Le Monde, France
22 octobre 2004
Turquie : paroles, paroles... ;
HORIZONS DEBATS
par Robert Badinter
LE débat de l'Assemblée nationale sur l'ouverture des négociations
d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne s'est avéré dérisoire
et confus. Dérisoire, parce que ce débat, bclé devant un Hémicycle
déserté faute de s'achever par un vote, ne pouvait déboucher sur
aucune décision politique. Confus, parce que l'exercice oratoire
auquel s'est livré le premier ministre n'a fait que renforcer le
sentiment d'ambiguïté sur la position de la France. Dans son
discours, M. Raffarin a martelé que « l'adhésion de la Turquie à
l'Union européenne n'est pas possible, ni aujourd'hui, ni demain, ni
dans les prochaines années », répétant que « ni l'Europe ni la
Turquie ne sont prêtes à l'adhésion ». Il ajouta : « L'avenir n'est
écrit nulle part. (...) C'est l'histoire qui tranchera » ( sic ). Et
conclut : « Adressons aux Françaises et aux Français un message sur
la Turquie en Europe : si un jour la question est posée, le peuple
est souverain, il en décidera... » « Paroles, paroles... », a-t-on
envie de s'exclamer, à l'instar d'une chanteuse célèbre !
Le président de la République a, lui aussi, tenu à multiplier les
propos apaisants à l'intention des Français inquiets de la
perspective de l'entrée dans l'UE d'un vaste Etat dont 97 % du
territoire s'étend en Asie mineure, et dont la population de 70
millions d'habitants dispose d'un revenu moyen égal à 25 % de celui
de l'Union. Il a souligné que cette perspective était lointaine,
qu'elle s'inscrivait à l'horizon 2015 - ou plus tard - et, surtout,
que les Français seraient maîtres de la décision ultime, puisqu'ils
seraient appelés à se prononcer par référendum.
En vérité, ces déclarations lénifiantes ne sont que leurre. Le choix
du chef de l'Etat est déjà fait. C'est un « oui » de principe à
l'adhésion de la Turquie. Son attitude, et celle du gouvernement,
aujourd'hui, ne sont destinées qu'à éviter que le mécontentement des
Français à ce sujet se porte sur la question, toute différente
pourtant, de l'adoption du traité constitutionnel, et qu'ils refusent
celui-ci faute d'avoir été saisis de celui-là.
Que la Turquie ait, en effet, vocation, pour le président de la
République, à entrer dans l'UE, non seulement ses propos, mais ses
choix, notamment au sein du Conseil européen, en témoignent. En fait,
c'est seulement à partir de 1997 que l'éventualité d'une candidature
de la Turquie a été réellement prise en considération par l'Union
européenne.
Dès le Conseil européen d'Helsinki, en 1999, il a été admis que la
demande de la Turquie serait jugée sur les mêmes critères que les
autres candidatures. C'était faire un grand avantage à la Turquie que
délibérément fermer les yeux sur ses caractéristiques propres : sa
situation géographique, son poids démographique, ses spécificités
culturelles et sociales. A-t-on débattu en France de cette approche
devant le Parlement, sinon devant l'opinion ? Jamais. En décembre
2002, le Conseil européen décida que, selon l'avis de la Commission,
« si la Turquie satisfait aux critères de Copenhague, l'UE ouvrira,
sans délai, les négociations d'adhésion avec ce pays ».
Cette décision du Conseil européen de 2002 n'était rien d'autre qu'un
« oui », sous condition suspensive à l'ouverture des négociations
d'adhésion avec la Turquie. Qu'elle remplisse cette condition et le «
oui » devenait définitif. La question essentielle, première - la
Turquie a-t-elle vocation à entrer dans l'Union européenne ? -, était
ainsi escamotée au profit d'une autre, seconde : la Turquie
satisfait-elle aux critères de Copenhague ?
Vainement déclare-t-on que l'admission d'une candidature n'est pas
l'admission dans l'Union, qu'il ne s'agit-là que de l'ouverture de
négociations avec le candidat. « Paroles, paroles... » Aucun
candidat, depuis trente ans, ne s'est vu refuser l'entrée dans la
Communauté. La voie peut être ardue, mais, une fois la feuille de
route tracée, l'issue est certaine. L'Etat candidat se retrouvera, à
plus ou moins longue échéance, membre de l'Union. Il en ira ainsi de
la Turquie comme de ses prédécesseurs.
C'est pourquoi l'évocation d'un référendum obligatoire pour la
ratification par la France du traité d'adhésion de la Turquie à l'UE
apparaît comme une mascarade. Car, après dix ou quinze ans de
négociations et d'efforts de la Turquie pour transformer sa
législation et absorber ce qu'on appelle l'acquis communautaire, il
sera impossible alors, pour la France, de dire non à ce pays sans
déclencher une réaction formidable d'indignation des Turcs et une
crise diplomatique grave. Le chef de l'Etat le sait bien. Cette
révision constitutionnelle annoncée, ce référendum obligatoire dans
dix ou quinze ans ne sont que poudre aux yeux. En réalité, c'est en
décembre, au prochain Conseil européen, que le pas décisif sera
franchi. On peut même dire que le choix a été déjà fait en 2002,
quand le « oui », sous condition suspensive, a été formulé à l'égard
de la candidature de la Turquie à l'Union.
C'était à ce moment-là que la question de principe - la France
doit-elle accepter que la Turquie entre dans l'UE comme membre à part
entière, ou préfère-t-elle la voie d'un partenariat privilégié ? -
devait être clairement posée et soumise au Parlement. Le président de
la République, par tempérament ou par commodité politique, s'est bien
gardé d'ouvrir ce grand débat.
Aujourd'hui, les hasards du calendrier font que, au moment où la
question de la ratification du traité constitutionnel va être soumise
au référendum, la question, toute différente, de l'élargissement de
l'UE à la Turquie apparaît sur le devant de la scène politique. Elle
ne pourra pas être refoulée par des précautions oratoires et des
habiletés constitutionnelles. Et il y a lieu de craindre que,
exaspérés par la perspective de l'élargissement de l'Union jusqu'aux
frontières de l'Arménie, de l'Irak, de l'Iran, de la Syrie, les
Français, se sentant abusés par leurs dirigeants et particulièrement
par le chef de l'Etat, rejettent le traité constitutionnel pour
exprimer leur refus de l'entrée de la Turquie dans l'Union.
M. Chirac s'était indigné de ce que le président Bush se fasse le
premier champion de l'entrée de la Turquie dans l'UE. Il aurait été
avisé de s'interroger plus avant sur cette insistance, dont le
premier motif n'était certes pas de renforcer l'Union européenne, ni
de contribuer à la naissance d'une Europe-puissance, ce projet des
Pères fondateurs dont, aujourd'hui, on nous invite à faire notre
deuil.
NOTES: robert badinter, ancien ministre de la justice, ancien
président du Conseil constitutionnel, est sénateur (PS) des
Hauts-de-Seine.
22 octobre 2004
Turquie : paroles, paroles... ;
HORIZONS DEBATS
par Robert Badinter
LE débat de l'Assemblée nationale sur l'ouverture des négociations
d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne s'est avéré dérisoire
et confus. Dérisoire, parce que ce débat, bclé devant un Hémicycle
déserté faute de s'achever par un vote, ne pouvait déboucher sur
aucune décision politique. Confus, parce que l'exercice oratoire
auquel s'est livré le premier ministre n'a fait que renforcer le
sentiment d'ambiguïté sur la position de la France. Dans son
discours, M. Raffarin a martelé que « l'adhésion de la Turquie à
l'Union européenne n'est pas possible, ni aujourd'hui, ni demain, ni
dans les prochaines années », répétant que « ni l'Europe ni la
Turquie ne sont prêtes à l'adhésion ». Il ajouta : « L'avenir n'est
écrit nulle part. (...) C'est l'histoire qui tranchera » ( sic ). Et
conclut : « Adressons aux Françaises et aux Français un message sur
la Turquie en Europe : si un jour la question est posée, le peuple
est souverain, il en décidera... » « Paroles, paroles... », a-t-on
envie de s'exclamer, à l'instar d'une chanteuse célèbre !
Le président de la République a, lui aussi, tenu à multiplier les
propos apaisants à l'intention des Français inquiets de la
perspective de l'entrée dans l'UE d'un vaste Etat dont 97 % du
territoire s'étend en Asie mineure, et dont la population de 70
millions d'habitants dispose d'un revenu moyen égal à 25 % de celui
de l'Union. Il a souligné que cette perspective était lointaine,
qu'elle s'inscrivait à l'horizon 2015 - ou plus tard - et, surtout,
que les Français seraient maîtres de la décision ultime, puisqu'ils
seraient appelés à se prononcer par référendum.
En vérité, ces déclarations lénifiantes ne sont que leurre. Le choix
du chef de l'Etat est déjà fait. C'est un « oui » de principe à
l'adhésion de la Turquie. Son attitude, et celle du gouvernement,
aujourd'hui, ne sont destinées qu'à éviter que le mécontentement des
Français à ce sujet se porte sur la question, toute différente
pourtant, de l'adoption du traité constitutionnel, et qu'ils refusent
celui-ci faute d'avoir été saisis de celui-là.
Que la Turquie ait, en effet, vocation, pour le président de la
République, à entrer dans l'UE, non seulement ses propos, mais ses
choix, notamment au sein du Conseil européen, en témoignent. En fait,
c'est seulement à partir de 1997 que l'éventualité d'une candidature
de la Turquie a été réellement prise en considération par l'Union
européenne.
Dès le Conseil européen d'Helsinki, en 1999, il a été admis que la
demande de la Turquie serait jugée sur les mêmes critères que les
autres candidatures. C'était faire un grand avantage à la Turquie que
délibérément fermer les yeux sur ses caractéristiques propres : sa
situation géographique, son poids démographique, ses spécificités
culturelles et sociales. A-t-on débattu en France de cette approche
devant le Parlement, sinon devant l'opinion ? Jamais. En décembre
2002, le Conseil européen décida que, selon l'avis de la Commission,
« si la Turquie satisfait aux critères de Copenhague, l'UE ouvrira,
sans délai, les négociations d'adhésion avec ce pays ».
Cette décision du Conseil européen de 2002 n'était rien d'autre qu'un
« oui », sous condition suspensive à l'ouverture des négociations
d'adhésion avec la Turquie. Qu'elle remplisse cette condition et le «
oui » devenait définitif. La question essentielle, première - la
Turquie a-t-elle vocation à entrer dans l'Union européenne ? -, était
ainsi escamotée au profit d'une autre, seconde : la Turquie
satisfait-elle aux critères de Copenhague ?
Vainement déclare-t-on que l'admission d'une candidature n'est pas
l'admission dans l'Union, qu'il ne s'agit-là que de l'ouverture de
négociations avec le candidat. « Paroles, paroles... » Aucun
candidat, depuis trente ans, ne s'est vu refuser l'entrée dans la
Communauté. La voie peut être ardue, mais, une fois la feuille de
route tracée, l'issue est certaine. L'Etat candidat se retrouvera, à
plus ou moins longue échéance, membre de l'Union. Il en ira ainsi de
la Turquie comme de ses prédécesseurs.
C'est pourquoi l'évocation d'un référendum obligatoire pour la
ratification par la France du traité d'adhésion de la Turquie à l'UE
apparaît comme une mascarade. Car, après dix ou quinze ans de
négociations et d'efforts de la Turquie pour transformer sa
législation et absorber ce qu'on appelle l'acquis communautaire, il
sera impossible alors, pour la France, de dire non à ce pays sans
déclencher une réaction formidable d'indignation des Turcs et une
crise diplomatique grave. Le chef de l'Etat le sait bien. Cette
révision constitutionnelle annoncée, ce référendum obligatoire dans
dix ou quinze ans ne sont que poudre aux yeux. En réalité, c'est en
décembre, au prochain Conseil européen, que le pas décisif sera
franchi. On peut même dire que le choix a été déjà fait en 2002,
quand le « oui », sous condition suspensive, a été formulé à l'égard
de la candidature de la Turquie à l'Union.
C'était à ce moment-là que la question de principe - la France
doit-elle accepter que la Turquie entre dans l'UE comme membre à part
entière, ou préfère-t-elle la voie d'un partenariat privilégié ? -
devait être clairement posée et soumise au Parlement. Le président de
la République, par tempérament ou par commodité politique, s'est bien
gardé d'ouvrir ce grand débat.
Aujourd'hui, les hasards du calendrier font que, au moment où la
question de la ratification du traité constitutionnel va être soumise
au référendum, la question, toute différente, de l'élargissement de
l'UE à la Turquie apparaît sur le devant de la scène politique. Elle
ne pourra pas être refoulée par des précautions oratoires et des
habiletés constitutionnelles. Et il y a lieu de craindre que,
exaspérés par la perspective de l'élargissement de l'Union jusqu'aux
frontières de l'Arménie, de l'Irak, de l'Iran, de la Syrie, les
Français, se sentant abusés par leurs dirigeants et particulièrement
par le chef de l'Etat, rejettent le traité constitutionnel pour
exprimer leur refus de l'entrée de la Turquie dans l'Union.
M. Chirac s'était indigné de ce que le président Bush se fasse le
premier champion de l'entrée de la Turquie dans l'UE. Il aurait été
avisé de s'interroger plus avant sur cette insistance, dont le
premier motif n'était certes pas de renforcer l'Union européenne, ni
de contribuer à la naissance d'une Europe-puissance, ce projet des
Pères fondateurs dont, aujourd'hui, on nous invite à faire notre
deuil.
NOTES: robert badinter, ancien ministre de la justice, ancien
président du Conseil constitutionnel, est sénateur (PS) des
Hauts-de-Seine.