Le Figaro Économie, France
11 octobre 2004
Gymkhana pour Ankara
par Baudouin BOLLAERT
Dans les conclusions du rapport de la Commission européenne sur la
candidature turque, une petite phrase à première vue anodine n'en est
pas moins importante. Elle précise en effet que les négociations avec
Ankara ne déboucheront pas forcément sur un succès. Une fois le «
processus ouvert », souligne la Commission, « le résultat ne peut
être garanti à l'avance ».
Cela paraît couler de source. Pourtant, voici quelques semaines
encore, certains s'opposaient à cette mention. Notamment en
Allemagne, pays du commissaire à l'Élargissement Günther Verheugen,
social-démocrate notoirement turcophile. « Une négociation est
toujours un processus ouvert », faisait-on remarquer dans l'entourage
de Günther Verheugen, à Bruxelles, comme dans celui du chancelier
Schröder, à Berlin.
Le gouvernement SPD-Verts redoutait, en réalité, qu'une telle
précision ne fasse la part trop belle aux objections à la candidature
turque émises par l'opposition chrétienne-démocrate. La France, au
contraire, même si Jacques Chirac n'a jamais caché ses sympathies
pour Ankara, n'y voyait aucun inconvénient. Elle a même poussé à la
roue. Le collège des commissaires a donc repris à son compte cette
formule qui, sans injurier l'avenir, ne le dicte pas.
Le premier ministre du Luxembourg, Jean-Claude Juncker, souligne lui
aussi que « le résultat ne saurait être connu à l'avance ». Comme
quoi il n'est jamais inutile de rappeler une évidence... Il refuse «
l'idée que l'adhésion de la Turquie puisse se faire au galop ». Pour
ce fin connaisseur des arcanes communautaires, « elle devra être
préparée de façon minutieuse afin que ni l'Union européenne ni la
Turquie ne souffrent des conséquences d'une adhésion mal conçue ».
Jusqu'à présent, certes, toutes les négociations d'adhésion se sont
achevées positivement. Même pour la Norvège. Si elle n'a pas rejoint
l'Union, c'est parce que son peuple l'a décidé par référendum. Mais,
cette fois, l'ampleur des adaptations nécessaires, la poursuite et la
mise en oeuvre indispensables des réformes, dans l'UE comme en
Turquie, s'opposent à l'irréversibilité du succès final.
La Commission a également prévu dans son rapport une clause de
suspension des négociations. Elle s'est appuyée sur ce que l'on
pourrait appeler la « jurisprudence Jörg Haider ». On se souvient que
les Quinze avaient mis en quarantaine l'Autriche, du 4 février au 12
septembre 2000, après l'entrée dans la coalition gouvernementale du
parti dirigé par le leader populiste de Carinthie. Et ce, en vertu
des articles 6 et 7 sur la protection des droits de l'homme du traité
d'Amsterdam. La même quarantaine pourrait donc s'appliquer à la
Turquie si, demain, durant les négociations, elle manquait à certains
de ses engagements...
Enfin, il faut rappeler que les négociations d'adhésion ne sont rien
d'autre qu'une Conférence intergouvernementale où l'unanimité est
requise. Ces négociations seront menées par la Commission pour le
compte des vingt-cinq Etats membres, mais à tout moment un pays
pourra dire stop. A une autre époque et dans d'autres circonstances
le 14 janvier 1963 puis le 27 novembre 1967 , le général de Gaulle
avait opposé son veto à la poursuite des discussions pour l'entrée de
la Grande-Bretagne dans ce qu'on appelait alors le Marché commun.
Rien n'empêcherait un Etat membre, demain, d'utiliser son droit de
veto à l'encontre de la Turquie ou de tout autre pays candidat à
l'Union s'il le jugeait nécessaire...
Dans le dernier élargissement aux pays d'Europe centrale et
orientale, il fut beaucoup question des « critères de Copenhague ».
C'est encore le cas avec la Turquie. Même davantage. Définis le 22
juin 1993 dans la capitale nordique par le Conseil européen
c'est-à-dire le sommet des chefs d'Etat et de gouvernement , ces
critères concernent à la fois les pays candidats (1) et l'Union (2).
1. « L'adhésion requiert de la part du pays candidat qu'il ait des
institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du
droit, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur
protection, l'existence d'une économie de marché viable ainsi que la
capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du
marché à l'intérieur de l'Union. L'adhésion présuppose la capacité du
pays candidat à en assumer les obligations, et notamment de souscrire
aux objectifs de l'union politique, économique et monétaire. »
2. « La capacité de l'Union à assimiler de nouveaux membres tout en
maintenant l'élan de l'intégration européenne constitue également un
élément important répondant à l'intérêt général aussi bien de l'Union
que des pays candidats. »
Après avoir reconnu officiellement à la Turquie, en 1999, la qualité
de pays candidat, les Quinze avaient fixé, fin 2002, le calendrier
suivant : « Si, en décembre 2004, le Conseil européen décide, sur la
base d'un rapport et d'une recommandation de la Commission, que la
Turquie satisfait aux critères de Copenhague, l'UE ouvrira sans délai
des négociations d'adhésion avec ce pays. » Nous y sommes puisque les
chefs d'Etat et de gouvernement devraient donner leur feu vert le 17
décembre prochain à Bruxelles.
Mais ils se sont entourés, on l'a vu, de nombreux garde-fous. La
route sera longue pour Ankara. Un véritable gymkhana ! Plus de dix
ans de négociations, voire quinze... Que se passera-t-il d'ici là ?
La Turquie reconnaîtra-t-elle sa responsabilité dans le génocide
arménien ? Chypre sera-t-elle enfin réunifiée selon des modalités
acceptées par tous les habitants de l'île ? Les droits de la femme
auront-ils été consolidés ? Le rôle des militaires se sera-t-il
clarifié ? Et, du côté de l'Union européenne, les difficultés
budgétaires et institutionnelles auront-elles été résolues ?
Le 1er novembre 2006, le Traité constitutionnel devrait entrer en
vigueur et, le 1er janvier 2007, la Bulgarie, la Roumanie et
éventuellement la Croatie pourraient adhérer à l'Union. Mais
qu'adviendra-t-il si le Traité constitutionnel n'est pas ratifié ?
Pourra-t-on se contenter d'en revenir au traité de Nice et de
poursuivre les négociations d'adhésion avec la Turquie comme si rien
n'était arrivé ? L'Europe des incertitudes n'a pas fini
d'intriguer...
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
11 octobre 2004
Gymkhana pour Ankara
par Baudouin BOLLAERT
Dans les conclusions du rapport de la Commission européenne sur la
candidature turque, une petite phrase à première vue anodine n'en est
pas moins importante. Elle précise en effet que les négociations avec
Ankara ne déboucheront pas forcément sur un succès. Une fois le «
processus ouvert », souligne la Commission, « le résultat ne peut
être garanti à l'avance ».
Cela paraît couler de source. Pourtant, voici quelques semaines
encore, certains s'opposaient à cette mention. Notamment en
Allemagne, pays du commissaire à l'Élargissement Günther Verheugen,
social-démocrate notoirement turcophile. « Une négociation est
toujours un processus ouvert », faisait-on remarquer dans l'entourage
de Günther Verheugen, à Bruxelles, comme dans celui du chancelier
Schröder, à Berlin.
Le gouvernement SPD-Verts redoutait, en réalité, qu'une telle
précision ne fasse la part trop belle aux objections à la candidature
turque émises par l'opposition chrétienne-démocrate. La France, au
contraire, même si Jacques Chirac n'a jamais caché ses sympathies
pour Ankara, n'y voyait aucun inconvénient. Elle a même poussé à la
roue. Le collège des commissaires a donc repris à son compte cette
formule qui, sans injurier l'avenir, ne le dicte pas.
Le premier ministre du Luxembourg, Jean-Claude Juncker, souligne lui
aussi que « le résultat ne saurait être connu à l'avance ». Comme
quoi il n'est jamais inutile de rappeler une évidence... Il refuse «
l'idée que l'adhésion de la Turquie puisse se faire au galop ». Pour
ce fin connaisseur des arcanes communautaires, « elle devra être
préparée de façon minutieuse afin que ni l'Union européenne ni la
Turquie ne souffrent des conséquences d'une adhésion mal conçue ».
Jusqu'à présent, certes, toutes les négociations d'adhésion se sont
achevées positivement. Même pour la Norvège. Si elle n'a pas rejoint
l'Union, c'est parce que son peuple l'a décidé par référendum. Mais,
cette fois, l'ampleur des adaptations nécessaires, la poursuite et la
mise en oeuvre indispensables des réformes, dans l'UE comme en
Turquie, s'opposent à l'irréversibilité du succès final.
La Commission a également prévu dans son rapport une clause de
suspension des négociations. Elle s'est appuyée sur ce que l'on
pourrait appeler la « jurisprudence Jörg Haider ». On se souvient que
les Quinze avaient mis en quarantaine l'Autriche, du 4 février au 12
septembre 2000, après l'entrée dans la coalition gouvernementale du
parti dirigé par le leader populiste de Carinthie. Et ce, en vertu
des articles 6 et 7 sur la protection des droits de l'homme du traité
d'Amsterdam. La même quarantaine pourrait donc s'appliquer à la
Turquie si, demain, durant les négociations, elle manquait à certains
de ses engagements...
Enfin, il faut rappeler que les négociations d'adhésion ne sont rien
d'autre qu'une Conférence intergouvernementale où l'unanimité est
requise. Ces négociations seront menées par la Commission pour le
compte des vingt-cinq Etats membres, mais à tout moment un pays
pourra dire stop. A une autre époque et dans d'autres circonstances
le 14 janvier 1963 puis le 27 novembre 1967 , le général de Gaulle
avait opposé son veto à la poursuite des discussions pour l'entrée de
la Grande-Bretagne dans ce qu'on appelait alors le Marché commun.
Rien n'empêcherait un Etat membre, demain, d'utiliser son droit de
veto à l'encontre de la Turquie ou de tout autre pays candidat à
l'Union s'il le jugeait nécessaire...
Dans le dernier élargissement aux pays d'Europe centrale et
orientale, il fut beaucoup question des « critères de Copenhague ».
C'est encore le cas avec la Turquie. Même davantage. Définis le 22
juin 1993 dans la capitale nordique par le Conseil européen
c'est-à-dire le sommet des chefs d'Etat et de gouvernement , ces
critères concernent à la fois les pays candidats (1) et l'Union (2).
1. « L'adhésion requiert de la part du pays candidat qu'il ait des
institutions stables garantissant la démocratie, la primauté du
droit, les droits de l'homme, le respect des minorités et leur
protection, l'existence d'une économie de marché viable ainsi que la
capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du
marché à l'intérieur de l'Union. L'adhésion présuppose la capacité du
pays candidat à en assumer les obligations, et notamment de souscrire
aux objectifs de l'union politique, économique et monétaire. »
2. « La capacité de l'Union à assimiler de nouveaux membres tout en
maintenant l'élan de l'intégration européenne constitue également un
élément important répondant à l'intérêt général aussi bien de l'Union
que des pays candidats. »
Après avoir reconnu officiellement à la Turquie, en 1999, la qualité
de pays candidat, les Quinze avaient fixé, fin 2002, le calendrier
suivant : « Si, en décembre 2004, le Conseil européen décide, sur la
base d'un rapport et d'une recommandation de la Commission, que la
Turquie satisfait aux critères de Copenhague, l'UE ouvrira sans délai
des négociations d'adhésion avec ce pays. » Nous y sommes puisque les
chefs d'Etat et de gouvernement devraient donner leur feu vert le 17
décembre prochain à Bruxelles.
Mais ils se sont entourés, on l'a vu, de nombreux garde-fous. La
route sera longue pour Ankara. Un véritable gymkhana ! Plus de dix
ans de négociations, voire quinze... Que se passera-t-il d'ici là ?
La Turquie reconnaîtra-t-elle sa responsabilité dans le génocide
arménien ? Chypre sera-t-elle enfin réunifiée selon des modalités
acceptées par tous les habitants de l'île ? Les droits de la femme
auront-ils été consolidés ? Le rôle des militaires se sera-t-il
clarifié ? Et, du côté de l'Union européenne, les difficultés
budgétaires et institutionnelles auront-elles été résolues ?
Le 1er novembre 2006, le Traité constitutionnel devrait entrer en
vigueur et, le 1er janvier 2007, la Bulgarie, la Roumanie et
éventuellement la Croatie pourraient adhérer à l'Union. Mais
qu'adviendra-t-il si le Traité constitutionnel n'est pas ratifié ?
Pourra-t-on se contenter d'en revenir au traité de Nice et de
poursuivre les négociations d'adhésion avec la Turquie comme si rien
n'était arrivé ? L'Europe des incertitudes n'a pas fini
d'intriguer...
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress