L'entrevue - Le génocide revisité
Le professeur Frank Chalk a étudié les trous de mémoire de
l'humanité exterminatrice
Guy Taillefer
Édition du lundi 17 janvier 2005
Mots clés : Union européenne (UE), onu, génocide
L'une des preuves que la mémoire est souvent courte consiste à
penser que le génocide est pour l'essentiel un produit des conflits du
XXe siècle, alors qu'il s'en est commis dès l'Antiquité, ainsi que
l'illustre la nouvelle Encyclopedia of Genocide and Crimes against
Humanity. L'un de ses auteurs, Frank Chalk, est professeur d'histoire
à l'université Concordia. Nous l'avons rencontré.
Holocauste, nettoyage ethnique en Bosnie et au Kosovo, génocide des
Arméniens en Turquie et des Tutsis au Rwanda : les cas les plus
étudiés et les plus catastrophiques sont près de nous. Mais bien
avant ces événements, et bien avant que l'ONU ne définisse en 1948
le crime de génocide comme tout acte «commis dans l'intention de
détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial
ou religieux», de nombreux autres gestes de nature semblablement
exterminatrice étaient survenus dans l'histoire : l'annihilation des
habitants de l'île-État de Milos par les Athéniens en 416 avant
Jésus-Christ, par exemple, et celle des Carthaginois trois siècles
plus tard par des Romains décidés à appliquer la «solution
finale» à une communauté qui leur tenait tête militairement.
L'Encyclopedia of Genocide and Crimes against Humanity, publiée par
l'éditeur américain Thomson Gale, ramasse en trois volumes et 300
articles étalés sur 1500 pages la mémoire de ces innommables
dérapages, que la conscience humaine s'emploie aujourd'hui encore à
nier. L'encyclopédie, publiée uniquement en anglais, est
présentée comme le premier ouvrage de référence exhaustif,
après l'Encyclopedia of Genocide parue en 1999, couvrant l'histoire
internationale des crimes contre l'humanité -- pas seulement les
génocides et l'holocauste -- et met à contribution des experts en
histoire, en droit international, en littérature, en psychologie...
Des Indiens Pequots exterminés au Connecticut par les Puritains aux
Hereros massacrés par les Allemands en Afrique de l'Ouest, «le
génocide n'est pas qu'un produit de la modernité, du capitalisme, de
l'industrialisation», affirme M. Chalk, un exemplaire de
l'encyclopédie fraîchement sorti des presses trônant sur son
bureau. Pas fché, ce M. Chalk, d'autant que l'exemplaire que lui
avait envoyé l'éditeur s'était égaré dans les dédales de la
firme de messagerie UPS.
Réflexe négationniste
L'ouvrage explore notamment le réflexe négationniste lié au
caractère inconcevable et extrême du crime. Ce négationnisme est
celui des coupables, comme on le constate depuis des années devant le
Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). «Le déni des
auteurs, affirme-t-il, constitue le stade final d'un génocide.» Mais
il est aussi celui de beaucoup de spécialistes, dit M. Chalk,
offusqués à l'idée d'étudier dans une perspective génocidaire
certains grands événements de l'histoire -- les Croisades, par
exemple.
Il n'y a pourtant pas d'autres façons, dit-il, de qualifier les
exactions commises par les Assyriens, considérés comme les premiers
génocidaires dans l'histoire de l'humanité, quelque 700 ans avant
J-C. Ni de décrire celles de Gengis Khan et des Mongols, au XIIIe
siècle. Conduits par le «mépris du sédentaire» à l'époque
de la révolution agricole et de l'apparition des villes, les
Assyriens, «qui se sont vantés plusieurs fois d'avoir commis des
génocides», volaient les récoltes et exterminaient les
communautés qui leur résistaient.
Deux mille ans plus tard, Gengis Khan serait «un génie à ce jeu»
qui consiste à semer la terreur en massacrant les hommes des villages
qu'il prenait et en tuant ou asservissant les femmes et les enfants.
«Avant les mitraillettes et les ordinateurs, Gengis Khan maîtrisait
tout à fait l'art du génocide.»
Autre cas : le Tibet. Si les soldats chinois y sont allés, explique
M. Chalk, ce fut au début du XVIIIe siècle parce que le dalaï-lama
de l'époque les avait invités à y venir pour le débarrasser d'un
envahisseur mongol, la tribu des Zunghars. Ces derniers furent
déportés par les Chinois au nord du Tibet et massacrés après
avoir tenté de se rebeller.
Formes de déviance
États-Unien d'origine, installé au Canada depuis le milieu des
années 1960, M. Chalk est une sommité internationale en la
matière. Le groupe des cinq responsables de publication dont il
faisait partie -- et dont était également membre un ancien
professeur de l'UQAM, William Schabas, aujourd'hui du Centre des droits
humains de l'Université nationale d'Irlande -- planchait sur le projet
d'encyclopédie depuis deux ans et demi.
Mais M. Chalk s'intéresse en fait à la question depuis la fin des
années 1970 alors que, prenant un café avec un collègue sociologue
de Concordia, Kurt Jonassohn, les deux hommes s'avisent qu'ils
«donnent un cours sur toutes les formes de déviance qui existent
sous le soleil, excepté la plus létale». Le premier cours est
donné en 1980 et fait toujours, 25 ans plus tard, partie du cursus :
«Le premier jour, je préviens mes étudiants de la difficulté du
cours et de la gravité déprimante du sujet», dit-il.
Concordia est aujourd'hui la seule université sur la planète à
donner un cours en deux sessions sur l'histoire et la sociologie du
génocide. Les compétences des deux hommes, dont les familles ont
vécu les horreurs du nazisme, débouchent en 1990 sur la publication,
aux éditions Yale, de History and Sociology of Genocide, devenu une
référence. Deux ans plus tard, il prend un congé sabbatique et
visite la Californie, le Cambodge, la Tasmanie, l'Australie... Ce que
son épouse a baptisé par raillerie son Genocide World Tour. Comment
garder le sourire devant un sujet pareil ? «Il faut des gens, dans
ta vie, qui te rendent heureux.»
Hypocrisie
Des génocides ont été commis dans l'histoire pour éliminer une
menace potentielle, pour créer la terreur dans la construction d'un
empire, ou par pure cupidité. Mais le motif le plus effrayant est
idéologique. Le génocide des Juifs par les nazis, dont le modus
operandi peut être retracé dans celui des Hereros en 1904 et des
Arméniens en 1915, en constitue l'exemple le plus emblématique, mais
non exclusif.
«Alors que les nazis planifiaient l'invasion de la Pologne en 1939 et
l'assassinat d'intellectuels, de professeurs et de religieux, Hilter
aurait répondu à des généraux s'inquiétant pour la
réputation de l'Allemagne dans le monde : "Souvenez-vous de Gengis
Khan et des Arméniens, personne n'en parle plus maintenant." La
négligence internationale, le déni, l'absence de mémoire, dit M.
Chalk, ont encouragé Hitler à penser qu'il pourrait s'en sauver et
que le monde s'en rappellerait comme des grands rois.»
Et maintenant, le Darfour, alors que la communauté internationale,
pendant qu'on discute avec M. Chalk, continue de tergiverser sur la
définition des exactions commises par les milices arabes appuyées
par l'armée soudanaise contre des dizaines de milliers de Noirs
musulmans.
«La question, au Darfour, n'est pas de savoir s'il s'agit ou non d'un
génocide, explique-t-il. Le vrai problème, c'est que, dans nos
relations internationales, on estime n'avoir aucun intérêt à
intervenir pour sauver les vies de victimes potentielles de crimes
contre l'humanité. Voilà où nous en sommes à l'heure actuelle.
Nous avons écrit d'excellents rapports, mais des rapports hypocrites
puisqu'ils ne sont accompagnés ni de la volonté politique ni des
capacités militaires.» Il est vrai que le monde a peut-être
aujourd'hui une plus grande conscience humanitaire, «mais nous ne
sommes pas plus civilisés et humanitaires si nous n'agissons pas».
Le professeur Frank Chalk a étudié les trous de mémoire de
l'humanité exterminatrice
Guy Taillefer
Édition du lundi 17 janvier 2005
Mots clés : Union européenne (UE), onu, génocide
L'une des preuves que la mémoire est souvent courte consiste à
penser que le génocide est pour l'essentiel un produit des conflits du
XXe siècle, alors qu'il s'en est commis dès l'Antiquité, ainsi que
l'illustre la nouvelle Encyclopedia of Genocide and Crimes against
Humanity. L'un de ses auteurs, Frank Chalk, est professeur d'histoire
à l'université Concordia. Nous l'avons rencontré.
Holocauste, nettoyage ethnique en Bosnie et au Kosovo, génocide des
Arméniens en Turquie et des Tutsis au Rwanda : les cas les plus
étudiés et les plus catastrophiques sont près de nous. Mais bien
avant ces événements, et bien avant que l'ONU ne définisse en 1948
le crime de génocide comme tout acte «commis dans l'intention de
détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial
ou religieux», de nombreux autres gestes de nature semblablement
exterminatrice étaient survenus dans l'histoire : l'annihilation des
habitants de l'île-État de Milos par les Athéniens en 416 avant
Jésus-Christ, par exemple, et celle des Carthaginois trois siècles
plus tard par des Romains décidés à appliquer la «solution
finale» à une communauté qui leur tenait tête militairement.
L'Encyclopedia of Genocide and Crimes against Humanity, publiée par
l'éditeur américain Thomson Gale, ramasse en trois volumes et 300
articles étalés sur 1500 pages la mémoire de ces innommables
dérapages, que la conscience humaine s'emploie aujourd'hui encore à
nier. L'encyclopédie, publiée uniquement en anglais, est
présentée comme le premier ouvrage de référence exhaustif,
après l'Encyclopedia of Genocide parue en 1999, couvrant l'histoire
internationale des crimes contre l'humanité -- pas seulement les
génocides et l'holocauste -- et met à contribution des experts en
histoire, en droit international, en littérature, en psychologie...
Des Indiens Pequots exterminés au Connecticut par les Puritains aux
Hereros massacrés par les Allemands en Afrique de l'Ouest, «le
génocide n'est pas qu'un produit de la modernité, du capitalisme, de
l'industrialisation», affirme M. Chalk, un exemplaire de
l'encyclopédie fraîchement sorti des presses trônant sur son
bureau. Pas fché, ce M. Chalk, d'autant que l'exemplaire que lui
avait envoyé l'éditeur s'était égaré dans les dédales de la
firme de messagerie UPS.
Réflexe négationniste
L'ouvrage explore notamment le réflexe négationniste lié au
caractère inconcevable et extrême du crime. Ce négationnisme est
celui des coupables, comme on le constate depuis des années devant le
Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). «Le déni des
auteurs, affirme-t-il, constitue le stade final d'un génocide.» Mais
il est aussi celui de beaucoup de spécialistes, dit M. Chalk,
offusqués à l'idée d'étudier dans une perspective génocidaire
certains grands événements de l'histoire -- les Croisades, par
exemple.
Il n'y a pourtant pas d'autres façons, dit-il, de qualifier les
exactions commises par les Assyriens, considérés comme les premiers
génocidaires dans l'histoire de l'humanité, quelque 700 ans avant
J-C. Ni de décrire celles de Gengis Khan et des Mongols, au XIIIe
siècle. Conduits par le «mépris du sédentaire» à l'époque
de la révolution agricole et de l'apparition des villes, les
Assyriens, «qui se sont vantés plusieurs fois d'avoir commis des
génocides», volaient les récoltes et exterminaient les
communautés qui leur résistaient.
Deux mille ans plus tard, Gengis Khan serait «un génie à ce jeu»
qui consiste à semer la terreur en massacrant les hommes des villages
qu'il prenait et en tuant ou asservissant les femmes et les enfants.
«Avant les mitraillettes et les ordinateurs, Gengis Khan maîtrisait
tout à fait l'art du génocide.»
Autre cas : le Tibet. Si les soldats chinois y sont allés, explique
M. Chalk, ce fut au début du XVIIIe siècle parce que le dalaï-lama
de l'époque les avait invités à y venir pour le débarrasser d'un
envahisseur mongol, la tribu des Zunghars. Ces derniers furent
déportés par les Chinois au nord du Tibet et massacrés après
avoir tenté de se rebeller.
Formes de déviance
États-Unien d'origine, installé au Canada depuis le milieu des
années 1960, M. Chalk est une sommité internationale en la
matière. Le groupe des cinq responsables de publication dont il
faisait partie -- et dont était également membre un ancien
professeur de l'UQAM, William Schabas, aujourd'hui du Centre des droits
humains de l'Université nationale d'Irlande -- planchait sur le projet
d'encyclopédie depuis deux ans et demi.
Mais M. Chalk s'intéresse en fait à la question depuis la fin des
années 1970 alors que, prenant un café avec un collègue sociologue
de Concordia, Kurt Jonassohn, les deux hommes s'avisent qu'ils
«donnent un cours sur toutes les formes de déviance qui existent
sous le soleil, excepté la plus létale». Le premier cours est
donné en 1980 et fait toujours, 25 ans plus tard, partie du cursus :
«Le premier jour, je préviens mes étudiants de la difficulté du
cours et de la gravité déprimante du sujet», dit-il.
Concordia est aujourd'hui la seule université sur la planète à
donner un cours en deux sessions sur l'histoire et la sociologie du
génocide. Les compétences des deux hommes, dont les familles ont
vécu les horreurs du nazisme, débouchent en 1990 sur la publication,
aux éditions Yale, de History and Sociology of Genocide, devenu une
référence. Deux ans plus tard, il prend un congé sabbatique et
visite la Californie, le Cambodge, la Tasmanie, l'Australie... Ce que
son épouse a baptisé par raillerie son Genocide World Tour. Comment
garder le sourire devant un sujet pareil ? «Il faut des gens, dans
ta vie, qui te rendent heureux.»
Hypocrisie
Des génocides ont été commis dans l'histoire pour éliminer une
menace potentielle, pour créer la terreur dans la construction d'un
empire, ou par pure cupidité. Mais le motif le plus effrayant est
idéologique. Le génocide des Juifs par les nazis, dont le modus
operandi peut être retracé dans celui des Hereros en 1904 et des
Arméniens en 1915, en constitue l'exemple le plus emblématique, mais
non exclusif.
«Alors que les nazis planifiaient l'invasion de la Pologne en 1939 et
l'assassinat d'intellectuels, de professeurs et de religieux, Hilter
aurait répondu à des généraux s'inquiétant pour la
réputation de l'Allemagne dans le monde : "Souvenez-vous de Gengis
Khan et des Arméniens, personne n'en parle plus maintenant." La
négligence internationale, le déni, l'absence de mémoire, dit M.
Chalk, ont encouragé Hitler à penser qu'il pourrait s'en sauver et
que le monde s'en rappellerait comme des grands rois.»
Et maintenant, le Darfour, alors que la communauté internationale,
pendant qu'on discute avec M. Chalk, continue de tergiverser sur la
définition des exactions commises par les milices arabes appuyées
par l'armée soudanaise contre des dizaines de milliers de Noirs
musulmans.
«La question, au Darfour, n'est pas de savoir s'il s'agit ou non d'un
génocide, explique-t-il. Le vrai problème, c'est que, dans nos
relations internationales, on estime n'avoir aucun intérêt à
intervenir pour sauver les vies de victimes potentielles de crimes
contre l'humanité. Voilà où nous en sommes à l'heure actuelle.
Nous avons écrit d'excellents rapports, mais des rapports hypocrites
puisqu'ils ne sont accompagnés ni de la volonté politique ni des
capacités militaires.» Il est vrai que le monde a peut-être
aujourd'hui une plus grande conscience humanitaire, «mais nous ne
sommes pas plus civilisés et humanitaires si nous n'agissons pas».