Le Temps, France
25 avril 2005
Les Arméniens de Turquie se souviennent dans la discrétion
Commémorations Alors qu'en Arménie, d'imposantes cérémonies en
mémoire des victimes du génocide de 1915 étaient organisées dimanche,
en Turquie, la retenue était de rigueur.
Alors que plus d'un million de personnes se recueillaient à Erevan,
en Arménie, devant le monument dédié aux victimes du génocide de
1915, la communauté arménienne de Turquie a fait preuve dimanche
d'une grande discrétion. Par crainte de réactions
ultra-nationalistes, aucune cérémonie n'a été organisée et seule la
présence de quelques policiers postés à l'extérieur du patriarcat à
Istanbul a trahi la tension de cette journée. Le patriarche, Mesrob
II était d'ailleurs absent, ayant dû se rendre à Rome pour assister à
l'entrée en fonctions du pape Benoît XVI.
Mais derrière cette discrétion, le drame vécu par les Arméniens en
1915 hantait plus que jamais les esprits, notamment lors de la
traditionnelle prière dédiée aux morts. Sarkis Cerkezian était bien
sûr présent, comme chaque dimanche. Ce vieil homme aux sourcils en
bataille est né en 1915, année des massacres qui ont fait selon la
majorité des spécialistes plus d'un million de morts mais que la
Turquie refuse de qualifier de génocide. Sa famille a été marquée au
fer rouge par cette tragédie: ses parents ont vécu la déportation
jusqu'en Syrie où ils sont restés trois années. A leur retour, un
nouveau drame les attendait: la perte de leurs biens confisqués par
l'Etat et le début d'un deuxième exode. De la fortune familiale, il
ne reste plus rien et, aujourd'hui, c'est dans un minuscule
appartement d'un quartier populaire que vivent Sarkis, son fils,
dentiste, et sa belle fille. Cette histoire familiale a laissé un
goût amer dans l'esprit de cet homme qui vit encore dans la crainte.
«Il est honteux de dire qu'il n'y a pas eu de massacres. Pourquoi
trouve-t-on partout en Anatolie des écoles arméniennes vides?
Ont-elles été construites pour des gens qui n'existaient pas? Non,
décidément, je ne suis pas optimiste car je pense que l'histoire peut
se reproduire.»
Si ces récits familiaux sont encore transmis, certains jeunes
Arméniens de Turquie tentent de tourner la page, à l'image de Nadia,
une enseignante de 35 ans. Sa priorité est de pouvoir élever son fils
de 4 ans dans la culture arménienne ce que permet la République.
Istanbul, où vit près de 90% des Arméniens de Turquie, compte ainsi
18 écoles et deux hôpitaux que finance la communauté. «Etre
Arménienne pour moi, en Turquie, n'a jamais été un problème. Bien sûr
avant, j'évitais de parler ma langue dans la rue mais depuis quelques
années, je ne m'en cache plus. Nous avons des journaux, des
magazines, et bientôt nous aurons une radio», se réjouit-elle. Même
si les événements de 1915 restent ancrés dans son esprit, Nadia
refuse donc de se laisser hanter par cette histoire, tout comme Zakar
Aktungur, joaillier de 39 ans, installé un peu plus loin sur un banc,
en train de fumer une cigarette. «Bien sûr, nous savons que des
choses terribles se sont déroulées en 1915. Mais nous ne pouvons pas
vivre indéfiniment avec. Les débats qui ont lieu en ce moment me
gênent car ils ravivent des plaies. Nous sommes pointés du doigt en
tant que minorité. Si ce débat est nécessaire il ne doit pas être
instrumentalisé.»
Luiz Bakar, porte-parole du patriarcat, juge elle aussi le moment
très délicat. «La tension est énorme pour ce 90e anniversaire. Chaque
jour des dizaines d'articles sont publiés sur la question arménienne
et l'on assiste à une véritable surenchère. Les journaux montrent
depuis peu des photos de Turcs massacrés par des Arméniens en 1915.
Nous nous en serions bien passés.» Face au débat très vif qui
traverse la société turque, la majorité des Arméniens se montrent
prudents, préférant laisser aux historiens le soin de répondre à la
question centrale: y a-t-il eu massacre ou génocide? L'action de la
diaspora est sur ce sujet souvent critiquée. «Les Arméniens qui
vivent à l'étranger sont beaucoup plus intransigeants que nous,
regrette Zakar Aktungur. Le problème ne pourra être résolu que par le
dialogue. Ne pas rester figé, cela vaut pour les deux parties.»
Le processus semble toutefois douloureux. Hier encore, 24
associations et ONG turques se sont réunies pour qualifier
ouvertement de «mensonges» les allégations de génocide.
25 avril 2005
Les Arméniens de Turquie se souviennent dans la discrétion
Commémorations Alors qu'en Arménie, d'imposantes cérémonies en
mémoire des victimes du génocide de 1915 étaient organisées dimanche,
en Turquie, la retenue était de rigueur.
Alors que plus d'un million de personnes se recueillaient à Erevan,
en Arménie, devant le monument dédié aux victimes du génocide de
1915, la communauté arménienne de Turquie a fait preuve dimanche
d'une grande discrétion. Par crainte de réactions
ultra-nationalistes, aucune cérémonie n'a été organisée et seule la
présence de quelques policiers postés à l'extérieur du patriarcat à
Istanbul a trahi la tension de cette journée. Le patriarche, Mesrob
II était d'ailleurs absent, ayant dû se rendre à Rome pour assister à
l'entrée en fonctions du pape Benoît XVI.
Mais derrière cette discrétion, le drame vécu par les Arméniens en
1915 hantait plus que jamais les esprits, notamment lors de la
traditionnelle prière dédiée aux morts. Sarkis Cerkezian était bien
sûr présent, comme chaque dimanche. Ce vieil homme aux sourcils en
bataille est né en 1915, année des massacres qui ont fait selon la
majorité des spécialistes plus d'un million de morts mais que la
Turquie refuse de qualifier de génocide. Sa famille a été marquée au
fer rouge par cette tragédie: ses parents ont vécu la déportation
jusqu'en Syrie où ils sont restés trois années. A leur retour, un
nouveau drame les attendait: la perte de leurs biens confisqués par
l'Etat et le début d'un deuxième exode. De la fortune familiale, il
ne reste plus rien et, aujourd'hui, c'est dans un minuscule
appartement d'un quartier populaire que vivent Sarkis, son fils,
dentiste, et sa belle fille. Cette histoire familiale a laissé un
goût amer dans l'esprit de cet homme qui vit encore dans la crainte.
«Il est honteux de dire qu'il n'y a pas eu de massacres. Pourquoi
trouve-t-on partout en Anatolie des écoles arméniennes vides?
Ont-elles été construites pour des gens qui n'existaient pas? Non,
décidément, je ne suis pas optimiste car je pense que l'histoire peut
se reproduire.»
Si ces récits familiaux sont encore transmis, certains jeunes
Arméniens de Turquie tentent de tourner la page, à l'image de Nadia,
une enseignante de 35 ans. Sa priorité est de pouvoir élever son fils
de 4 ans dans la culture arménienne ce que permet la République.
Istanbul, où vit près de 90% des Arméniens de Turquie, compte ainsi
18 écoles et deux hôpitaux que finance la communauté. «Etre
Arménienne pour moi, en Turquie, n'a jamais été un problème. Bien sûr
avant, j'évitais de parler ma langue dans la rue mais depuis quelques
années, je ne m'en cache plus. Nous avons des journaux, des
magazines, et bientôt nous aurons une radio», se réjouit-elle. Même
si les événements de 1915 restent ancrés dans son esprit, Nadia
refuse donc de se laisser hanter par cette histoire, tout comme Zakar
Aktungur, joaillier de 39 ans, installé un peu plus loin sur un banc,
en train de fumer une cigarette. «Bien sûr, nous savons que des
choses terribles se sont déroulées en 1915. Mais nous ne pouvons pas
vivre indéfiniment avec. Les débats qui ont lieu en ce moment me
gênent car ils ravivent des plaies. Nous sommes pointés du doigt en
tant que minorité. Si ce débat est nécessaire il ne doit pas être
instrumentalisé.»
Luiz Bakar, porte-parole du patriarcat, juge elle aussi le moment
très délicat. «La tension est énorme pour ce 90e anniversaire. Chaque
jour des dizaines d'articles sont publiés sur la question arménienne
et l'on assiste à une véritable surenchère. Les journaux montrent
depuis peu des photos de Turcs massacrés par des Arméniens en 1915.
Nous nous en serions bien passés.» Face au débat très vif qui
traverse la société turque, la majorité des Arméniens se montrent
prudents, préférant laisser aux historiens le soin de répondre à la
question centrale: y a-t-il eu massacre ou génocide? L'action de la
diaspora est sur ce sujet souvent critiquée. «Les Arméniens qui
vivent à l'étranger sont beaucoup plus intransigeants que nous,
regrette Zakar Aktungur. Le problème ne pourra être résolu que par le
dialogue. Ne pas rester figé, cela vaut pour les deux parties.»
Le processus semble toutefois douloureux. Hier encore, 24
associations et ONG turques se sont réunies pour qualifier
ouvertement de «mensonges» les allégations de génocide.