La Croix , France
22 août 2005
Un été dans La Croix.
Les Arméniens de Turquie (1/7).
Dossier. Sur les routes d'Anatolie, le retour aux racines. Le long
silence des grands-mères arméniennes. Des milliers d'enfants,
épargnés et convertis à l'islam au moment des tueries, ont ensuite
gardé le secret toute leur vie. ISTAMBOUL, reportage de notre envoyé
spécial.
par PLOQUIN Jean-Christophe
Fethiye Cetin a encore la voix qui se brise en reparlant de sa
grand-mère. En 1915, celle-ci avait 9 ans. Sa famille habitait un
village de l'est de l'Anatolie, Habap en arménien, Ekinözu en turc.
Lorsque l'ordre de déportation est tombé, tous les hommes ont d'abord
été pris. On ne les a plus jamais revus. Puis les vieux, les femmes
et les enfants ont été emmenés sur les routes, direction le sud. À
Cernik, non loin de Diyarbakir, le convoi était déjà passablement
décimé par les violences, la faim, la soif, la chaleur étouffante. Un
militaire extirpe l'enfant du convoi et la confie à une famille.
Une soixantaine d'années plus tard, Fethiye Cetin est étudiante quand
elle entend ce récit. "Tout à coup, ma grand-mère m'a raconté cela,
se souvient-elle. Elle savait qu'elle avait de la famille aux
États-Unis. Elle voulait que je l'aide à la retrouver. Mais moi, au
début, je n'ai pu en parler à personne."
La révélation a la violence d'un choc. Fethiye Cetin avait grandi
dans la bonne conscience d'être turque. À l'école, à la ville, on lui
avait enseigné l'héroïsme d'une jeune nation ayant survécu à
l'avidité des grandes puissances après la Première Guerre mondiale.
Brutalement, elle découvre un passé douloureux et apprend qu'elle
appartient à une minorité honteuse, les Arméniens, présentés dans les
livres d'histoire comme des traîtres à la patrie. Elle se tait, mais
elle voudrait crier dans les rues cette douleur enfouie, brutalement
resurgie. Elle constatera plus tard que sa propre mère connaissait
l'histoire, mais qu'elle ne l'avait jamais transmise à ses enfants,
pour les protéger.
Il faudra plus de vingt ans à Fethiye Cetin pour mettre sur la place
publique la vie de sa grand-mère, sous la forme d'un livre de deux
cents pages, paru en décembre. Aujourd'hui, l'ouvrage en est à sa
cinquième édition et a été vendu à 12 000 exemplaires, un grand
succès éditorial dans un pays où les gens lisent peu. Sa grand-mère
est morte avant d'avoir pu revoir ses cousins d'Amérique, mais son
visage anguleux, encadré par un foulard islamique, est devenu un
symbole pour des milliers de Turcs.
"En lisant le livre, deux fois, je me suis mise à pleurer", raconte
une jeune femme d'Istamboul, mère de deux enfants. Notamment quand
l'auteur raconte comment, il y a quatre-vingt-dix ans, une autre
jeune mère a préféré noyer son fils de ses propres mains, avant de se
jeter dans une rivière, plutôt que de tomber dans les mains de
pillards kurdes. C'est avec ce livre que beaucoup de Turcs éduqués
ont découvert la violence du massacre des Arméniens, un sujet tabou,
totalement occulté par l'élite militaire et bureaucratique qui
gouverne le pays depuis sa fondation en 1923.
Après la parution de son livre, Fethiye Cetin, une avocate ancrée à
gauche, a reçu un abondant courrier. Une amie lui a avoué que sa
propre grand-mère aussi était arménienne, mais que personne ne
l'avait su jusqu'à ce que, sur son lit de mort, la survivante ne
récite des prières dans la langue de son enfance. "Même les
nationalistes turcs ont été touchés, souligne l'auteur. Sans doute
parce que j'ai seulement raconté la réalité. Personne ne peut dire
que j'ai menti. Ce livre est sorti de mon coeur."
L'avocate a aussi participé à une conférence avec des Arméniens
d'Istamboul. "J'ai pleuré, et beaucoup de femmes ont pleuré avec moi,
dit-elle. Les Arméniens me disaient: "Vous êtes notre voix. Pour la
première fois en Turquie, quelqu'un a parlé de nos douleurs.""
Le livre de Fethiye Cetin met au jour une certaine schizophrénie de
la société turque dont le nationalisme farouche a longtemps étouffé
d'autres voix, intérieures. "Notre société dépense beaucoup d'énergie
pour défendre une apparence, note l'avocate. Il est temps de
commencer à parler normalement, sans héroïsme, et de rentrer dans le
débat."
J.-C. P.
22 août 2005
Un été dans La Croix.
Les Arméniens de Turquie (1/7).
Dossier. Sur les routes d'Anatolie, le retour aux racines. Le long
silence des grands-mères arméniennes. Des milliers d'enfants,
épargnés et convertis à l'islam au moment des tueries, ont ensuite
gardé le secret toute leur vie. ISTAMBOUL, reportage de notre envoyé
spécial.
par PLOQUIN Jean-Christophe
Fethiye Cetin a encore la voix qui se brise en reparlant de sa
grand-mère. En 1915, celle-ci avait 9 ans. Sa famille habitait un
village de l'est de l'Anatolie, Habap en arménien, Ekinözu en turc.
Lorsque l'ordre de déportation est tombé, tous les hommes ont d'abord
été pris. On ne les a plus jamais revus. Puis les vieux, les femmes
et les enfants ont été emmenés sur les routes, direction le sud. À
Cernik, non loin de Diyarbakir, le convoi était déjà passablement
décimé par les violences, la faim, la soif, la chaleur étouffante. Un
militaire extirpe l'enfant du convoi et la confie à une famille.
Une soixantaine d'années plus tard, Fethiye Cetin est étudiante quand
elle entend ce récit. "Tout à coup, ma grand-mère m'a raconté cela,
se souvient-elle. Elle savait qu'elle avait de la famille aux
États-Unis. Elle voulait que je l'aide à la retrouver. Mais moi, au
début, je n'ai pu en parler à personne."
La révélation a la violence d'un choc. Fethiye Cetin avait grandi
dans la bonne conscience d'être turque. À l'école, à la ville, on lui
avait enseigné l'héroïsme d'une jeune nation ayant survécu à
l'avidité des grandes puissances après la Première Guerre mondiale.
Brutalement, elle découvre un passé douloureux et apprend qu'elle
appartient à une minorité honteuse, les Arméniens, présentés dans les
livres d'histoire comme des traîtres à la patrie. Elle se tait, mais
elle voudrait crier dans les rues cette douleur enfouie, brutalement
resurgie. Elle constatera plus tard que sa propre mère connaissait
l'histoire, mais qu'elle ne l'avait jamais transmise à ses enfants,
pour les protéger.
Il faudra plus de vingt ans à Fethiye Cetin pour mettre sur la place
publique la vie de sa grand-mère, sous la forme d'un livre de deux
cents pages, paru en décembre. Aujourd'hui, l'ouvrage en est à sa
cinquième édition et a été vendu à 12 000 exemplaires, un grand
succès éditorial dans un pays où les gens lisent peu. Sa grand-mère
est morte avant d'avoir pu revoir ses cousins d'Amérique, mais son
visage anguleux, encadré par un foulard islamique, est devenu un
symbole pour des milliers de Turcs.
"En lisant le livre, deux fois, je me suis mise à pleurer", raconte
une jeune femme d'Istamboul, mère de deux enfants. Notamment quand
l'auteur raconte comment, il y a quatre-vingt-dix ans, une autre
jeune mère a préféré noyer son fils de ses propres mains, avant de se
jeter dans une rivière, plutôt que de tomber dans les mains de
pillards kurdes. C'est avec ce livre que beaucoup de Turcs éduqués
ont découvert la violence du massacre des Arméniens, un sujet tabou,
totalement occulté par l'élite militaire et bureaucratique qui
gouverne le pays depuis sa fondation en 1923.
Après la parution de son livre, Fethiye Cetin, une avocate ancrée à
gauche, a reçu un abondant courrier. Une amie lui a avoué que sa
propre grand-mère aussi était arménienne, mais que personne ne
l'avait su jusqu'à ce que, sur son lit de mort, la survivante ne
récite des prières dans la langue de son enfance. "Même les
nationalistes turcs ont été touchés, souligne l'auteur. Sans doute
parce que j'ai seulement raconté la réalité. Personne ne peut dire
que j'ai menti. Ce livre est sorti de mon coeur."
L'avocate a aussi participé à une conférence avec des Arméniens
d'Istamboul. "J'ai pleuré, et beaucoup de femmes ont pleuré avec moi,
dit-elle. Les Arméniens me disaient: "Vous êtes notre voix. Pour la
première fois en Turquie, quelqu'un a parlé de nos douleurs.""
Le livre de Fethiye Cetin met au jour une certaine schizophrénie de
la société turque dont le nationalisme farouche a longtemps étouffé
d'autres voix, intérieures. "Notre société dépense beaucoup d'énergie
pour défendre une apparence, note l'avocate. Il est temps de
commencer à parler normalement, sans héroïsme, et de rentrer dans le
débat."
J.-C. P.