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Gregoire Ghazarian, l'un des derniers survivants

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  • Gregoire Ghazarian, l'un des derniers survivants

    Le Figaro, France
    23 avril 2005

    Grégoire Ghazarian, l'un des derniers survivants;
    Quatre-vingt-dix ans après les faits, un rescapé réfugié à Paris
    raconte

    par Laure Marchand


    «Une voiture tirée par des boeufs s'est arrêtée devant la porte de la
    maison. On nous a dit de nous préparer. J'avais neuf ans. «Grégoire
    Ghazarian en a désormais 99. «Mais je n'ai rien oublié. Il faut tout
    dire», lance-t-il en s'agrippant à sa canne blanche. C'est l'un des
    derniers survivants du génocide arménien de 1915. Ses parents, ses
    deux soeurs et son frère, ses oncles et grands-parents... Il a vu
    mourir toute sa famille, jusqu'à son père dévoré par des chiens.
    Aujourd'hui, Grégoire Ghazarian, dit Garbis, ne sort plus guère de
    son appartement parisien. Les exemplaires du quotidien arménien
    Haratch s'empilent sur sa commode car il ne peut plus les lire. Bien
    calé dans son grand fauteuil, le vieillard remplit une fois de plus
    son devoir de rescapé : raconter. Après lui, seules des archives
    craquelées et des photos floues témoigneront des massacres ordonnés
    par le gouvernement Jeunes-Turcs de l'Empire ottoman. Près d'un
    million d'Ar méniens (entre 800 000 et 1 200 000) ont péri lors du
    premier génocide du XX e siècle. «N'hésitez pas, posez-moi toutes les
    questions que vous voulez», insiste-t-il. C'était le mois d'août
    1915. La Première Guerre mondiale avait transformé l'Empire ottoman
    en poudrière. Les Arméniens d'Ana tolie orientale avaient déjà été
    déportés. Mais, à Tchalgara, village peuplé uniquement d'Arméniens
    dans le villayet région de Bursa (à l'ouest de l'actuelle Turquie),
    Garbis menait encore une vie insouciante.

    Ses parents possédaient de vastes terres, les récoltes débordaient
    des greniers, la culture du ver à soie prospérait. «Je jouais dans la
    cour avec un copain lorsqu'ils (les policiers locaux) sont arrivés,
    se souvient-il clairement. Nous avons juste eu le temps d'emporter du
    pain et il a fallu partir.» En route, les réserves de galettes sans
    levain s'épuisèrent rapidement. Au bout de quelques jours, le
    décompte macabre commença : «Mon grand frère Ohan est mort le
    premier.» Sa famille eut le temps de faire sa toilette, pas de
    l'enterrer. Il fallut également abandonner la tante infirme sur le
    bas-côté de la route. Trop lourde à porter. Les gendarmes qui
    encadraient les déportés fusillaient les traînards. «Puis, ma mère
    m'a serré contre elle, je ne l'ai plus jamais revue», raconte-t-il en
    tremblant. Avec sa soeur Lucie, elles furent sans doute tuées
    sur-le-champ ou enfermées dans un harem. «Mais je n'avais encore rien
    vu des atrocités à venir», prévient Garbis à la fin de son
    énumération. Pour le prix d'un billet de deuxième classe, les
    Arméniens furent entassés dans des wagons à moutons à deux étages.
    C'était sans doute à Afyon, une ville située sur l'axe ferroviaire
    Istanbul-Bagdad. Destination finale de la déportation : les déserts
    de Mésopotamie et de Syrie, mille cinq cents kilomètres à l'est. «A
    ce moment-là, nous ignorions où on nous emmenait, mais nous savions
    que c'était vers la mort. Beaucoup mouraient étouffés et leurs
    cadavres étaient jetés au bord de la voie. Papa ne m'a jamais lché
    la main.» Les larmes roulent sur ses joues plissées par le siècle.
    Quatre-vingt-dix ans après, Garbis est toujours ce petit garçon
    arménien accroché à son père. Dans son salon, il progresse à ttons,
    la vue fatiguée. Mais dans sa mémoire, la mort apparaît toujours
    aussi nettement. «Des cadavres, il y en avait partout, on marchait
    dessus, revoit-il. Le matin, la moitié ne se relevait pas.» A la
    descente du train, ils ont en effet franchi les sommets du Taurus (à
    proximité de l'actuelle frontière avec la Syrie) à pied. Des colonnes
    de milliers de déportés ont cheminé dans les montagnes. On fusillait
    les plus faibles, on éventrait les femmes enceintes, on décapitait...
    Le typhus et le choléra faisaient le reste. Avec une pièce d'or, son
    père put acheter en route de l'eau pour les deux enfants qui lui
    restaient. Garbis but le premier. Il ne laissa qu'une goutte à sa
    soeur. Il s'en veut encore. Son instinct de survie lui permit
    également de réchapper à l'épreuve la plus terrible : le désert de
    Deir Zor, dans le nord de la Syrie, le long de l'Euphrate. Les
    Ottomans l'avaient transformé en cimetière à ciel ouvert, en camp
    sans barbelés. Le désert à perte de vue était plus dissuasif que des
    miradors. L'administration ottomane y entassait les Arméniens dans le
    sable et sous le soleil. Seuls les plus fortunés purent acheter du
    pain aux tribus des environs. Pour les Arméniens, Deir Zor est le
    symbole du génocide. A partir de l'été 1916, le gouvernement
    Jeunes-Turcs ordonna l'extermination de tous les Arméniens rassemblés
    dans la région. 192 750 y furent massacrés à l'arme blanche. Garbis,
    lui, y échappa. Il avait été envoyé plus à l'est, à Mossoul, aux
    travaux forcés dans les fermes des paysans turkmènes. La culpabilité
    du survivant ne l'a jamais quitté. «Une nuit, j'ai secoué ma soeur,
    j'ai senti qu'elle était froide. J'ai pris sa couverture et me suis
    rendormi, bien au chaud.» Lorsque son père comprit qu'il allait
    mourir à son tour, il réclama un plat de lentilles. «En rentrant le
    soir, j'ai vu qu'il ne bougeait plus, tient-il à raconter. J'ai pris
    l'assiette, j'ai tout mangé.» Le corps de son père fut transporté à
    l'extérieur du village et recouvert d'un peu de terre. Des hoquets de
    sanglots dans la voix, Garbis saisit sa jambe en mimant des crocs :
    «Les chiens l'ont mangé.» Depuis, il déteste les chiens. Enfin,
    l'armée britannique s'installa dans la région en 1918. Garbis était
    orphelin. Les Anglais le placèrent dans le camp de réfugiés numéro 34
    réservé aux enfants arméniens. Puis l'adolescent vécut de petits
    boulots, monta un pressing à Téhéran, commença à militer au Dachnak,
    le parti nationaliste révolutionnaire arménien qu'il ne quittera
    plus. En 1929, il partit avec sa jeune épouse, arménienne d'origine
    russe, pour la France. «Une vie heureuse commençait.» Mais une vie de
    rescapé hantée par le passé. Sa fille aînée, Lucie, raconte la
    réaction de son père lorsque sa femme est morte : «Nous avons acheté
    une concession au cimetière de Montparnasse. Papa s'est mis à
    sangloter d'émotion : «Enfin, la famille a un lieu pour ses morts.»
    Par la pensée, Garbis peut aussi y ensevelir ceux qui ont disparu
    dans l' anabad (1) de Deir Zor. (1) Désert en arménien.
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