Les Echos , France
7 octobre 2004
Jeux de rôle euro-turcs
PAR FRANÇOISE CROUÏGNEAU
L'Union européenne et la Turquie s'adonnent décidément à un curieux
jeu de rôle. En multipliant les garde-fous tout au long des
négociations d'adhésion, au cas où les Vingt-Cinq entérineraient, en
décembre, son prudent feu vert, le rapport de la Commission tient du
« sans doute si ». Auquel Recep Tayyip Erdogan répond « bien sûr mais
»... : en exigeant de ne pas se voir infliger un traitement différent
de celui des précédents candidats à l'Union, le chef du gouvernement
pousse son avantage, ce qui est bien naturel. Il cherche aussi à
calmer l'inquiétude des eurosceptiques turcs, qui reculent à l'idée
de devoir un jour abandonner des pans de souveraineté. Ce n'est pas
un hasard si, dans son pays, le Premier ministre parle plus
volontiers des « critères d'Ankara » que des « critères de Copenhague
». Après des décennies d'atermoiements, tout se passe en fait comme
si chacun jouait la dynamique de l'adhésion sans forcément vouloir en
assumer l'aboutissement.
C'est vrai de la Turquie. L'AKP au pouvoir a réussi un tour de force
en jouant d'un double aiguillon. Celui du FMI, qui lui a permis de
faire souffler un vent de libéralisme et d'imposer une politique
désinflationniste porteuse de crédibilité et de modernisation. Et
celui de l'Europe, pour faire passer le pays du droit de l'Etat à un
Etat de droit. Cette révolution silencieuse est loin d'être terminée.
Le lourd chapitre des droits de l'homme et des femmes, des minorités
kurdes ou du génocide arménien est là pour le rappeler. Et on peut
s'interroger sur la volonté d'un grand pays encore pauvre mais fier
de son passé, au point de refuser d'être un simple jouet dans les
mains de la superpuissance américaine, de se fondre dans l'aventure
européenne.
C'est vrai surtout de l'Union, qui semble courir vers un avenir
qu'elle n'a pas encore défini. A vingt-cinq encore moins qu'à quinze.
La polémique qui enfle autour du dossier turc est révélatrice de ses
faiblesses. Au-delà des arrière-pensées multiples que cachent les
débats sur l'entrée d'un pays jugé selon les cas trop vaste, trop
pauvre, trop excentré, trop musulman, au-delà des interrogations sur
son poids dans les prises de décision d'une Europe où il se
retrouverait à égalité avec l'Allemagne, le dossier turc constitue un
test de maturité de l'Union. Après l'avoir trop longtemps esquivé, le
temps est venu de décider de ses limites géographiques pour en finir
avec ce vieux syndrome selon lequel nul pays ne veut prendre le
risque d'être l'ultime frontière. Et de faire preuve non plus de
suivisme mais d'innovation. Pour éviter, en cas de blocage en
décembre prochain ou au fil des années à venir, d'avoir à improviser,
une fois de plus. Dans la précipitation.
7 octobre 2004
Jeux de rôle euro-turcs
PAR FRANÇOISE CROUÏGNEAU
L'Union européenne et la Turquie s'adonnent décidément à un curieux
jeu de rôle. En multipliant les garde-fous tout au long des
négociations d'adhésion, au cas où les Vingt-Cinq entérineraient, en
décembre, son prudent feu vert, le rapport de la Commission tient du
« sans doute si ». Auquel Recep Tayyip Erdogan répond « bien sûr mais
»... : en exigeant de ne pas se voir infliger un traitement différent
de celui des précédents candidats à l'Union, le chef du gouvernement
pousse son avantage, ce qui est bien naturel. Il cherche aussi à
calmer l'inquiétude des eurosceptiques turcs, qui reculent à l'idée
de devoir un jour abandonner des pans de souveraineté. Ce n'est pas
un hasard si, dans son pays, le Premier ministre parle plus
volontiers des « critères d'Ankara » que des « critères de Copenhague
». Après des décennies d'atermoiements, tout se passe en fait comme
si chacun jouait la dynamique de l'adhésion sans forcément vouloir en
assumer l'aboutissement.
C'est vrai de la Turquie. L'AKP au pouvoir a réussi un tour de force
en jouant d'un double aiguillon. Celui du FMI, qui lui a permis de
faire souffler un vent de libéralisme et d'imposer une politique
désinflationniste porteuse de crédibilité et de modernisation. Et
celui de l'Europe, pour faire passer le pays du droit de l'Etat à un
Etat de droit. Cette révolution silencieuse est loin d'être terminée.
Le lourd chapitre des droits de l'homme et des femmes, des minorités
kurdes ou du génocide arménien est là pour le rappeler. Et on peut
s'interroger sur la volonté d'un grand pays encore pauvre mais fier
de son passé, au point de refuser d'être un simple jouet dans les
mains de la superpuissance américaine, de se fondre dans l'aventure
européenne.
C'est vrai surtout de l'Union, qui semble courir vers un avenir
qu'elle n'a pas encore défini. A vingt-cinq encore moins qu'à quinze.
La polémique qui enfle autour du dossier turc est révélatrice de ses
faiblesses. Au-delà des arrière-pensées multiples que cachent les
débats sur l'entrée d'un pays jugé selon les cas trop vaste, trop
pauvre, trop excentré, trop musulman, au-delà des interrogations sur
son poids dans les prises de décision d'une Europe où il se
retrouverait à égalité avec l'Allemagne, le dossier turc constitue un
test de maturité de l'Union. Après l'avoir trop longtemps esquivé, le
temps est venu de décider de ses limites géographiques pour en finir
avec ce vieux syndrome selon lequel nul pays ne veut prendre le
risque d'être l'ultime frontière. Et de faire preuve non plus de
suivisme mais d'innovation. Pour éviter, en cas de blocage en
décembre prochain ou au fil des années à venir, d'avoir à improviser,
une fois de plus. Dans la précipitation.