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Les juifs et Israel : western ou tragedie ?

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  • Les juifs et Israel : western ou tragedie ?

    Le Monde, France
    02 octobre 2004

    Les juifs et Israël : western ou tragédie ? ;
    HORIZONS DÉBATS - Point de vue

    par Christine Sukic

    ON SE DIT, lorsqu'on découvre la page Débats du Monde du 28
    septembre, que le journal nous a fait un nouveau cadeau : une pleine
    page consacrée au Proche-Orient, dont l'amorce en « une » associe,
    sous la plume de Freddy Raphaël, Ariel Sharon au négationnisme, ce
    dernier mot étant pudiquement orné de guillemets, sans doute pour
    couper court à toute critique.

    Le reste est à l'avenant, assez prévisible. On se demande même s'il y
    a lieu de s'irriter, tant on connaît par coeur le contenu de ce que
    l'on découvre.

    Une gourmandise tout de même (peut-être ne s'agit-il pas d'une
    nouveauté, mais d'un cliché lié au sujet et qui nous avait échappé
    auparavant) dans le point de vue de Stéphane Hessel : dans ce texte
    adressé au gouvernement israélien, aux membres de la Knesset et aux
    commandants en chef de Tsahal, l'auteur accorde à ses interlocuteurs
    qu'ils doivent « trouver [leur] place » au Moyen-Orient. Cela doit
    leur faire plaisir.

    On reviendra sur la pièce maîtresse, le plat principal, le rôt de ce
    festin de choix. En fait, on jette à peine un oeil sur ces articles,
    que l'on a l'impression de connaître déjà. On pourrait les écrire
    soi-même. Seuls quelques mots-clés surgissent lorsqu'on parcourt la
    page. Tout est là, ouf ! Obsession, désespoir, arrêter, droit,
    amalgames, agressions verbales, le peuple, anéantissement physique,
    la haine, moralement injustifiables, totalement inacceptables,
    également inacceptables, l'antisémitisme, nous soutenons, nous nous
    dressons, nous condamnons, nous sommes, nous n'autorisons, nous ne
    pouvons pas supporter...

    Une lecture rapide permet d'envisager tous ces mots. Reconstituer le
    puzzle est un jeu d'enfant. Chacune de ces emphases verbales, chaque
    manifestation de ce style amphigourique, provoque en nous un petit
    élancement, peu douloureux certes, car on s'habitue à tout, mais une
    telle accumulation peut devenir insupportable. Plus que de la peine,
    il s'agit d'une amertume, d'un petit mal au coeur tenace,
    imperceptible, que l'on doit porter en soi sans pouvoir s'en
    débarrasser. Mais pourquoi pas d'énervement ? On pourrait jeter le
    journal, froissé, en boule, dans un coin, et se désabonner.

    Justement, parce qu'on s'habitue à tout. On sait aussi que, si tout
    va bien, d'ici à quelques jours, répondra à cette page une autre
    page, dans le même journal. D'autres répondront à ceux-ci, et les
    bons terrasseront les méchants (évidemment, on pourrait envisager les
    choses autrement et inverser ce schéma : ceux à qui on avait si
    élégamment cloué le bec avec nos arguments de poids nous répondent).
    Et ainsi de suite : les bons, les méchants, les méchants, les bons.
    Le journal nous a préparé une version de ce qu'Amos Oz, dans
    Aidez-nous à divorcer, appelle un « western », sauf que, dans un
    western, les bons sont en général les mêmes pour tout le monde, et
    les méchants aussi.

    Les bons juifs, les mauvais juifs se suivent et ne se ressemblent pas
    dans ce très mauvais feuilleton que nous offre le journal. C'est
    d'ailleurs ce même western que propose cette « autre voix juive »
    (mal au coeur, élancement, plat trop lourd). Elle persiste ( « notre
    obsession » ) à opposer ses bons et ses méchants, tout en soutenant
    l'initiative de Genève ! Mais comment fait-elle ? Ne lui opposons pas
    d'autres bons et d'autres méchants, car nous ne voulons pas jouer
    dans ce feuilleton imbécile.

    Ceci, simplement : l' « autre voix juive », si l'on en croit son nom,
    considère qu'il y a une « voix juive » dominante, voix qui écrase
    toutes les autres, sûre d'elle et dominatrice. Loin d'évoquer la
    possibilité d'une infinie variété de voix juives, l'autre voix
    s'enferme dans son schéma binaire de bons et de méchants : les
    mauvais juifs, les bons juifs. Elle réussit aussi à opposer à «
    l'antisémitisme d'aujourd'hui » ce qu'elle perçoit comme son
    contraire : le « privilège » des juifs qui soutiennent « qu'il n'y a
    d'autre crime contre l'humanité que l'extermination des juifs par les
    nazis ». Autrement dit, l'autre voix accuse ses mauvais juifs d'être
    communautaristes, de ne pas voir plus loin que leur Shoah.

    On se souvient peut-être que, lors de la première pétition rédigée
    par l'« autre voix », certains signataires se réclamaient, justement,
    de ce lien à l'extermination (Untel, petit-fils de déportés à
    Auschwitz, Unetelle, petite-fille et nièce de déporté), en lieu et
    place de l'indication de leur profession. Si l'on voulait faire du
    mauvais esprit, on pourrait se demander si leur judéité se définit
    par le nombre de grands-parents déportés à Auschwitz. Mais on ne veut
    pas faire de mauvais esprit. D'autres signataires avaient indiqué,
    comme profession, « d'origine juive ».

    On peut s'interroger sur le terme d' « origine ». Qui est ce juif qui
    est à l'origine ? Qu'est-ce qui est à l'origine ? Juif d'origine, ou
    d'origine juive ? D'origine, mais donc pas juif maintenant ? Etrange,
    cette manière de se prévaloir de cette « origine » ou de ce lien à la
    Shoah, pour des gens qui refusent le « privilège de la victime ».
    Est-ce qu'être « d'origine juive » apporte un poids supplémentaire au
    contenu de ce que l'on avance ?

    Cette origine me paraît bien ténue. Elle a oublié l'essentiel. Non
    contente d'écrire de nouveaux épisodes du western, fruit du « blocage
    mental » dénoncé par Amos Oz, elle oublie la part d'universalisme de
    ce judaïsme, d'origine ou non, dont elle se réclame. L'universalisme
    juif ne consiste pas à montrer l'un ou l'autre du doigt, mais à
    envisager toutes les données du conflit, et, surtout, l'universalisme
    juif (d'origine) a le sens du tragique. C'est lui qui dénonce les
    crimes de Milosevic et le génocide rwandais, qui condamne l'action
    menée par les Russes en Tchétchénie et qui milite pour que soit
    reconnu le génocide arménien.

    L'origine n'est donc même plus une trace ici, mais un mot vidé de sa
    substance, estampille dont on se prévaut et qui donne tous les droits
    à la lourdeur et à l'emphase. S'il y a eu extermination, elle est
    peut-être là aussi, dans la disparition de cet universalisme qui
    faisait de l'Europe, du Centre et de l'Est, un foyer d'humanisme, de
    culture et d'intelligence. S'il faut retrouver une origine, c'est
    bien celle de cette « géographie tragique » si bien décrite par Ivo
    Andric et qui permettrait de mettre un terme au western pour
    envisager la fin de la tragédie.

    NOTES: Christine Sukic est maître de conférences de littérature
    anglaise à l'université de Bourgogne (Dijon).
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