L'Express
11 octobre 2004
Turquie: la Commission contre l'opinion;
Tribune libre
par Leylekian Laurent
Si l'on veut donner tort aux eurosceptiques, il ne faut pas laisser
une instance non élue prendre en sous-main des décisions d'une telle
importance
La Commission européenne a rendu le 6 octobre un rapport largement
positif sur la candidature turque à l'Union et, le 17 décembre, le
Conseil devrait autoriser dans un délai plus ou moins bref le début
des négociations d'adhésion avec Ankara. Tant pis pour l'occupation
du nord de Chypre ou les réformes législatives, qui, comme à l'époque
du Tanzimat, resteront sur le papier. Tant pis aussi pour ce que
l'International Publishers Association nomme les six tabous de la
Turquie: la place de l'armée, le problème kurde, le génocide
arménien, le kémalisme, l'émancipation des femmes et la loi
islamique. Si cela advenait, ce serait une double faute dont les
répercussions dépasseraient de loin la question turque.
En ce qui concerne la méthode, cela attesterait l'évolution de
l'Union vers une "technocrature" où une Commission "technique" impose
des décisions majeures contre l'opinion. Rappelons que la seule
instance élue, le Parlement européen, s'est souvent exprimée de
manière très critique sur la candidature turque. On appréciera à cet
égard le fait que la Commission arguë de sa volonté "ne pas blesser
l'opinion publique turque", qui semble revêtir plus d'importance que
la nôtre. Si l'on veut impliquer les Européens dans la construction
européenne et donner tort aux eurosceptiques, il ne faut pas laisser
une instance non élue prendre en sous-main et en toute opacité des
décisions d'une telle importance.
Sur le fond, cette adhésion constituerait une formidable régression
éthique de l'Union, qui représentait un fantastique espoir: pour la
première fois, des peuples renonçaient à une part de leur
souveraineté pour se choisir un avenir commun. L'objectif - ne plus
connaître les ravages du nationalisme - impliquait un ticket
d'entrée: Etat de droit, respect des minorités... bref, les fameux
critères de Copenhague. Mieux encore, nous prétendions ériger ces
principes en exemple jeté à la face du monde. Or l'Europe, dans son
souci de montrer qu'elle n'est pas un "club chrétien" - c'est
l'antienne chère aux zélateurs d'Ankara - soulignerait surtout, à
travers l'adhésion de la Turquie, qu'elle récompense les régimes
xénophobes, militaristes et ultranationalistes.
A terme, l'Union ne résisterait pas à un tel reniement. Soumise à des
contradictions insoutenables et à des forces centrifuges croissantes,
elle se réduirait alors au champ clos de toutes les luttes
d'influence - l'Europe du congrès de Vienne, en quelque sorte. On
connaît la fin. Mais peut-être est-ce le but visé...
11 octobre 2004
Turquie: la Commission contre l'opinion;
Tribune libre
par Leylekian Laurent
Si l'on veut donner tort aux eurosceptiques, il ne faut pas laisser
une instance non élue prendre en sous-main des décisions d'une telle
importance
La Commission européenne a rendu le 6 octobre un rapport largement
positif sur la candidature turque à l'Union et, le 17 décembre, le
Conseil devrait autoriser dans un délai plus ou moins bref le début
des négociations d'adhésion avec Ankara. Tant pis pour l'occupation
du nord de Chypre ou les réformes législatives, qui, comme à l'époque
du Tanzimat, resteront sur le papier. Tant pis aussi pour ce que
l'International Publishers Association nomme les six tabous de la
Turquie: la place de l'armée, le problème kurde, le génocide
arménien, le kémalisme, l'émancipation des femmes et la loi
islamique. Si cela advenait, ce serait une double faute dont les
répercussions dépasseraient de loin la question turque.
En ce qui concerne la méthode, cela attesterait l'évolution de
l'Union vers une "technocrature" où une Commission "technique" impose
des décisions majeures contre l'opinion. Rappelons que la seule
instance élue, le Parlement européen, s'est souvent exprimée de
manière très critique sur la candidature turque. On appréciera à cet
égard le fait que la Commission arguë de sa volonté "ne pas blesser
l'opinion publique turque", qui semble revêtir plus d'importance que
la nôtre. Si l'on veut impliquer les Européens dans la construction
européenne et donner tort aux eurosceptiques, il ne faut pas laisser
une instance non élue prendre en sous-main et en toute opacité des
décisions d'une telle importance.
Sur le fond, cette adhésion constituerait une formidable régression
éthique de l'Union, qui représentait un fantastique espoir: pour la
première fois, des peuples renonçaient à une part de leur
souveraineté pour se choisir un avenir commun. L'objectif - ne plus
connaître les ravages du nationalisme - impliquait un ticket
d'entrée: Etat de droit, respect des minorités... bref, les fameux
critères de Copenhague. Mieux encore, nous prétendions ériger ces
principes en exemple jeté à la face du monde. Or l'Europe, dans son
souci de montrer qu'elle n'est pas un "club chrétien" - c'est
l'antienne chère aux zélateurs d'Ankara - soulignerait surtout, à
travers l'adhésion de la Turquie, qu'elle récompense les régimes
xénophobes, militaristes et ultranationalistes.
A terme, l'Union ne résisterait pas à un tel reniement. Soumise à des
contradictions insoutenables et à des forces centrifuges croissantes,
elle se réduirait alors au champ clos de toutes les luttes
d'influence - l'Europe du congrès de Vienne, en quelque sorte. On
connaît la fin. Mais peut-être est-ce le but visé...