, culturelle ou sociale.

    La société dite "civile" est-elle plus marquée par l'islam? Quelle
    que soit la vitalité de la religion, cette société a intégré et
    intériorisé la laïcité comme les catholiques ont fini par le faire en
    Occident. La question n'est pas tant d'opposer les "libéraux" aux
    "conservateurs": on peut, en islam turc comme chez de nombreux
    chrétiens en Europe, être à la fois homme de foi et citoyen. La
    politique de laïcité forcée a changé les mentalités. Les Turcs, même
    très croyants, ne la remettent pas en question, à l'exception de
    petits groupes marginaux, souvent plus proches de sectes que de vrais
    mouvements politiques. Le ramadan ne marque pas le paysage urbain,
    l'alcool se consomme partout, l'homosexualité se montre (Zeki Müren,
    un célèbre acteur travesti, a été enterré très religieusement en
    1996), la culture est moderne, l'athéisme se porte bien, ainsi que la
    littérature de fiction.

    Certes, le revivalisme religieux contemporain se voit tant en
    politique (succès du parti AK) que dans la société (augmentation du
    nombre de femmes voilées). Mais il n'y a pas de synergie entre les
    deux: d'une part, le mouvement islamiste s'est complètement moulé
    dans le cadre de l'Etat-nation démocratique et moderne; d'autre part,
    les formes de revivalisme religieux, comme le retour du soufisme, se
    font en dehors des mouvements politiques.

    L'islamisme turc s'était voulu à travers le parti Refah, fondé et
    dirigé par Necmettin Erbakan à la fin des années 1960, une
    alternative au kémalisme qui permettait à la Turquie de retrouver une
    identité musulmane: ce parti représentait donc un clair refus de
    l'Europe. Mais le parti n'a jamais pu faire plus de 21% aux
    élections, ce qui lui a assuré tout de même le gouvernement en 1996.
    Dissous par l'armée, il s'est scindé en deux: la jeune garde, avec
    Tayyip Erdogan, ancien maire d'Istanbul, fonde l'AK Parti,
    aujourd'hui au pouvoir. La vieille garde obtient à peine 2% aux
    élections législatives d'octobre 2002, tandis que l'AK Parti triomphe
    avec 34% sur un programme qui ignore superbement toute référence à la
    religion. L'électorat de l'AK vient bien au-delà du noyau des
    pratiquants. L'AK fonctionne comme une démocratie-chrétienne: il est
    très libéral en économie et conservateur sur le plan des valeurs,
    comme peut l'être la CDU bavaroise. En ce sens, c'est bien un parti
    européen. Mais sa victoire montre surtout que le principe de la
    laïcité politique est intégré même par des gens très religieux.

    En fait, le parti n'a pas été porté par une vague de retour de la
    religion. Le revivalisme religieux est plutôt le fait de confréries,
    comme les Nakshbandi ou Suleymanci, qui ne se préoccupent pas
    d'établir un parti politique et encore moins un Etat islamique (même
    si elles n'hésitent pas à soutenir des candidats de différents
    partis). Une d'entre elles, le groupe de Fethullah Gülen, fait preuve
    d'un activisme et d'un sectarisme qui la rapprochent d'une secte et
    ne laissent pas d'inquiéter. Cependant, la scène religieuse est en
    fait très diversifiée: la religion s'est bien privatisée, comme
    l'économie.

    Conservatisme moral et retour

    du religieux

    Le droit turc est complètement laïque: il a été importé par Atatürk
    tel quel des droits français, italien et suisse. Il n'y a absolument
    rien qui rappelle l'islam dans le code. Mais la tentative du
    gouvernement de faire passer une loi prohibant l'adultère, l'été
    dernier, a fait craindre une inflexion plus religieuse. Pourtant, en
    fait, cette loi n'avait rien à voir avec la charia, puisqu'elle
    définit le couple marié selon le modèle occidental (un couple
    monogame où les conjoints sont égaux): il s'agit plus ici de copier
    le retour des valeurs religieuses, comme aux Etats-Unis (où 10 Etats
    ont une telle loi) que de se rapprocher de l'Arabie saoudite. Les
    croyants en Turquie sont plus proches des conservateurs religieux
    chrétiens que des islamistes arabes: on peut s'en inquiéter, mais à
    chacun son Europe.
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