Libération , France
vendredi 21 janvier 2005
L'Europe d'Ankara à Rabat
Méditerranéens authentiques, les Marocains, qui entretiennent des
liens privilégiés avec l'Espagne et la France, seraient le peuple du
Maghreb le plus à même de se joindre à l'UE.
Par Tahar BEN JELLOUN
Les Maghrébins suivent avec un intérêt particulier les débats qui
ont lieu en ce moment sur l'entrée de la Turquie dans l'Union
européenne. L'Empire ottoman n'a pas laissé que de bons souvenirs
dans le monde arabe. Seul le Maroc avait résisté à la domination
turque et il en tire une certaine fierté. Cela est oublié aujourd'hui
et les relations entre le Maghreb et la Turquie sont discrètes. Pas
beaucoup d'échanges. On s'ignore mutuellement avec courtoisie, ce qui
est regrettable. Les Maghrébins considèrent que la Turquie est loin,
pas seulement par la distance. Elle leur est étrangère par son
appartenance à la rive asiatique, par l'évolution de son histoire
récente et aussi par la différence des mentalités.
La révolution de Mustafa Kemal Atatürk qui, en 1923, a instauré dans
ce pays musulman la laïcité et qui a opté, cinq ans plus tard, pour
l'écriture en caractères latins à la place des caractères arabes, a
dérangé et déplu à certains nationalistes qui considéraient l'islam
comme une part inaliénable de l'identité maghrébine. Elle a été vécue
comme une rupture, un schisme dans «Dar al islam», la Maison de
l'islam. La Turquie quittait cette grande maison et se tournait vers
l'Occident. Elle compte aujourd'hui une population juive estimée à
environ 25 000 personnes et entretient des relations plutôt cordiales
avec Israël.
La société turque n'a pas renoncé à l'islam en tant que culture et
civilisation, elle a simplement tenu la religion en dehors du
politique. La pratique religieuse est devenue de l'ordre du privé, ce
qui n'a pas empêché l'édification de mosquées et même le
développement de mouvements islamistes, lesquels agissent dans le
cadre de la laïcité et n'encouragent pas le terrorisme. D'ailleurs,
Al-Qaeda n'a pas réussi à s'implanter dans ce pays.
En ce sens, la Turquie est en train d'entrer dans la modernité, étape
visée par les trois pays du Maghreb, le Maroc, l'Algérie et la
Tunisie, mais qui sont loin d'accepter ne serait-ce que le débat sur
le principe de laïcité. Nous assistons au contraire à un regain de
religiosité chez la jeunesse déçue par les idéologies dites
progressistes. Par modernité, il faut entendre la reconnaissance de
l'individu, l'Etat de droit et la culture de la démocratie qui
garantit l'égalité de droit entre l'homme et la femme. La Tunisie a
le code de la famille le plus équitable du monde arabe, l'Algérie et
le Maroc ont révisé le leur en accordant à la femme un peu plus de
droit qu'avant.
La perspective de voir la Turquie faire tôt ou tard partie de
l'Europe fait réfléchir une partie de l'élite maghrébine qui voudrait
bien profiter de cet élargissement particulier et exceptionnel pour
poser le «cas» de cette partie sud de la Méditerranée.
Lorsqu'au milieu des années quatre-vingt le roi Hassan II déposa la
candidature du Maroc à entrer un jour dans l'Union européenne, la
presse non marocaine s'est moquée de cette initiative et n'a même pas
examiné l'éventualité d'une telle appartenance. Mais Hassan II
n'était pas le genre de dirigeant à plaisanter, encore moins à faire
de la provocation gratuite. Il voyait loin, savait que l'avenir de
son pays ferait partie un jour ou l'autre du destin européen. Pour
les Marocains, ce geste avait une portée symbolique. Cela ne voulait
pas dire que le Maroc remplissait toutes les conditions et obéissait
aux nombreux critères pour devenir européen, cela signifiait que sa
situation géopolitique le désignait pour un partenariat particulier,
c'est-à-dire privilégié, en espérant davantage si affinités...
C'était l'époque où le Maroc avait du mal à trouver un terrain
d'entente avec l'Espagne à propos du problème de la pêche, où les
agrumes et autres produits marocains avaient des difficultés à
arriver sur les marchés des villes européennes, où son image était
ternie par la répression des opposants et par une politique
sécuritaire basée sur l'arbitraire et la peur. Les prisons étaient
pleines de détenus d'opinion et des villas étaient réservées à la
torture. Ces années de plomb sont révolues. Le Maroc nouveau est en
train d'émerger en misant sur la démocratisation de la vie politique
; mais les changements tardent à venir ou se font à dose
homéopathique.
La Tunisie, grce à Bourguiba, a toujours eu un penchant vers
l'Europe. L'actuel président a utilisé la répression pour mettre fin
à l'aventure islamiste ainsi qu'à toute tentative d'opposition. Parce
qu'il a de bons résultats économiques, certains pays européens, comme
la France et l'Italie, ferment les yeux sur la violation des droits
de l'homme. Quant à l'Algérie, minée par une guerre civile terrible,
il n'est pas dans ses projets connus de faire une démarche comme le
Maroc ou la Turquie. Mais si les trois pays parvenaient à vraiment
s'unir, en tant qu'entité géographique et économique, il serait
difficile à l'Europe de ne pas examiner une telle demande
d'intégration.
Au XIXe siècle, un grand penseur musulman à l'origine de la pensée
moderne arabe, Jamal Eddine Afghani (1838-1898), disait en pensant au
monde arabo- musulman : «L'Orient ne trouvera son salut qu'en se
réconciliant avec la Raison et la science.» Cette réconciliation n'a
pas eu lieu ; elle a été empêchée par la débcle du socialisme arabe
et par l'entrée sur la scène politique de l'islam en tant
qu'idéologie de combat. Le Maghreb n'y échappe pas. La Turquie semble
sur le chemin de cette révolution culturelle.
Demain, quand les portes de l'Europe s'ouvriront à elle, la
réconciliation avec la Raison et la science sera un fait, car devenir
européen, c'est accepter de participer à la culture de la modernité
sans pour autant renoncer aux valeurs qui fondent sa civilisation et
son identité, c'est souscrire à des valeurs fondamentales comme le
respect des droits de la personne sans pour autant abandonner ce qui
constitue ses traditions et son authenticité. C'est pour cela que la
Turquie ne pourra pas faire l'économie d'une petite révolution dans
sa manière de lire l'histoire, elle ne pourra plus s'offusquer chaque
fois qu'on lui parle du génocide arménien. Dans l'Etat criminel (1),
Yves Ternon apporte la preuve de l'existence, dès 1914, d'un plan de
suppression de la population arménienne de l'Empire ottoman par
l'Etat dirigé par les jeunes turcs. Le génocide des Arméniens est un
fait de l'histoire. Le reconnaître permettra à la Turquie
d'aujourd'hui de tourner définitivement cette page tragique, vieille
de plus de quatre-vingt-dix ans.
L'Europe ne perdra pas son me comme le disent les adversaires de
cette candidature, au contraire, elle pourra s'enrichir et se
renforcer au contact d'une culture où Occident et Orient se marient
sans heurts notables. Ce ne sera pas «le choc des civilisations» mais
le métissage des cultures, des couleurs et des épices. Même la Grèce,
qui n'entretenait pas des relations idylliques avec son voisin turc,
milite aujourd'hui pour son entrée dans la communauté européenne.
Après la Turquie, le Maghreb, parce que cette entité a une mémoire
commune, une mémoire parfois douloureuse, avec au moins trois pays
européens qui sont la France, l'Espagne et l'Italie. Ce lien se
poursuit aujourd'hui par une politique de coopération culturelle et
économique. Au Maroc, on parle français et espagnol, on lit la presse
européenne, on suit les émissions des télés européennes, on rêve
d'Europe, on se bat pour des visas d'entrée dans l'espace Schengen,
on cultive l'appartenance à l'aire méditerranéenne et surtout on
compte sur la consolidation de la modernité pour échapper à la vague
islamiste. En Algérie comme en Tunisie, le bilinguisme est une
réalité.
Alors que les pays arabes ont échoué à s'unir et à se constituer en
tant qu'entité forte, l'Europe va pouvoir utiliser cet échec pour
intégrer en son sein ceux de ces pays avec lesquels elle a eu des
liens par le passé. Un Maghrébin se trouve plus d'affinité avec un
Français ou un Italien qu'avec un habitant des pays du Golfe. La
différence de comportement et de mentalité est souvent masquée par le
fait du partage de la langue arabe (classique, parlée par l'élite) et
par l'islam sunnite.
S'il n'y avait qu'un seul pays du Maghreb à faire partie de l'Europe
selon des modalités à voir et à négocier plus tard, ce serait le
Maroc. Les raisons sont nombreuses :
- 14 km seulement séparent les côtes espagnoles de Tanger ;
d'ailleurs, par temps clair, on voit ces côtes et leurs lumières
assez distinctement. D'où le rêve de traverser le détroit de
Gibraltar au péril de sa vie ;
- deux villes marocaines, Ceuta et Melilla, occupées depuis cinq
siècles par l'Espagne, font de ce fait partie intégrante et étrange
de l'Europe. Quand on est à Ceuta, on passe de l'Afrique à l'Europe
en traversant une dizaine de mètres ! Si cette amorce européenne se
maintient, alors il n'y a pas de raison pour exclure de l'espace
européen M'Diq, le village qui jouxte la ville de Ceuta, à moins que
l'Espagne rétrocède ces deux présides au Maroc, leur propriétaire
naturel ;
- les Marocains sont d'authentiques Méditerranéens, dans le sens où
la Méditerranée est une culture, un état d'esprit, une conception du
temps et de la durée, et puis une relation affective et solidaire
entre les gens. Pour eux, la Méditerranée est une vision du monde
basée sur l'échange et la solidarité.
En intégrant ce pays, l'Europe corrige l'erreur coloniale et l'invite
à accélérer le rythme et l'audace des réformes qui lui ouvriront les
portes de la modernité. En même temps, elle règle sa dette avec la
rive sud de la Méditerranée qu'elle a négligée et qui souffre
aujourd'hui de pauvreté. Ce sera l'occasion pour créer une harmonie
entre le nord et le sud de la Méditerranée, le Nord étant sous-peuplé
et développé, le Sud surpeuplé et pas assez développé, faire enfin de
cette région où les conflits abondent un vrai lac de paix, d'entente
et de coopération. De là à tourner le regard vers une autre région
qui souffre depuis un demi-siècle, il n'y a qu'un pas qu'il faudra
bien franchir : en forçant à peine l'histoire et la géographie,
l'Europe pourra, en intégrant Israël et la Palestine, régler un des
conflits des plus sanglants et des plus longs de ces dernières
décennies et damer ainsi le pion à la puissance américaine, qui
décide du destin de ces populations.
Si l'Europe a assez d'audace de suivre certains de ses visionnaires
et intègre ces fameux «barbares», elle gagnera en puissance et en
humanité, renforcera ses valeurs humanistes et coupera l'herbe sous
les pieds de tous les extrémistes de toutes tendances.
(1) Le Seuil, 1995.
Par Tahar BEN JELLOUN, écrivain.
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
vendredi 21 janvier 2005
L'Europe d'Ankara à Rabat
Méditerranéens authentiques, les Marocains, qui entretiennent des
liens privilégiés avec l'Espagne et la France, seraient le peuple du
Maghreb le plus à même de se joindre à l'UE.
Par Tahar BEN JELLOUN
Les Maghrébins suivent avec un intérêt particulier les débats qui
ont lieu en ce moment sur l'entrée de la Turquie dans l'Union
européenne. L'Empire ottoman n'a pas laissé que de bons souvenirs
dans le monde arabe. Seul le Maroc avait résisté à la domination
turque et il en tire une certaine fierté. Cela est oublié aujourd'hui
et les relations entre le Maghreb et la Turquie sont discrètes. Pas
beaucoup d'échanges. On s'ignore mutuellement avec courtoisie, ce qui
est regrettable. Les Maghrébins considèrent que la Turquie est loin,
pas seulement par la distance. Elle leur est étrangère par son
appartenance à la rive asiatique, par l'évolution de son histoire
récente et aussi par la différence des mentalités.
La révolution de Mustafa Kemal Atatürk qui, en 1923, a instauré dans
ce pays musulman la laïcité et qui a opté, cinq ans plus tard, pour
l'écriture en caractères latins à la place des caractères arabes, a
dérangé et déplu à certains nationalistes qui considéraient l'islam
comme une part inaliénable de l'identité maghrébine. Elle a été vécue
comme une rupture, un schisme dans «Dar al islam», la Maison de
l'islam. La Turquie quittait cette grande maison et se tournait vers
l'Occident. Elle compte aujourd'hui une population juive estimée à
environ 25 000 personnes et entretient des relations plutôt cordiales
avec Israël.
La société turque n'a pas renoncé à l'islam en tant que culture et
civilisation, elle a simplement tenu la religion en dehors du
politique. La pratique religieuse est devenue de l'ordre du privé, ce
qui n'a pas empêché l'édification de mosquées et même le
développement de mouvements islamistes, lesquels agissent dans le
cadre de la laïcité et n'encouragent pas le terrorisme. D'ailleurs,
Al-Qaeda n'a pas réussi à s'implanter dans ce pays.
En ce sens, la Turquie est en train d'entrer dans la modernité, étape
visée par les trois pays du Maghreb, le Maroc, l'Algérie et la
Tunisie, mais qui sont loin d'accepter ne serait-ce que le débat sur
le principe de laïcité. Nous assistons au contraire à un regain de
religiosité chez la jeunesse déçue par les idéologies dites
progressistes. Par modernité, il faut entendre la reconnaissance de
l'individu, l'Etat de droit et la culture de la démocratie qui
garantit l'égalité de droit entre l'homme et la femme. La Tunisie a
le code de la famille le plus équitable du monde arabe, l'Algérie et
le Maroc ont révisé le leur en accordant à la femme un peu plus de
droit qu'avant.
La perspective de voir la Turquie faire tôt ou tard partie de
l'Europe fait réfléchir une partie de l'élite maghrébine qui voudrait
bien profiter de cet élargissement particulier et exceptionnel pour
poser le «cas» de cette partie sud de la Méditerranée.
Lorsqu'au milieu des années quatre-vingt le roi Hassan II déposa la
candidature du Maroc à entrer un jour dans l'Union européenne, la
presse non marocaine s'est moquée de cette initiative et n'a même pas
examiné l'éventualité d'une telle appartenance. Mais Hassan II
n'était pas le genre de dirigeant à plaisanter, encore moins à faire
de la provocation gratuite. Il voyait loin, savait que l'avenir de
son pays ferait partie un jour ou l'autre du destin européen. Pour
les Marocains, ce geste avait une portée symbolique. Cela ne voulait
pas dire que le Maroc remplissait toutes les conditions et obéissait
aux nombreux critères pour devenir européen, cela signifiait que sa
situation géopolitique le désignait pour un partenariat particulier,
c'est-à-dire privilégié, en espérant davantage si affinités...
C'était l'époque où le Maroc avait du mal à trouver un terrain
d'entente avec l'Espagne à propos du problème de la pêche, où les
agrumes et autres produits marocains avaient des difficultés à
arriver sur les marchés des villes européennes, où son image était
ternie par la répression des opposants et par une politique
sécuritaire basée sur l'arbitraire et la peur. Les prisons étaient
pleines de détenus d'opinion et des villas étaient réservées à la
torture. Ces années de plomb sont révolues. Le Maroc nouveau est en
train d'émerger en misant sur la démocratisation de la vie politique
; mais les changements tardent à venir ou se font à dose
homéopathique.
La Tunisie, grce à Bourguiba, a toujours eu un penchant vers
l'Europe. L'actuel président a utilisé la répression pour mettre fin
à l'aventure islamiste ainsi qu'à toute tentative d'opposition. Parce
qu'il a de bons résultats économiques, certains pays européens, comme
la France et l'Italie, ferment les yeux sur la violation des droits
de l'homme. Quant à l'Algérie, minée par une guerre civile terrible,
il n'est pas dans ses projets connus de faire une démarche comme le
Maroc ou la Turquie. Mais si les trois pays parvenaient à vraiment
s'unir, en tant qu'entité géographique et économique, il serait
difficile à l'Europe de ne pas examiner une telle demande
d'intégration.
Au XIXe siècle, un grand penseur musulman à l'origine de la pensée
moderne arabe, Jamal Eddine Afghani (1838-1898), disait en pensant au
monde arabo- musulman : «L'Orient ne trouvera son salut qu'en se
réconciliant avec la Raison et la science.» Cette réconciliation n'a
pas eu lieu ; elle a été empêchée par la débcle du socialisme arabe
et par l'entrée sur la scène politique de l'islam en tant
qu'idéologie de combat. Le Maghreb n'y échappe pas. La Turquie semble
sur le chemin de cette révolution culturelle.
Demain, quand les portes de l'Europe s'ouvriront à elle, la
réconciliation avec la Raison et la science sera un fait, car devenir
européen, c'est accepter de participer à la culture de la modernité
sans pour autant renoncer aux valeurs qui fondent sa civilisation et
son identité, c'est souscrire à des valeurs fondamentales comme le
respect des droits de la personne sans pour autant abandonner ce qui
constitue ses traditions et son authenticité. C'est pour cela que la
Turquie ne pourra pas faire l'économie d'une petite révolution dans
sa manière de lire l'histoire, elle ne pourra plus s'offusquer chaque
fois qu'on lui parle du génocide arménien. Dans l'Etat criminel (1),
Yves Ternon apporte la preuve de l'existence, dès 1914, d'un plan de
suppression de la population arménienne de l'Empire ottoman par
l'Etat dirigé par les jeunes turcs. Le génocide des Arméniens est un
fait de l'histoire. Le reconnaître permettra à la Turquie
d'aujourd'hui de tourner définitivement cette page tragique, vieille
de plus de quatre-vingt-dix ans.
L'Europe ne perdra pas son me comme le disent les adversaires de
cette candidature, au contraire, elle pourra s'enrichir et se
renforcer au contact d'une culture où Occident et Orient se marient
sans heurts notables. Ce ne sera pas «le choc des civilisations» mais
le métissage des cultures, des couleurs et des épices. Même la Grèce,
qui n'entretenait pas des relations idylliques avec son voisin turc,
milite aujourd'hui pour son entrée dans la communauté européenne.
Après la Turquie, le Maghreb, parce que cette entité a une mémoire
commune, une mémoire parfois douloureuse, avec au moins trois pays
européens qui sont la France, l'Espagne et l'Italie. Ce lien se
poursuit aujourd'hui par une politique de coopération culturelle et
économique. Au Maroc, on parle français et espagnol, on lit la presse
européenne, on suit les émissions des télés européennes, on rêve
d'Europe, on se bat pour des visas d'entrée dans l'espace Schengen,
on cultive l'appartenance à l'aire méditerranéenne et surtout on
compte sur la consolidation de la modernité pour échapper à la vague
islamiste. En Algérie comme en Tunisie, le bilinguisme est une
réalité.
Alors que les pays arabes ont échoué à s'unir et à se constituer en
tant qu'entité forte, l'Europe va pouvoir utiliser cet échec pour
intégrer en son sein ceux de ces pays avec lesquels elle a eu des
liens par le passé. Un Maghrébin se trouve plus d'affinité avec un
Français ou un Italien qu'avec un habitant des pays du Golfe. La
différence de comportement et de mentalité est souvent masquée par le
fait du partage de la langue arabe (classique, parlée par l'élite) et
par l'islam sunnite.
S'il n'y avait qu'un seul pays du Maghreb à faire partie de l'Europe
selon des modalités à voir et à négocier plus tard, ce serait le
Maroc. Les raisons sont nombreuses :
- 14 km seulement séparent les côtes espagnoles de Tanger ;
d'ailleurs, par temps clair, on voit ces côtes et leurs lumières
assez distinctement. D'où le rêve de traverser le détroit de
Gibraltar au péril de sa vie ;
- deux villes marocaines, Ceuta et Melilla, occupées depuis cinq
siècles par l'Espagne, font de ce fait partie intégrante et étrange
de l'Europe. Quand on est à Ceuta, on passe de l'Afrique à l'Europe
en traversant une dizaine de mètres ! Si cette amorce européenne se
maintient, alors il n'y a pas de raison pour exclure de l'espace
européen M'Diq, le village qui jouxte la ville de Ceuta, à moins que
l'Espagne rétrocède ces deux présides au Maroc, leur propriétaire
naturel ;
- les Marocains sont d'authentiques Méditerranéens, dans le sens où
la Méditerranée est une culture, un état d'esprit, une conception du
temps et de la durée, et puis une relation affective et solidaire
entre les gens. Pour eux, la Méditerranée est une vision du monde
basée sur l'échange et la solidarité.
En intégrant ce pays, l'Europe corrige l'erreur coloniale et l'invite
à accélérer le rythme et l'audace des réformes qui lui ouvriront les
portes de la modernité. En même temps, elle règle sa dette avec la
rive sud de la Méditerranée qu'elle a négligée et qui souffre
aujourd'hui de pauvreté. Ce sera l'occasion pour créer une harmonie
entre le nord et le sud de la Méditerranée, le Nord étant sous-peuplé
et développé, le Sud surpeuplé et pas assez développé, faire enfin de
cette région où les conflits abondent un vrai lac de paix, d'entente
et de coopération. De là à tourner le regard vers une autre région
qui souffre depuis un demi-siècle, il n'y a qu'un pas qu'il faudra
bien franchir : en forçant à peine l'histoire et la géographie,
l'Europe pourra, en intégrant Israël et la Palestine, régler un des
conflits des plus sanglants et des plus longs de ces dernières
décennies et damer ainsi le pion à la puissance américaine, qui
décide du destin de ces populations.
Si l'Europe a assez d'audace de suivre certains de ses visionnaires
et intègre ces fameux «barbares», elle gagnera en puissance et en
humanité, renforcera ses valeurs humanistes et coupera l'herbe sous
les pieds de tous les extrémistes de toutes tendances.
(1) Le Seuil, 1995.
Par Tahar BEN JELLOUN, écrivain.
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress