L'Express , France
25 avril 2005
Arménie: contre l'oubli;
Histoire
par Makarian Christian
Quatre-vingt-dix ans après le génocide, une moisson d'ouvrages
rappelle l'anéantissement d'un peuple victime de la haine turque
Ceux qui croient que le temps efface les plaies ont en général
raison. Sauf lorsque la douleur est celle d'un peuple tout entier.
Quatre-vingt-dix ans après le génocide de 1915, une moisson de livres
vient rappeler que les Arméniens n'oublieront que lorsque la Turquie
cessera de nier son passé. Lisons d'abord Le Tigre en flammes,
remarquable ouvrage dû au travail méticuleux de Peter Balakian,
historien américain d'origine arménienne. Le grand mérite de Balakian
est de resituer le génocide dans une perspective stratégique globale
et d'analyser les calculs et les intérêts des grandes puissances
engagées dans le premier conflit mondial. Pétrole, colonialisme,
rivalités européennes, démembrement de la Turquie au moyen de la
cause arménienne sans se soucier des victimes... Extraordinaire leçon
d'histoire où l'on apprend que l'extermination des Arméniens était
connue des élites occidentales, mais aussi des opinions publiques.
Pour la seule année 1915, opération finale de la liquidation d'une
nation, le New York Times a publié pas moins de 145 articles dans
lesquels rien n'est omis, pas même la dimension islamique de cette
horreur organisée. "Des imams et autres softas, écrit Balakian,
galvanisaient les hordes en scandant des prières, et les mosquées
servaient souvent à mobiliser les foules." La Turquie actuelle
occulte le fait que le djihad, la guerre sainte, fut proclamé contre
les Arméniens.
Les Chrétiens aux bêtes!, autre ouvrage bouleversant, précédé d'une
introduction de Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, rassemble quatre cahiers
de souvenirs du père dominicain français Jacques Rhétoré, en mission
dans les provinces orientales de la Turquie actuelle. On y découvre
l'incroyable vice avec lequel les autorités turques ont exhorté les
Kurdes à ravager toute forme de chrétienté, qu'il s'agisse des
Arméniens, des Assyro-Chaldéens ou des Syriaques, victimes oubliées.
On retrouve cette sauvagerie dans Le Cantique des larmes, d'Annick
Asso, édifiante recension de récits de massacres.
Pour comprendre les fondements de la haine turque vis-à-vis des
minorités chrétiennes, on se plongera avec grand profit dans la
réédition de La Politique du sultan, de Victor Bérard, célèbre
traducteur de l'Odyssée, qui décrit calmement, froidement, le règne
abject du "sultan rouge" Abdülhamid II (1842-1918). Portrait
saisissant d'un tyran qui porte en permanence trois revolvers sur
lui, vit dans une paranoïa effrayante nourrie par une nuée d'indics
et voue aux Arméniens une exécration pathologique. Victor Bérard ne
raconte que ce qu'il voit alors dans les rues de Constantinople,
comme un prodigieux reporter d'images. C'est bref et accablant.
Comme est accablante la douceur des survivants. Un très beau livre,
Deir-es-Zor, fait découvrir les visages et les paysages de la
déportation. Au bout de la route qui les menait à la mort, les
Arméniens étaient concentrés au nord-est du désert syrien, près de la
ville de Deir-es-Zor. De là, beaucoup s'échappèrent pour gagner
Athènes, Beyrouth, Marseille ou la Californie. Ceux qui sont restés?
Les voici immortalisés dans ces pages poignantes, le regard brisé,
sans ge, immortalisés par la pellicule brillamment impressionnée du
photographe Bardig. Le dénuement est leur dignité; le silence est
leur seule plainte.
25 avril 2005
Arménie: contre l'oubli;
Histoire
par Makarian Christian
Quatre-vingt-dix ans après le génocide, une moisson d'ouvrages
rappelle l'anéantissement d'un peuple victime de la haine turque
Ceux qui croient que le temps efface les plaies ont en général
raison. Sauf lorsque la douleur est celle d'un peuple tout entier.
Quatre-vingt-dix ans après le génocide de 1915, une moisson de livres
vient rappeler que les Arméniens n'oublieront que lorsque la Turquie
cessera de nier son passé. Lisons d'abord Le Tigre en flammes,
remarquable ouvrage dû au travail méticuleux de Peter Balakian,
historien américain d'origine arménienne. Le grand mérite de Balakian
est de resituer le génocide dans une perspective stratégique globale
et d'analyser les calculs et les intérêts des grandes puissances
engagées dans le premier conflit mondial. Pétrole, colonialisme,
rivalités européennes, démembrement de la Turquie au moyen de la
cause arménienne sans se soucier des victimes... Extraordinaire leçon
d'histoire où l'on apprend que l'extermination des Arméniens était
connue des élites occidentales, mais aussi des opinions publiques.
Pour la seule année 1915, opération finale de la liquidation d'une
nation, le New York Times a publié pas moins de 145 articles dans
lesquels rien n'est omis, pas même la dimension islamique de cette
horreur organisée. "Des imams et autres softas, écrit Balakian,
galvanisaient les hordes en scandant des prières, et les mosquées
servaient souvent à mobiliser les foules." La Turquie actuelle
occulte le fait que le djihad, la guerre sainte, fut proclamé contre
les Arméniens.
Les Chrétiens aux bêtes!, autre ouvrage bouleversant, précédé d'une
introduction de Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, rassemble quatre cahiers
de souvenirs du père dominicain français Jacques Rhétoré, en mission
dans les provinces orientales de la Turquie actuelle. On y découvre
l'incroyable vice avec lequel les autorités turques ont exhorté les
Kurdes à ravager toute forme de chrétienté, qu'il s'agisse des
Arméniens, des Assyro-Chaldéens ou des Syriaques, victimes oubliées.
On retrouve cette sauvagerie dans Le Cantique des larmes, d'Annick
Asso, édifiante recension de récits de massacres.
Pour comprendre les fondements de la haine turque vis-à-vis des
minorités chrétiennes, on se plongera avec grand profit dans la
réédition de La Politique du sultan, de Victor Bérard, célèbre
traducteur de l'Odyssée, qui décrit calmement, froidement, le règne
abject du "sultan rouge" Abdülhamid II (1842-1918). Portrait
saisissant d'un tyran qui porte en permanence trois revolvers sur
lui, vit dans une paranoïa effrayante nourrie par une nuée d'indics
et voue aux Arméniens une exécration pathologique. Victor Bérard ne
raconte que ce qu'il voit alors dans les rues de Constantinople,
comme un prodigieux reporter d'images. C'est bref et accablant.
Comme est accablante la douceur des survivants. Un très beau livre,
Deir-es-Zor, fait découvrir les visages et les paysages de la
déportation. Au bout de la route qui les menait à la mort, les
Arméniens étaient concentrés au nord-est du désert syrien, près de la
ville de Deir-es-Zor. De là, beaucoup s'échappèrent pour gagner
Athènes, Beyrouth, Marseille ou la Californie. Ceux qui sont restés?
Les voici immortalisés dans ces pages poignantes, le regard brisé,
sans ge, immortalisés par la pellicule brillamment impressionnée du
photographe Bardig. Le dénuement est leur dignité; le silence est
leur seule plainte.