Le Temps, France
14 janvier 2005
L'UE et la Turquie
C'est vraiment un débat central que cette possible adhésion de la
Turquie à la Communauté européenne. Elle éveille des craintes
fondées, car d'autres pays pourraient eux aussi revendiquer le
rattachement, auxquels il ne sera plus possible de répondre par la
négative. La plupart des limites naturelles de l'Europe sont mises en
cause dans ce dossier, au point qu'il devient difficile de définir
désormais son identité. Plutôt qu'une réalité géographique,
religieuse, démocratique ou historique, elle prend la tournure d'une
construction, opportuniste et volontaire. Que faut-il en penser?
En faveur d'une adhésion, on peut arguer de la nécessité d'un
recentrage géographique et culturel vers le Sud depuis l'arrivée en
masse des pays de l'Est dans une communauté européenne devenue ipso
facto très «Mittel-Ost Europa». Difficile en effet de revendiquer un
berceau méditerranéen, grec et latin, mais aussi égyptien et
assyrien, sans oublier le site religieux israélo-palestinien, tout en
affirmant s'arrêter à Athènes. Sous l'angle des relations avec le
monde arabe, voire avec le monde musulman, cette adhésion peut aussi
présenter quelque intérêt. Si l'Europe revendique des valeurs
laïques, rien ne s'oppose à ce qu'elle inclue un pays d'une autre
religion, sans compter que, de toute façon, une partie toujours plus
importante de ses actuels ressortissants est déjà non chrétienne.
Mais un des meilleurs arguments à l'adhésion serait de raffermir le
caractère laïc de la Turquie pour faire barrage à l'intégrisme, tout
comme les pères fondateurs de la CE ont prioritairement visé la
pacification durable du territoire européen après les trois guerres
mondiales qui l'avaient marqué au fer rouge. La Turquie deviendrait
ainsi à la fois un rempart et un modèle.
Malheureusement, il est doublement trop tard pour se poser toutes ces
questions. Trop tard parce qu'il n'est plus possible de dire non, au
risque de créer un ressentiment durable, voire indélébile, entre des
pays aujourd'hui amis. C'est ce qui explique le vote du 17 décembre
du Conseil des ministres européens, vote positif malgré le double
refus des Turcs, à la fois de reconnaître Chypre et le génocide des
Arméniens. Trop tard également pour qu'une adhésion porte ses fruits,
la Turquie profonde s'étant déjà trop éloignée de l'idéal laïc prôné
et instauré par Mustafa Kemal Atatürk, le gouvernement actuel ayant
été élu sous l'étiquette islamiste. A noter enfin que les Turcs se
disent favorables à l'Europe essentiellement pour des raisons
économiques, et non par attachement profond à ses valeurs
fondamentales.
Que va-t-il donc se produire? Les référendums prévus dans de nombreux
pays montreront une Union européenne au mieux partagée, au pire
franchement négative. Les Turcs qui espèrent beaucoup en l'Europe en
seront pour le moins froissés. Les relations avec eux s'en
ressentiront et une bonne partie d'entre eux pourrait alors verser
dans un islam moins modéré, plus revendicateur de valeurs opposées à
celles de l'Occident. L'Europe, qui s'est lancée imprudemment dans
cette aventure sans tenir compte de l'opinion de ses citoyens, risque
donc bien de récolter la tempête.
14 janvier 2005
L'UE et la Turquie
C'est vraiment un débat central que cette possible adhésion de la
Turquie à la Communauté européenne. Elle éveille des craintes
fondées, car d'autres pays pourraient eux aussi revendiquer le
rattachement, auxquels il ne sera plus possible de répondre par la
négative. La plupart des limites naturelles de l'Europe sont mises en
cause dans ce dossier, au point qu'il devient difficile de définir
désormais son identité. Plutôt qu'une réalité géographique,
religieuse, démocratique ou historique, elle prend la tournure d'une
construction, opportuniste et volontaire. Que faut-il en penser?
En faveur d'une adhésion, on peut arguer de la nécessité d'un
recentrage géographique et culturel vers le Sud depuis l'arrivée en
masse des pays de l'Est dans une communauté européenne devenue ipso
facto très «Mittel-Ost Europa». Difficile en effet de revendiquer un
berceau méditerranéen, grec et latin, mais aussi égyptien et
assyrien, sans oublier le site religieux israélo-palestinien, tout en
affirmant s'arrêter à Athènes. Sous l'angle des relations avec le
monde arabe, voire avec le monde musulman, cette adhésion peut aussi
présenter quelque intérêt. Si l'Europe revendique des valeurs
laïques, rien ne s'oppose à ce qu'elle inclue un pays d'une autre
religion, sans compter que, de toute façon, une partie toujours plus
importante de ses actuels ressortissants est déjà non chrétienne.
Mais un des meilleurs arguments à l'adhésion serait de raffermir le
caractère laïc de la Turquie pour faire barrage à l'intégrisme, tout
comme les pères fondateurs de la CE ont prioritairement visé la
pacification durable du territoire européen après les trois guerres
mondiales qui l'avaient marqué au fer rouge. La Turquie deviendrait
ainsi à la fois un rempart et un modèle.
Malheureusement, il est doublement trop tard pour se poser toutes ces
questions. Trop tard parce qu'il n'est plus possible de dire non, au
risque de créer un ressentiment durable, voire indélébile, entre des
pays aujourd'hui amis. C'est ce qui explique le vote du 17 décembre
du Conseil des ministres européens, vote positif malgré le double
refus des Turcs, à la fois de reconnaître Chypre et le génocide des
Arméniens. Trop tard également pour qu'une adhésion porte ses fruits,
la Turquie profonde s'étant déjà trop éloignée de l'idéal laïc prôné
et instauré par Mustafa Kemal Atatürk, le gouvernement actuel ayant
été élu sous l'étiquette islamiste. A noter enfin que les Turcs se
disent favorables à l'Europe essentiellement pour des raisons
économiques, et non par attachement profond à ses valeurs
fondamentales.
Que va-t-il donc se produire? Les référendums prévus dans de nombreux
pays montreront une Union européenne au mieux partagée, au pire
franchement négative. Les Turcs qui espèrent beaucoup en l'Europe en
seront pour le moins froissés. Les relations avec eux s'en
ressentiront et une bonne partie d'entre eux pourrait alors verser
dans un islam moins modéré, plus revendicateur de valeurs opposées à
celles de l'Occident. L'Europe, qui s'est lancée imprudemment dans
cette aventure sans tenir compte de l'opinion de ses citoyens, risque
donc bien de récolter la tempête.