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L'impatience des Turcs de France

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  • L'impatience des Turcs de France

    L'Express
    29 novembre 2004

    L'impatience des Turcs de France

    par Vidalie Anne

    L'hostilité à l'entrée de son pays d'origine dans l'Europe déçoit
    cette communauté solidement installée dans l'Hexagone. Elle balance
    entre le repli identitaire et une intégration qui, chez les jeunes,
    commence à faire évoluer les mentalités


    Deniz Yilmaz ne comprend plus ses concitoyens français. Née de
    parents turcs, cette jeune femme de 32 ans, assistante juridique à
    Paris, a du mal à croire les sondages. A croire que 75% des Français,
    selon l'Ifop, s'opposent à l'adhésion de la Turquie à l'Union
    européenne: "Pourquoi sont-ils contre?" Non, vraiment, elle ne
    comprend pas. Elle qui, arrivée en France à 3 ans, a repris ses
    études de droit pour devenir avocate, et se sent française, se
    surprend à défendre le pays de ses parents, de ses vacances, de ses
    racines. "Il y a pourtant des tas de choses que je n'aime pas en
    Turquie!"

    Les atermoiements français sèment le trouble parmi les quelque 400
    000 Turcs de France, naturalisés ou non, et Français d'origine
    turque. Intarissables, ils se disent touchés, déçus, peinés. Comme
    Aydan Merdan, 23 ans, étudiante en mastère d'ingénierie des affaires
    à Paris, dont la lecture du moment s'intitule La Turquie, vers un
    rendez-vous décisif avec l'Union europénne (sous la direction de
    Didier Billion, PUF): "Je suis attristée par l'hostilité de la
    France, par ce rejet soudain. La Turquie a tant fait pour entrer dans
    l'Union, du respect des minorités aux progrès énormes dans le domaine
    des droits de l'homme. Et puis, une parole a été donnée..." Sa mère,
    Zehra, propriétaire d'un restaurant près de la place de la
    République, s'emporte: "Il n'est pas démocratique d'imposer plus de
    contraintes à la Turquie qu'aux autres pays candidats! Je veux bien
    de l'Europe, mais aux mêmes conditions que les autres..." Zehra et sa
    fille mettent en avant la peur du poids démographique de la Turquie,
    la méfiance face à l'islam. La mauvaise image de leur pays d'origine,
    aussi. "Quand on évoque la Turquie ici, regrette Aydan, c'est
    Midnight Express, la torture dans les prisons, les femmes voilées, le
    génocide arménien. C'est dur... On ne parle pas de la Turquie
    moderne, européenne, laïque, ouverte, de la Turquie qui bouge, qui
    change."

    Des réseaux familiaux ou confessionnels

    Les Français ne connaissent pas la Turquie, ruminent les Turcs de
    France, ils ne nous connaissent pas, nous qui vivons ici depuis deux
    générations." Les premiers ont débarqué en 1969, lorsque la France
    avait besoin de bras pour faire tourner ses usines automobiles et ses
    chantiers de construction. Ils ont été accueillis chaleureusement.
    "Le patron de l'entreprise de btiment qui m'avait recruté
    m'attendait à la gare avec sa Fiat jaune, raconte avec émotion
    Muhammet Durak, 59 ans, arrivé en Alsace en 1971 et aujourd'hui à la
    tête de plusieurs sociétés. Puis on est allé déjeuner ensemble, au
    restaurant." Ces ouvriers n'ont pas choisi la France. Ils auraient
    préféré sa voisine allemande, destination des premiers émigrés dans
    les années 1950. "Je me suis inscrit pour l'Allemagne, et c'est la
    France qui est sortie", lchent-ils. Peu importait, au fond, car ils
    n'avaient pas l'intention de prendre racine si loin de chez eux. Ils
    voulaient rester le temps de réussir, de mettre assez d'argent de
    côté pour rentrer au village acheter une maison, un champ, une
    boutique.

    Au fil des ans, ils ont rameuté frères, cousins, oncles, neveux,
    voisins. A la demande de leurs employeurs, souvent. "Jusqu'au coup
    d'arrêt donné à l'immigration économique en 1974, les réseaux
    familiaux, régionaux, ethniques - kurdes, turcs, arméniens,
    tcherkesses, grecs, kazakhs... - et confessionnels - alévis, yézidis,
    syro-chaldéens... - ont fonctionné à plein", observe Stéphane de
    Tapia, démographe, spécialiste de l'immigration turque au CNRS, à
    Strasbourg. La plupart venaient des contrées rurales et pauvres de
    l'Anatolie centrale et orientale. A la suite du coup d'Etat militaire
    du 12 septembre 1980, les réfugiés politiques - militants de gauche,
    autonomistes kurdes, syndicalistes, etc. - ont grossi à leur tour les
    rangs des Turcs de France. Eux non plus ne voulaient pas rester.
    "Quand je suis arrivé, en 1982, je pensais retourner en Turquie dès
    que les choses seraient rentrées dans l'ordre, témoigne Ahmet, kurde
    et tailleur de son métier. Et puis les années ont passé, les enfants
    sont nés ici, on a fait notre vie..."

    Un islam plutôt modéré

    Avec la crise économique en Europe et l'instabilité politique en
    Turquie, le provisoire s'est peu à peu fait durable. "Les Turcs ont
    été conduits à reformuler leur projet migratoire, explique Gaye
    Petek, présidente d'Elele ("la main dans la main"), association
    parisienne d'aide à l'intégration. Dans la deuxième moitié des années
    1970, ils ont commencé à faire venir leurs femmes et leurs enfants.
    Tout en admettant que le retour au pays devenait de plus en plus
    aléatoire, ces premiers immigrants refusaient que l'installation en
    France se double d'une assimilation. Ils voulaient éviter
    l'acculturation définitive des enfants et protéger le groupe dans sa
    différence à travers la préservation de l'identité familiale
    traditionnelle, religieuse et villageoise."

    Qu'ils vivent en Alsace, où ils constituent la première communauté
    étrangère, en région parisienne, en Rhône-Alpes ou en Aquitaine, les
    Turcs de France restent cramponnés à leurs racines, tout en s'agaçant
    des gages d'intégration que la société française exige d'eux. Prompts
    à se sentir stigmatisés. "J'ai beau être arrivé en France dès 1976,
    avoir décroché un doctorat d'économie à la Sorbonne et épousé une
    Française, diriger une société de promotion publicitaire depuis
    quinze ans, je ressens parfois une forme larvée de discrimination",
    déplore Servet Demir, 48 ans, président de l'association qui fédère
    les alévis de France, ces Turcs adeptes de l'alévisme, doctrine
    religieuse empreinte d'humanisme, très attachés à la laïcité et à
    l'égalité entre les sexes. Ce sentiment d'être, à vie, l'étranger,
    Faruk Gunaltay, 55 ans, le connaît bien. "On est confronté aux
    préjugés racistes et aux lieux communs, affirme le directeur du
    cinéma l'Odyssée, à Strasbourg et alsacien depuis l'ge de 6 mois. On
    me dit encore "Vous n'avez pas l'air turc", comme si c'était un
    compliment!" "Qu'est-ce que ça veut dire, au juste, l'intégration?
    questionne Ozcan Onder, 43 ans, employé dans une société d'entretien
    automobile et président de l'Association des parents d'élèves turcs
    de Strasbourg. Je vis en France depuis un quart de siècle, je paie
    mes impôts, je travaille, je respecte les lois, mes enfants sont
    français... Que dois-je faire de plus? J'estime être bien intégré. En
    revanche, je suis contre l'assimilation. Je souhaite que ma fille et
    mes deux fils parlent turc, qu'ils connaissent la Turquie, son
    histoire, sa culture." Par-delà sa fragmentation ethnique,
    idéologique et religieuse, la communauté turque serre les rangs
    autour de ses étendards: la langue et l'attachement à la nation
    turque. Dépourvus de liens historiques et culturels avec la France,
    fiers de leur passé impérial et de leurs traditions, les Turcs ont le
    nationalisme chevillé au corps. "Nous n'avons pas de complexes, nous
    ne nous sentons ni inférieurs ni redevables", résume Sevinç Mert, 33
    ans, la très directe présidente de l'Assemblée citoyenne des
    originaires de Turquie, une association qui milite pour une
    participation accrue des Turcs de France à la vie politique et
    sociale.

    "Le sentiment national turc ne reflète pas une relation affective à
    un Etat, mais à des pratiques culturelles, à un groupe avec lequel on
    se sent une communauté de destin, souligne Samim Akgönül, historien
    et politologue au CNRS, à Strasbourg. Dans la société traditionnelle,
    l'individu n'existe pas en dehors de sa communauté. En situation
    d'immigration, l'appartenance au groupe et la volonté d'être ensemble
    sont encore plus forts, car la minorité est plus compacte."

    Dans les villes et villages où elle a posé ses valises, la première
    génération d'immigrés a reconstitué une petite Turquie avec ses
    rites, ses mosquées, ses imams et ses codes sociaux. Au nom de la
    tradition. Au nom de l'islam. "Lorsque la religion de la population
    immigrée est différente de celle de la société globale, le discours
    justifiant la perpétuation des normes traditionnelles est un discours
    religieux", décrypte Riva Kastoryano, chargée de recherche au CNRS,
    spécialiste de la communauté turque. Les Turcs pratiquent
    majoritairement un islam plutôt modéré. Et pourtant. "Jeûner pendant
    le ramadan et aller à la mosquée le week-end deviennent des gages
    d'appartenance au groupe, remarque Samim Akgönül. Celui qui se sent
    en danger d'un point de vue identitaire se raccroche à la langue et à
    la religion." Résultat, l'islamisme turc a fleuri en Europe, sur le
    terreau de l'immigration. "Le Milli Görüs - la Vision nationale -
    bien implanté en France, reflète cette sensibilité dont est
    d'ailleurs issu l'actuel Premier ministre turc, Recep Tayyip
    Erdogan", précise Franck Fregosi, politologue, spécialiste de l'islam
    au CNRS.

    Chez beaucoup de Turcs de France, l'horloge s'est arrêtée il y a
    trente ans. Seher Pansart, 39 ans, en France depuis quinze ans, s'en
    étonne encore. Médiatrice depuis 1997 au service de l'Association
    départementale pour l'accompagnement des migrants et de leurs
    familles, elle connaît bien les familles turques de
    Chlette-sur-Loing, banlieue industrielle de Montargis, et de
    Saint-Jean-de-la-Ruelle, près d'Orléans. "Ce qui est frappant, c'est
    leur façon de vivre, de meubler leurs maisons. Ils reproduisent la
    Turquie qu'ils ont quittée, dans une crispation identitaire
    qu'explique leur peur de l'extérieur. L'immense majorité des femmes
    ne parle pas français, d'ailleurs, et tient toutes ses informations
    de la télévision turque." Beaucoup de parents envoient leurs enfants
    à des cours coraniques dans les mosquées. Là, disent-ils, on leur
    apprend à respecter les aînés, on leur inculque la discipline.

    "On aime vivre ensemble, se retrouver en groupe, célébrer les fêtes,
    rapporte Deniz Yilmaz. A Saint-Michel-sur-Orge, dans l'Essonne, où
    j'habite avec mes parents, j'ai une de mes tantes, quatre oncles et
    un arrière-cousin." Au total, la "smala", comme elle l'appelle
    affectueusement, compte une quarantaine de membres. Une chance pour
    Deniz, son père est l'aîné de la fratrie. "Du coup, mes oncles et mes
    tantes ne se mêlent pas de ma vie." Tout le monde n'a pas cette
    veine. "Certaines femmes se plaignent d'être surveillées par leurs
    voisins, indique Seher Pansart. Mais elles apprécient d'être épaulées
    par la communauté, qui leur procure un sentiment de sécurité."

    Les Turcs de France ne laissent jamais les leurs sur le carreau. Ils
    se prêtent de l'argent, de fortes sommes parfois, sur parole. "Quand
    l'un de nous est au chômage, se marie ou sort de l'école, on se
    débrouille pour l'aider à se loger et à trouver un travail, renchérit
    Hatice Sahin, 34 ans, secrétaire du conseil régional du culte
    musulman, à Strasbourg. C'est comme ça que mon mari a trouvé un
    emploi dans le btiment en arrivant de Turquie, après notre mariage,
    alors qu'il ne parlait pas français." Cette solidarité nourrit le
    dynamisme économique de la communauté. Exemple: l'immobilier, qu'elle
    investit massivement. "A Mulhouse, les Turcs achètent des immeubles
    entiers, qu'ils rénovent et louent aux nouveaux arrivants, raconte
    Arlette Grosskost, députée UMP du Haut-Rhin. Voilà comment s'est
    constitué le "Petit Istanbul", entre l'avenue de Colmar, la rue de la
    Filature, la rue du Gaz et la rue de Strasbourg."

    Sclérose sociale et culturelle

    Altan Gökalp, anthropologue, directeur de recherche au CNRS, en est
    convaincu: "C'est par le biais de l'économie que se fera
    l'intégration. A la chinoise." Une opinion partagée par Samim
    Akgönül. "Le travail, l'épargne, l'investissement et l'entraide sont
    sacralisés par les Turcs, qui font montre d'un dynamisme
    entrepreneurial vigoureux et d'une éthique du labeur quasi
    protestante." L'adage (turc) ne dit-il pas: "Ma patrie, ce n'est pas
    là où je suis né, mais là où je gagne mon pain"? Muhammet Durak,
    alsacien depuis trente-trois ans, incarne à merveille ce dicton.
    Pendant deux ans, il a été chef d'équipe sur les chantiers la semaine
    et coiffeur les week-ends et jours fériés. En 1974, il a créé sa
    première société, dans le btiment. "J'étais sur le pont jusqu'à 23
    heures tous les jours, se souvient ce petit homme volubile et
    chaleureux. Tant et si bien que j'ai été opéré deux fois pour des
    hernies discales." Il s'est bti un petit conglomérat d'entreprises:
    un magasin d'habillement spécialisé dans les tenues islamiques, une
    société immobilière, une compagnie d'import-export aux Pays-Bas, un
    supermarché à Rüsselsheim, près de Francfort, un autre à Mannheim.

    La famille Asan a fait un bout de chemin, elle aussi, depuis que le
    père est arrivé à Strasbourg comme maçon-coffreur. En une génération,
    la petite épicerie du quartier du Neudorf s'est muée en florissante
    PME de distribution alimentaire, Pro Inter. Une histoire comme les
    Turcs les aiment. Les quatre frères ont mis la main à la pte pour
    épauler le patriarche. "Le premier souci des Turcs d'ici est de
    trouver une occupation, un travail pour leurs enfants, observe Salih
    Asan, 33 ans, PDG de l'entreprise. Pour leur éviter la délinquance et
    les mauvaises fréquentations." Quitte à expédier le jeune qui tourne
    mal chez un grand-père ou un oncle en Turquie, à charge pour eux de
    le remettre dans le droit chemin.

    "Cette communauté règle ses conflits à l'intérieur du groupe et
    exerce un contrôle tatillon sur les jeunes", souligne Gaye Petek. Ces
    règles sociales pèsent lourdement sur les épaules des adolescents et
    des jeunes adultes nés en France ou arrivés dans les bras de leurs
    mères. "L'immigration est un lieu de sclérose sociale et culturelle,
    voire de régression, tranche Altan Gökalp. Les filles d'Istanbul
    mènent une vie bien plus libre que celles de Mulhouse ou de Cholet."
    Le sujet qui fche, c'est le mariage. Parce qu'on touche là au sexe
    et à la descendance, au sang et au devenir de l'identité turque.
    Rares sont les unions avec des Français de souche. Les parents
    veillent au grain. "On tolère que les garçons aient des relations
    avec des Françaises avant le mariage, voire mènent une double vie
    après, indique Ahmet Kaptan, psychologue clinicien, qui sonde les
    mes des Turcs de Strasbourg depuis trente ans. En revanche, il est
    exclu pour beaucoup de familles, à l'exception des alévis notamment,
    que leurs filles sortent avec des Français."

    Le drame des mariages arrangés

    Zeynep et Marc en savent quelque chose. Profs tous les deux, ils se
    sont rencontrés en 1999, dans le collège où ils enseignaient. Le coup
    de foudre. Pendant deux ans, ils se sont vus en cachette, ou chez les
    parents de Marc. Pas question de mettre ceux de Zeynep dans la
    confidence. Trop risqué. D'autant que la jeune fille s'était fiancée,
    en Turquie, avec son cousin. "J'avais accepté pour faire plaisir à
    mes parents", confie-t-elle. Alors, un beau jour de 2002, les deux
    tourtereaux ont fait leurs bagages et sont partis filer le parfait
    amour à l'autre bout de la France. Depuis, ils se sont mariés et ont
    fait un bébé. Louis a six mois aujourd'hui. Il apprendra le turc.
    Mais c'est lui qui choisira sa religion, plus tard.

    On ne badine pas avec l'honneur. Tel ce père de famille qui a
    prestement rapatrié femme et enfants en Anatolie, sous prétexte que
    sa fille aînée était partie avec un Allemand. Pour laver la faute. Et
    fuir le qu'en-dira-t-on, si étouffant... "C'est une règle d'or dans
    la société turque, analyse Samim Akgönül. Chacun est redevable devant
    le groupe de ses actes et de ses paroles. La pression est énorme.
    Toute concession est vécue comme une trahison." On se marie de
    préférence entre Kurdes, alévis, sunnites. Et on va chercher l'élu(e)
    en Turquie. Un bon moyen, pense-t-on, de faire d'une pierre trois
    coups: ralentir l'assimilation honnie, régénérer la sacro-sainte
    turcité et alimenter la dynamique migratoire. La bonne conscience en
    prime. "En faisant venir un jeune homme ou une jeune femme de la
    famille, du village ou de la région, on s'exonère du sentiment
    d'avoir trahi en quittant la Turquie", estime Seher Pansart. Ces
    mariages arrangés, parfois forcés, représenteraient la grande
    majorité des unions - et la quasi-totalité de l'immigration turque
    depuis quinze ans. Avec leur lot de déceptions, de ruptures, de
    violences. "Il y a un décalage social entre ceux qui viennent de
    Turquie et ceux d'ici, explique Muharrem Koç, coordinateur de
    l'Association de solidarité avec les travailleurs turcs, à
    Strasbourg. Des jeunes filles qui ont fait des études supérieures
    là-bas, qui allaient au thétre et au cinéma, se retrouvent cloîtrées
    à la maison, mariées avec des garçons qui ont tout juste un CAP ou un
    BEP." D'autres, qui allaient nu-tête à Izmir ou à Istanbul, doivent
    porter le voile en France. Comme cette jeune mariée que son époux
    attendait à l'aéroport de Strasbourg, un foulard dans la poche, sous
    prétexte qu' "Ici, on n'est pas en Turquie!".

    Cet après-midi d'octobre, quatre jolies filles turques, gaies comme
    des pinsons, bavardent dans les locaux d'Elele, près du canal
    Saint-Martin. Une gaieté qui fait la nique au destin. Car leurs rêves
    brisés se ressemblent tristement. Elles ont été abandonnées par leurs
    maris, des Français d'origine turque, épousés au pays. Elles ne
    parlent pas français, n'ont pas de travail ni de famille. Juste un
    lit dans un foyer et la main secourable que leur tendent Gaye Petek
    et les bénévoles d'Elele. Parmi elles, Senem, 23 ans, a été "repérée"
    par la famille de son futur mari, originaire de la même ville
    qu'elle. Elle a insisté, quand même, pour rencontrer son promis avant
    que la date du mariage soit fixée. Ils ont passé une demi-heure
    ensemble. Quinze jours plus tard, ils étaient unis civilement. Son
    mari, Vedat, est reparti en France. Les deux jeunes mariés ne se sont
    revus qu'un an plus tard, pour la grande fête de mariage, le 17 août
    2003. "Il me disait qu'il ne pouvait pas venir avant parce qu'il
    avait trop de travail, et je le croyais", se remémore la jeune femme.
    En septembre 2003, Senem débarque dans sa belle-famille, dans une
    petite ville des Vosges. Commencent alors les vexations et les
    humiliations. Son quotidien? Le ménage et la vaisselle. Son horizon?
    La télé turque. "Ils m'ont mise en cage. Je n'avais pas le droit de
    quitter la maison seule ni de voir quiconque. Mon mari refusait de
    faire chambre commune et sortait sans moi." Jusqu'au jour où Vedat
    lui a annoncé qu'il ne voulait plus d'elle. Qu'il souhaitait être
    libre. Qu'il allait la mettre le soir même dans un avion pour Ankara.
    "Pourquoi t'es-tu marié, alors?" l'a-t-elle interrogé. "Parce que mes
    parents me l'ont demandé." C'était sa deuxième union avec une jeune
    Turque. Sa deuxième séparation, aussi. En mai dernier, Senem est
    retournée chez sa mère. Pas pour longtemps. Elle est revenue en
    France, décidée à exiger des comptes. Ce qu'elle veut? Elle se
    redresse sur sa chaise, son regard noir s'allume. "Divorcer. Obtenir
    une pension alimentaire. Vivre en France. Je veux travailler et être
    autonome." Dans son malheur, Senem a eu de la chance. "Au moins, son
    mari ne lui a pas fait subir de violences physiques", souffle Pinar
    Hüküm, psychologue et animatrice d'Elele. Des femmes paumées, battues
    parfois, des filles qui fuient une union dont elles ne veulent pas,
    elle en reçoit toutes les semaines. En témoignent les deux épais
    classeurs étiquetés "mariages forcés" et "violences conjugales" sur
    l'étagère de son bureau.

    L'espoir de la réussite sociale

    Mais les esprits évoluent doucement. Certes, peu nombreux sont les
    garçons et les filles qui, comme Aydan Merdan, avouent ne pas aimer
    "le côté communautaire. Je n'ai aucune envie de rester entre Turcs.
    Je me sens française avec un patrimoine turc". La plupart des jeunes
    sont tiraillés. "Ils sont en décalage avec leurs parents, qui les
    adjurent de rester turcs", relève Gaye Petek. Muammer Yilmaz, 28 ans,
    directeur de la société d'audiovisuel VIP Production, a beau évoquer
    avec tendresse l'hospitalité, la solidarité et la générosité turques,
    il regrette "le repli sur elle-même de la communauté, dont
    l'évolution n'a pas suivi celle de la Turquie". Epouserait-il une
    Française non musulmane? "A priori, je pense que je me sentirais plus
    en phase avec quelqu'un qui partage mes coutumes et mes valeurs, mais
    qui sait? Peut-être tomberai-je amoureux d'une Française, d'une
    Japonaise ou d'une Africaine. Au risque d'entrer en conflit avec mes
    parents." Au fond, les parents savent bien qu'ils livrent un combat
    d'arrière-garde. Ozcan Onder l'admet: "Tous les ans, j'emmène mes
    enfants quatre semaines en Turquie. Dès la troisième, ils me
    demandent quand on rentre. J'ai acheté une parabole pour qu'ils
    regardent la télé turque. Mais ils préfèrent les chaînes françaises.
    On n'y peut rien, l'assimilation se fait toute seule..." Ses espoirs,
    désormais, il les place dans la réussite sociale de ses rejetons. Et
    se bagarre pour qu'on n'aiguille pas systématiquement les jeunes
    d'origine turque vers les filières manuelles, "sous prétexte que
    leurs pères sont ouvriers".

    "Contrairement à leurs aînés, les jeunes ont pour horizon quotidien
    Paris ou Strasbourg, pas Ankara et ses clivages politiques et
    religieux", fait valoir Franck Fregosi. Autre signe des temps selon
    lui: "Le Milli Görüs, incarnation de l'islam radical, a gommé les
    aspérités trop orthodoxes de son discours et ses imams affirment
    qu'il faut prendre la nationalité française." Les dirigeants de la
    Licep, association issue de la branche jeunes du Milli Görüs, ne
    disent pas autre chose. "Nos parents étaient une masse silencieuse.
    Nous, nous voulons nous exprimer, plaide son porte-parole, Saban
    Kiper, qui a été candidat aux élections régionales sur la liste du
    PS. Nos intérêts sociaux, économiques et politiques sont en France,
    ce qui passe par une citoyenneté pleine et entière." Et, à les
    entendre, par un oui franc et massif de l'Europe à la Turquie. Sinon,
    leur intégration sociale balbutiante pourrait en ptir, avertissent
    les Turcs de France. "Ce débat entame notre sentiment d'appartenance
    à la communauté française", enrage Murat Ercan, vice-président de la
    Licep. Pis, d'après Faruk Gunaltay: "Un non à la Turquie décuplerait
    les réactions de rejet envers les Turcs d'ici." L'Europe pour
    réconcilier leur passé et leur avenir, alors? Ils le souhaitent de
    toutes leurs forces.

    Post-scriptum 90% des Turcs de France ont moins de 60 ans, et 40% ne
    sont pas encore trentenaires. Si la deuxième génération est
    parfaitement francophone, ce n'est pas le cas de la première: 75% des
    hommes parlent difficilement ou pas du tout le français.
Working...
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