Le Figaro, France
24 septembre 2004
Verheugen ouvre la porte à la Turquie;
UNION EUROPÉENNE Le commissaire à l'Élargissement souhaite que la
Commission donne une recommandation positive sur l'ouverture de
négociations d'adhésion
par Alexandrine BOUILHET
La visite du premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, jeudi à
Bruxelles, a permis de dégager la voie de la candidature d'Ankara à
l'Union européenne en rendant quasi certaine une recommandation
positive de la Commission européenne le 6 octobre sur l'ouverture de
négociations d'adhésion. La promesse d'une adoption, dès dimanche,
par le Parlement turc, d'un nouveau Code pénal ne comportant pas de
clause criminalisant l'adultère a suscité la satisfaction du
commissaire européen à l'Elargissement, Günter Verheugen. « Il n'y a
désormais plus d'obstacles sur la table (...) la Turquie n'a pas de
conditions additionnelles à remplir pour permettre à la Commission de
faire une recommandation », a déclaré le commissaire. Si les
recommandations de la Commission ne font plus de mystère, la décision
finale appartiendra aux chefs d'Etat et de gouvernement des
Vingt-Cinq, qui se prononceront à l'unanimité, le 17 décembre
prochain, à Bruxelles.
L'avenir de la Turquie en Europe a été scellé, hier matin, dans un
salon feutré de l'hôtel Conrad, l'un des plus luxueux de la capitale.
Adresse favorite de Jacques Chirac et de Gerhard Schröder, ce palace
bruxellois aura porté chance à Recep Tayyip Erdogan. Le premier
ministre turc y avait donné rendez-vous à Günter Verheugen, le
commissaire allemand à l'Elargissement. Entretien décisif pour la
Turquie, après une semaine de vive tension entre Bruxelles et Ankara,
qui s'était soldée par un ultimatum très sec de la Commission
européenne : « Si vous ne réformez pas le Code pénal, comme cela
était prévu, les négociations d'adhésion avec la Turquie ne pourront
commencer. » Le dirigeant turc était au pied du mur.
Mais face au commissaire, le premier ministre ne se laisse pas
intimider. « Je tiens d'abord à vous dire que nous n'avons pas du
tout apprécié vos injonctions par médias interposés », lance-t-il à
Verheugen. « La prochaine fois que vous aurez quelque chose
d'important à nous dire, ayez l'obligeance de nous le faire savoir
directement, cela évitera les problèmes. » Recep Tayyip Erdogan
insiste sur les quelque 343 articles du Code pénal déjà votés. Reste
une loi d'application à faire passer. « Nous avons déjà beaucoup
fait. L'adultère n'était qu'un projet d'amendement. Dommage qu'en
Europe, vous vous focalisiez uniquement là-dessus », lche-t-il. «
Mais vous savez bien que c'est un projet qui passe très mal dans
l'opinion publique européenne ! » rétorque le commissaire allemand. «
Et vos déclarations publiques à ce sujet n'ont pas aidé.
Erdogan : Bon, peut-être, mais nous, à Ankara, on a eu le sentiment
que, soudain, vous nous posiez des conditions supplémentaires (...)
Verheugen : Mais non ! Pourquoi ? C'est un malentendu ! Nous avons
juste rappelé, comme toujours d'ailleurs, que la réforme du Code
pénal était essentielle pour ouvrir les négociations.
C'est tout ?
C'est tout.
Alors si la loi d'application est votée, sans cet amendement sur
l'adultère, bien sûr, c'est bon pour vous ?
Mais oui ! »
Le premier ministre turc téléphone aussitôt au président de groupe de
son parti « Justice et développement », pour lui annoncer la
nouvelle. Puis il contacte le président du Parlement à Ankara. «
Quand pouvez-vous convoquer l'assemblée au plus vite ? Dimanche en
séance extraordinaire ? Parfait ! Et bien allez-y ! » ordonne-t-il.
Grce à l'appui de l'opposition, Erdogan assure à ses interlocuteurs
qu'il ne se fait aucun souci pour l'issu du vote. Les députés
voteront la réforme à une très large majorité. Verheugen semble
convaincu.
En sortant sur le perron de l'hôtel, le commissaire allemand triomphe
comme un jeune marié : « J'ai obtenu de mon ami, le premier ministre
Erdogan, des assurances qui me permettront de faire des
recommandations très claires ! »
Jamais Günter Verheugen n'avait été aussi explicite. Sous l'emprise
de l'excitation, le voilà qui dévoile, quinze jours à l'avance, le
feu vert de la Commission à l'ouverture des négociations. « Ma
conclusion est que désormais, il n'y a plus d'obstacles sur la table
», lche-t-il. « Nous avons été capables de trouver des solutions aux
problèmes qui restaient en suspens. De mon point de vue, la Turquie
n'a pas de conditions additionnelles à remplir pour permettre à la
Commission de faire une recommandation. » Et le commissaire de
féliciter publiquement son « ami » Erdogan pour son « fort esprit de
commande » dans l'accomplissement des réformes.
Déprimée depuis vendredi dernier, la Bourse d'Ankara a salué ces
commentaires par un bond historique. Critiqué à Bruxelles comme dans
les milieux d'affaires turcs, pour sa grave erreur politique, Erdogan
aura réussi à redresser la situation en sa faveur en moins d'une
heure. Ravi de ses effets, le premier ministre turc peut se rendre la
tête haute chez Romano Prodi et s'entretenir d'égal à égal avec lui
sur la situation au Sud Caucase, d'où revient le président de la
Commission. Recep Tayyip Erdogan s'inquiète pour la Géorgie. Au
passage, Romano Prodi tente de l'intéresser au problème arménien.
Sans succès. Le problème sera abordé plus tard. « Chaque chose en son
temps », tempère un conseiller du président.
L'heure tourne, le premier ministre est attendu au Parlement
européen. Une institution dominée par la droite allemande, hostile
depuis toujours à l'adhésion de la Turquie. A l'issue d'une rencontre
avec le président du Parlement européen et les chefs de groupes
politiques, Recep Tayyip Erdogan répète que le projet de loi visant à
criminaliser l'adultère a été retiré par le gouvernement et qu'il ne
passera pas. « Ce dossier n'a jamais figuré dans le projet de Code
pénal. Or aucun élément qui ne figure pas déjà dans le Code pénal ne
pourra être introduit », explique-t-il. Qu'adviendra-t-il si
l'amendement sur l'adultère revient sur la table dans les prochains
mois ? « Je ne peux pas dire ce que d'autres après moi feront »,
rétorque le dirigeant turc, épuisé par sa journée marathon.
Si cette étape au Parlement européen n'est pas décisive pour
l'ouverture des négociations entre Bruxelles et Ankara, elle a permis
au premier ministre de toucher du doigt le fossé qui existe entre les
dirigeants européens, majoritairement favorables à l'adhésion de la
Turquie, et les parlementaires, reflets des opinions publiques.
D'après un sondage réalisé avant les européennes à Bruxelles, dans
tous les pays de l'Union, les Européens sont en très grande majorité
opposés à l'entrée de la Turquie, un pays trop peuplé et trop
musulman à leurs yeux.
Le psychodrame autour du projet de loi sur l'adultère n'a sans doute
fait qu'accroître les suspicions. Il a démontré avec fracas l'emprise
des religieux conservateurs sur le régime actuel. « Sans l'ultimatum
très ferme de la Commission, Erdogan n'aurait jamais pu se sortir de
cette crise interne sur sa réforme du Code pénal », explique-t-on à
Bruxelles. « Il le sait très bien : quelque part, nous lui avons
rendu un sacré service ! »
24 septembre 2004
Verheugen ouvre la porte à la Turquie;
UNION EUROPÉENNE Le commissaire à l'Élargissement souhaite que la
Commission donne une recommandation positive sur l'ouverture de
négociations d'adhésion
par Alexandrine BOUILHET
La visite du premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, jeudi à
Bruxelles, a permis de dégager la voie de la candidature d'Ankara à
l'Union européenne en rendant quasi certaine une recommandation
positive de la Commission européenne le 6 octobre sur l'ouverture de
négociations d'adhésion. La promesse d'une adoption, dès dimanche,
par le Parlement turc, d'un nouveau Code pénal ne comportant pas de
clause criminalisant l'adultère a suscité la satisfaction du
commissaire européen à l'Elargissement, Günter Verheugen. « Il n'y a
désormais plus d'obstacles sur la table (...) la Turquie n'a pas de
conditions additionnelles à remplir pour permettre à la Commission de
faire une recommandation », a déclaré le commissaire. Si les
recommandations de la Commission ne font plus de mystère, la décision
finale appartiendra aux chefs d'Etat et de gouvernement des
Vingt-Cinq, qui se prononceront à l'unanimité, le 17 décembre
prochain, à Bruxelles.
L'avenir de la Turquie en Europe a été scellé, hier matin, dans un
salon feutré de l'hôtel Conrad, l'un des plus luxueux de la capitale.
Adresse favorite de Jacques Chirac et de Gerhard Schröder, ce palace
bruxellois aura porté chance à Recep Tayyip Erdogan. Le premier
ministre turc y avait donné rendez-vous à Günter Verheugen, le
commissaire allemand à l'Elargissement. Entretien décisif pour la
Turquie, après une semaine de vive tension entre Bruxelles et Ankara,
qui s'était soldée par un ultimatum très sec de la Commission
européenne : « Si vous ne réformez pas le Code pénal, comme cela
était prévu, les négociations d'adhésion avec la Turquie ne pourront
commencer. » Le dirigeant turc était au pied du mur.
Mais face au commissaire, le premier ministre ne se laisse pas
intimider. « Je tiens d'abord à vous dire que nous n'avons pas du
tout apprécié vos injonctions par médias interposés », lance-t-il à
Verheugen. « La prochaine fois que vous aurez quelque chose
d'important à nous dire, ayez l'obligeance de nous le faire savoir
directement, cela évitera les problèmes. » Recep Tayyip Erdogan
insiste sur les quelque 343 articles du Code pénal déjà votés. Reste
une loi d'application à faire passer. « Nous avons déjà beaucoup
fait. L'adultère n'était qu'un projet d'amendement. Dommage qu'en
Europe, vous vous focalisiez uniquement là-dessus », lche-t-il. «
Mais vous savez bien que c'est un projet qui passe très mal dans
l'opinion publique européenne ! » rétorque le commissaire allemand. «
Et vos déclarations publiques à ce sujet n'ont pas aidé.
Erdogan : Bon, peut-être, mais nous, à Ankara, on a eu le sentiment
que, soudain, vous nous posiez des conditions supplémentaires (...)
Verheugen : Mais non ! Pourquoi ? C'est un malentendu ! Nous avons
juste rappelé, comme toujours d'ailleurs, que la réforme du Code
pénal était essentielle pour ouvrir les négociations.
C'est tout ?
C'est tout.
Alors si la loi d'application est votée, sans cet amendement sur
l'adultère, bien sûr, c'est bon pour vous ?
Mais oui ! »
Le premier ministre turc téléphone aussitôt au président de groupe de
son parti « Justice et développement », pour lui annoncer la
nouvelle. Puis il contacte le président du Parlement à Ankara. «
Quand pouvez-vous convoquer l'assemblée au plus vite ? Dimanche en
séance extraordinaire ? Parfait ! Et bien allez-y ! » ordonne-t-il.
Grce à l'appui de l'opposition, Erdogan assure à ses interlocuteurs
qu'il ne se fait aucun souci pour l'issu du vote. Les députés
voteront la réforme à une très large majorité. Verheugen semble
convaincu.
En sortant sur le perron de l'hôtel, le commissaire allemand triomphe
comme un jeune marié : « J'ai obtenu de mon ami, le premier ministre
Erdogan, des assurances qui me permettront de faire des
recommandations très claires ! »
Jamais Günter Verheugen n'avait été aussi explicite. Sous l'emprise
de l'excitation, le voilà qui dévoile, quinze jours à l'avance, le
feu vert de la Commission à l'ouverture des négociations. « Ma
conclusion est que désormais, il n'y a plus d'obstacles sur la table
», lche-t-il. « Nous avons été capables de trouver des solutions aux
problèmes qui restaient en suspens. De mon point de vue, la Turquie
n'a pas de conditions additionnelles à remplir pour permettre à la
Commission de faire une recommandation. » Et le commissaire de
féliciter publiquement son « ami » Erdogan pour son « fort esprit de
commande » dans l'accomplissement des réformes.
Déprimée depuis vendredi dernier, la Bourse d'Ankara a salué ces
commentaires par un bond historique. Critiqué à Bruxelles comme dans
les milieux d'affaires turcs, pour sa grave erreur politique, Erdogan
aura réussi à redresser la situation en sa faveur en moins d'une
heure. Ravi de ses effets, le premier ministre turc peut se rendre la
tête haute chez Romano Prodi et s'entretenir d'égal à égal avec lui
sur la situation au Sud Caucase, d'où revient le président de la
Commission. Recep Tayyip Erdogan s'inquiète pour la Géorgie. Au
passage, Romano Prodi tente de l'intéresser au problème arménien.
Sans succès. Le problème sera abordé plus tard. « Chaque chose en son
temps », tempère un conseiller du président.
L'heure tourne, le premier ministre est attendu au Parlement
européen. Une institution dominée par la droite allemande, hostile
depuis toujours à l'adhésion de la Turquie. A l'issue d'une rencontre
avec le président du Parlement européen et les chefs de groupes
politiques, Recep Tayyip Erdogan répète que le projet de loi visant à
criminaliser l'adultère a été retiré par le gouvernement et qu'il ne
passera pas. « Ce dossier n'a jamais figuré dans le projet de Code
pénal. Or aucun élément qui ne figure pas déjà dans le Code pénal ne
pourra être introduit », explique-t-il. Qu'adviendra-t-il si
l'amendement sur l'adultère revient sur la table dans les prochains
mois ? « Je ne peux pas dire ce que d'autres après moi feront »,
rétorque le dirigeant turc, épuisé par sa journée marathon.
Si cette étape au Parlement européen n'est pas décisive pour
l'ouverture des négociations entre Bruxelles et Ankara, elle a permis
au premier ministre de toucher du doigt le fossé qui existe entre les
dirigeants européens, majoritairement favorables à l'adhésion de la
Turquie, et les parlementaires, reflets des opinions publiques.
D'après un sondage réalisé avant les européennes à Bruxelles, dans
tous les pays de l'Union, les Européens sont en très grande majorité
opposés à l'entrée de la Turquie, un pays trop peuplé et trop
musulman à leurs yeux.
Le psychodrame autour du projet de loi sur l'adultère n'a sans doute
fait qu'accroître les suspicions. Il a démontré avec fracas l'emprise
des religieux conservateurs sur le régime actuel. « Sans l'ultimatum
très ferme de la Commission, Erdogan n'aurait jamais pu se sortir de
cette crise interne sur sa réforme du Code pénal », explique-t-on à
Bruxelles. « Il le sait très bien : quelque part, nous lui avons
rendu un sacré service ! »