La Croix , France
26 août 2005
Un été dans La Croix.
Les arméniens de Turquie (5/7).
Dossier. Ce n'est pas toujours la fête au lycée Esalian. Turquie. Les
Arméniens entretiennent dix-huit écoles à Istamboul, des lieux vitaux
pour transmettre la langue et la culture. Mais le nombre d'élèves est
en baisse et les jeunes sont tiraillés entre un mode de vie
communautaire et le dynamisme de la société turque. Istamboul,
reportage de notre envoyé spécial.
par PLOQUIN Jean-Christophe
Ce soir, c'est fête au lycée Esalian, un établissement niché tout
près de Taksim, la grande place centrale d'Istamboul. L'année
scolaire est finie et les élèves de la 11e classe (l'équivalent de la
terminale française) vont recevoir leurs diplômes. À partir de 19
heures, les parents ont commencé à arriver et à s'installer autour
des tables dressées dans la cour. Quelques instants plus tard, tout
le monde se lève lorsque arrive le patriarche, Mesrob II. Puis une
seconde fois au moment de l'hymne national. Debout, les
récipiendaires, une trentaine d'élèves, chantent face à une
assistance en grande partie silencieuse. Malgré le buste d'Atatürk
qui veille dans un coin, l'État turc reste presque perçu dans cette
enceinte arménienne comme un corps étranger.
À la fin de la remise des diplômes, l'hymne d'Esalian fait en
revanche un triomphe. L'établissement a été créé en 1895 et il
s'inscrit dans une longue tradition à Istamboul. Le docteur Vart
Sigaher, un cardiologue assis tout près du patriarche, a enseigné la
littérature arménienne pendant trente-deux ans dans l'école, jusqu'en
1984. Il jette sur la petite fête un regard amusé et un peu désabusé.
Le nombre d'inscrits baisse ces dernières années. L'établissement,
qui va de la maternelle à la terminale, compte environ 350 élèves
"mais les familles aisées de la communauté arménienne ont de plus en
plus tendance à mettre leurs enfants dans des lycées privés à 10 000
dollars par an", souligne Zabel Pesen Boyaciyan, jeune professeur
d'anglais. En Turquie, l'entrée à l'université se fait sur concours
et ceux-ci sont extrêmement sélectifs. La préparation commence dès le
lycée.
En outre, les établissements arméniens ont de plus en plus de mal à
promouvoir la culture arménienne. Autrefois, une grande partie de
l'enseignement était faite dans cette langue. Aujourd'hui, à Esayan,
ce sont seulement les cours de religion, de langue et de culture
arméniennes. Les autres matières sont enseignées en turc, par manque
de diplômés arménophones. Les professeurs doivent être de nationalité
turque et le recrutement se fait donc sur une base très étroite si
l'on veut préserver le caractère arménien de l'établissement.
À Istamboul, sur les 10 000 enfants et adolescents arméniens en ge
scolaire, moins d'un tiers fréquente une école arménienne.
"L'enseignement arménien est très faible, soupire Robert Hadejjian,
rédacteur en chef depuis trente-cinq ans de Marmara, un quotidien
arménophone tirant à 1 500 exemplaires. Or, une nation ne peut
exister sans sa langue nationale. Je ne peux accepter que l'on soit
arménien sans parler sa langue. Un Arménien, c'est celui dont le fils
aussi est arménien!" Le problème ne touche pas seulement les jeunes.
"Sur les 60 000 à 80 000 Arméniens qui habitent Istamboul, seuls 20 à
25% peuvent lire l'arménien", poursuit Robert Hadejjian. Beaucoup
sont venus entre les années 1960 et 1970 d'Anatolie où ils avaient
grandi dans un état de grande précarité culturelle, sans école où
apprendre la langue.
Au sein de la communauté arménienne d'Istamboul, fondue dans une
mégapole frénétique de plus de 12 millions d'habitants, certains
redoutent un réflexe de repli. Hrant Dink est le rédacteur en chef
d'Agos, un journal bilingue arménien-turc fondé en 1996 et qui tire
aujourd'hui à 6 000 exemplaires. Affable, souvent sollicité par les
chaînes de télévision turques, il présente Agos comme un "journal
démocrate, de gauche". Sa mission: ouvrir la communauté arménienne
sur la société turque, et vice versa. La moitié de son lectorat est
d'ailleurs turque. "Pour soutenir la communauté arménienne, il faut
d'abord défendre la démocratie dans l'État turc, résume-t-il. La
question des minorités en Turquie passe par celle de la pluralité de
la société."
Cette position appelle implicitement à un désengagement du
gouvernement des affaires religieuses. Or, pour l'État, la gestion
des minorités religieuses relève encore de la grande politique, comme
du temps de l'Empire ottoman, lorsque le sultan se percevait en
protecteur des "religions du Livre" mais que quasiment toutes les
confessions chrétiennes étaient parrainées par une grande puissance
étrangère. À Ankara, les autorités continuent à voir dans ces
minorités des vecteurs d'influence étrangère potentiels. Et elles
considèrent l'islam comme un élément puissant de l'identité turque.
D'où le souci de contenir les autres religions à l'intérieur de leur
microcosme, en circuit fermé. "L'État nous dit: vos problèmes ne sont
que vos problèmes", s'indigne un membre de la communauté.
Cette politique a longtemps correspondu avec l'état d'esprit des
Arméniens d'Istamboul. "L'attitude traditionnelle, c'est de ne rien
dire. Le principe, c'est: si vous ne parlez pas, vous vivez",
souligne Etyen Mahçupian, un universitaire catholique de rite
arménien, lui aussi de plus en plus présent sur les plateaux de
télévision.
Une jeune Arménienne menant des études de sociologie, Melissa Bilal,
se souvient de son grand-père "qui n'a jamais dit du mal des Turcs".
"Il vivait presque comme un traumatisme de n'être pas mort, de
n'avoir pas fui à l'étranger lors de la grande catastrophe de 1915,
explique-t-elle. Il disait: "On aurait dû partir, ici c'est leur
patrie, ils ont le droit de m'empêcher de parler arménien.""
Sa grand-mère, elle, ne lui a pratiquement jamais rien dit des
massacres ou de la déportation. "Cela lui revenait parfois, à la mort
de quelqu'un. C'était des fragments de récits qui évoquaient des
lieux, des gens, que nous ne connaissions pas, et nous ne pouvions
donc pas soutenir sa mémoire." Ce lourd passé, Melissa Bilal l'évoque
sous le terme de "Medz Yeghern", "la grande catastrophe", "parce que
c'est le mot que ma mère employait, qu'il m'émeut, qu'il marque le
caractère unique de ces massacres, un peu comme le mot "Shoah" pour
les juifs".
Porteurs de cette histoire, les Arméniens d'Istamboul ont réussi "à
faire vivre leur identité tout en étant loyaux au pays", estime
Robert Hadejjian. "Ils ont trouvé leur place dans un développement
séparé", commente un observateur. Mais les temps changent. De
nombreux jeunes veulent goûter au dynamisme de la société turque.
Militer dans une association féministe turque est souvent plus
stimulant que participer à une chorale arménienne. L'ouverture
entraîne son lot de mariages mixtes et de crispations dans les deux
familles. Souvent, c'est la naissance d'un enfant qui dénoue la
crise. Les prêtres arméniens ont pris l'habitude, dans ce cas, de
pratiquer une bénédiction à l'église, "pour que les enfants puissent
être baptisés", explique une mère de famille dont la fille a épousé
un Turc. "Arménien ou pas, l'important, c'est d'avoir l'esprit
large", lche une étudiante.
JEAN-CHRISTOPHE PLOQUIN
LUNDI
Un entretien avec le patriarche Mesrob II.
Bibliographie
Trois ouvrages récemment édités ou réédités donnent une idée du sort
que les Arméniens ont connu:
Le Massacre des Arméniens, par Arnold J. Toynbee, Éd. Payot, 300 p.,
23 Euro. La réédition du rapport rédigé sur le vif, dès l'automne
1915, par un haut fonctionnaire du gouvernement britannique sur la
politique d'extermination des Arméniens.
Les chrétiens aux bêtes, par Jacques Rhétoré, Éd. du Cerf, 400 p., 29
Euro. Le document d'un dominicain assigné dans la ville de Mardin en
1915-1916 et qui a recueilli de terribles récits sur le massacre des
chrétiens de toutes confessions, arméniens, syriens catholiques et
orthodoxes, chaldéens et assyriens, ainsi que protestants.
Deir-es-Zor, par Bardig Kouyoumdjian et Christine Siméone, Éd. Actes
Sud, 125 p., 22 Euro. Le témoignage des descendants
des survivants du désert et des charniers de Deir-es-Zor, dans la
Syrie actuelle (textes et photos).
26 août 2005
Un été dans La Croix.
Les arméniens de Turquie (5/7).
Dossier. Ce n'est pas toujours la fête au lycée Esalian. Turquie. Les
Arméniens entretiennent dix-huit écoles à Istamboul, des lieux vitaux
pour transmettre la langue et la culture. Mais le nombre d'élèves est
en baisse et les jeunes sont tiraillés entre un mode de vie
communautaire et le dynamisme de la société turque. Istamboul,
reportage de notre envoyé spécial.
par PLOQUIN Jean-Christophe
Ce soir, c'est fête au lycée Esalian, un établissement niché tout
près de Taksim, la grande place centrale d'Istamboul. L'année
scolaire est finie et les élèves de la 11e classe (l'équivalent de la
terminale française) vont recevoir leurs diplômes. À partir de 19
heures, les parents ont commencé à arriver et à s'installer autour
des tables dressées dans la cour. Quelques instants plus tard, tout
le monde se lève lorsque arrive le patriarche, Mesrob II. Puis une
seconde fois au moment de l'hymne national. Debout, les
récipiendaires, une trentaine d'élèves, chantent face à une
assistance en grande partie silencieuse. Malgré le buste d'Atatürk
qui veille dans un coin, l'État turc reste presque perçu dans cette
enceinte arménienne comme un corps étranger.
À la fin de la remise des diplômes, l'hymne d'Esalian fait en
revanche un triomphe. L'établissement a été créé en 1895 et il
s'inscrit dans une longue tradition à Istamboul. Le docteur Vart
Sigaher, un cardiologue assis tout près du patriarche, a enseigné la
littérature arménienne pendant trente-deux ans dans l'école, jusqu'en
1984. Il jette sur la petite fête un regard amusé et un peu désabusé.
Le nombre d'inscrits baisse ces dernières années. L'établissement,
qui va de la maternelle à la terminale, compte environ 350 élèves
"mais les familles aisées de la communauté arménienne ont de plus en
plus tendance à mettre leurs enfants dans des lycées privés à 10 000
dollars par an", souligne Zabel Pesen Boyaciyan, jeune professeur
d'anglais. En Turquie, l'entrée à l'université se fait sur concours
et ceux-ci sont extrêmement sélectifs. La préparation commence dès le
lycée.
En outre, les établissements arméniens ont de plus en plus de mal à
promouvoir la culture arménienne. Autrefois, une grande partie de
l'enseignement était faite dans cette langue. Aujourd'hui, à Esayan,
ce sont seulement les cours de religion, de langue et de culture
arméniennes. Les autres matières sont enseignées en turc, par manque
de diplômés arménophones. Les professeurs doivent être de nationalité
turque et le recrutement se fait donc sur une base très étroite si
l'on veut préserver le caractère arménien de l'établissement.
À Istamboul, sur les 10 000 enfants et adolescents arméniens en ge
scolaire, moins d'un tiers fréquente une école arménienne.
"L'enseignement arménien est très faible, soupire Robert Hadejjian,
rédacteur en chef depuis trente-cinq ans de Marmara, un quotidien
arménophone tirant à 1 500 exemplaires. Or, une nation ne peut
exister sans sa langue nationale. Je ne peux accepter que l'on soit
arménien sans parler sa langue. Un Arménien, c'est celui dont le fils
aussi est arménien!" Le problème ne touche pas seulement les jeunes.
"Sur les 60 000 à 80 000 Arméniens qui habitent Istamboul, seuls 20 à
25% peuvent lire l'arménien", poursuit Robert Hadejjian. Beaucoup
sont venus entre les années 1960 et 1970 d'Anatolie où ils avaient
grandi dans un état de grande précarité culturelle, sans école où
apprendre la langue.
Au sein de la communauté arménienne d'Istamboul, fondue dans une
mégapole frénétique de plus de 12 millions d'habitants, certains
redoutent un réflexe de repli. Hrant Dink est le rédacteur en chef
d'Agos, un journal bilingue arménien-turc fondé en 1996 et qui tire
aujourd'hui à 6 000 exemplaires. Affable, souvent sollicité par les
chaînes de télévision turques, il présente Agos comme un "journal
démocrate, de gauche". Sa mission: ouvrir la communauté arménienne
sur la société turque, et vice versa. La moitié de son lectorat est
d'ailleurs turque. "Pour soutenir la communauté arménienne, il faut
d'abord défendre la démocratie dans l'État turc, résume-t-il. La
question des minorités en Turquie passe par celle de la pluralité de
la société."
Cette position appelle implicitement à un désengagement du
gouvernement des affaires religieuses. Or, pour l'État, la gestion
des minorités religieuses relève encore de la grande politique, comme
du temps de l'Empire ottoman, lorsque le sultan se percevait en
protecteur des "religions du Livre" mais que quasiment toutes les
confessions chrétiennes étaient parrainées par une grande puissance
étrangère. À Ankara, les autorités continuent à voir dans ces
minorités des vecteurs d'influence étrangère potentiels. Et elles
considèrent l'islam comme un élément puissant de l'identité turque.
D'où le souci de contenir les autres religions à l'intérieur de leur
microcosme, en circuit fermé. "L'État nous dit: vos problèmes ne sont
que vos problèmes", s'indigne un membre de la communauté.
Cette politique a longtemps correspondu avec l'état d'esprit des
Arméniens d'Istamboul. "L'attitude traditionnelle, c'est de ne rien
dire. Le principe, c'est: si vous ne parlez pas, vous vivez",
souligne Etyen Mahçupian, un universitaire catholique de rite
arménien, lui aussi de plus en plus présent sur les plateaux de
télévision.
Une jeune Arménienne menant des études de sociologie, Melissa Bilal,
se souvient de son grand-père "qui n'a jamais dit du mal des Turcs".
"Il vivait presque comme un traumatisme de n'être pas mort, de
n'avoir pas fui à l'étranger lors de la grande catastrophe de 1915,
explique-t-elle. Il disait: "On aurait dû partir, ici c'est leur
patrie, ils ont le droit de m'empêcher de parler arménien.""
Sa grand-mère, elle, ne lui a pratiquement jamais rien dit des
massacres ou de la déportation. "Cela lui revenait parfois, à la mort
de quelqu'un. C'était des fragments de récits qui évoquaient des
lieux, des gens, que nous ne connaissions pas, et nous ne pouvions
donc pas soutenir sa mémoire." Ce lourd passé, Melissa Bilal l'évoque
sous le terme de "Medz Yeghern", "la grande catastrophe", "parce que
c'est le mot que ma mère employait, qu'il m'émeut, qu'il marque le
caractère unique de ces massacres, un peu comme le mot "Shoah" pour
les juifs".
Porteurs de cette histoire, les Arméniens d'Istamboul ont réussi "à
faire vivre leur identité tout en étant loyaux au pays", estime
Robert Hadejjian. "Ils ont trouvé leur place dans un développement
séparé", commente un observateur. Mais les temps changent. De
nombreux jeunes veulent goûter au dynamisme de la société turque.
Militer dans une association féministe turque est souvent plus
stimulant que participer à une chorale arménienne. L'ouverture
entraîne son lot de mariages mixtes et de crispations dans les deux
familles. Souvent, c'est la naissance d'un enfant qui dénoue la
crise. Les prêtres arméniens ont pris l'habitude, dans ce cas, de
pratiquer une bénédiction à l'église, "pour que les enfants puissent
être baptisés", explique une mère de famille dont la fille a épousé
un Turc. "Arménien ou pas, l'important, c'est d'avoir l'esprit
large", lche une étudiante.
JEAN-CHRISTOPHE PLOQUIN
LUNDI
Un entretien avec le patriarche Mesrob II.
Bibliographie
Trois ouvrages récemment édités ou réédités donnent une idée du sort
que les Arméniens ont connu:
Le Massacre des Arméniens, par Arnold J. Toynbee, Éd. Payot, 300 p.,
23 Euro. La réédition du rapport rédigé sur le vif, dès l'automne
1915, par un haut fonctionnaire du gouvernement britannique sur la
politique d'extermination des Arméniens.
Les chrétiens aux bêtes, par Jacques Rhétoré, Éd. du Cerf, 400 p., 29
Euro. Le document d'un dominicain assigné dans la ville de Mardin en
1915-1916 et qui a recueilli de terribles récits sur le massacre des
chrétiens de toutes confessions, arméniens, syriens catholiques et
orthodoxes, chaldéens et assyriens, ainsi que protestants.
Deir-es-Zor, par Bardig Kouyoumdjian et Christine Siméone, Éd. Actes
Sud, 125 p., 22 Euro. Le témoignage des descendants
des survivants du désert et des charniers de Deir-es-Zor, dans la
Syrie actuelle (textes et photos).