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Le mal pour le mal

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  • Le mal pour le mal

    L'Express
    24 janvier 2005

    Le mal pour le mal;
    La chronique de Bernard Guetta

    Guetta Bernard


    Le crime absolu d'Auschwitz n'a pas été seulement commis contre un
    peuple, mais contre l'essence même d'une civilisation

    Avant Auschwitz, il y eut le massacre des Arméniens. Le goulag a fait
    plus de morts que tous les camps nazis réunis et, sans que quiconque
    se soucie d'arrêter les machettes, le siècle de Hitler s'est achevé
    dans l'extermination planifiée des Tutsi du Rwanda.

    Il n'y eut pas qu'un seul génocide dans l'Histoire.

    Les tueries de toute sorte y furent innombrables, mais Rita Süssmuth,
    alors présidente du Bundestag, eut pourtant raison de dire, il y a
    dix ans, que "le crime d'Auschwitz n'était comparable à rien". Il est
    incomparable, car il fut et demeure irréductible à quelque passion
    humaine que ce soit, peur ou cupidité, vengeance ou fanatisme
    religieux.

    L'Espagne voulait s'approprier l'or des Amériques, les Hutu s'arroger
    le Rwanda, Staline sauver son régime par la terreur, les Ottomans
    exterminer le peuple qui, jusque dans la métropole, incarnait à leurs
    yeux la désagrégation de l'empire, mais les nazis? Comment comprendre
    que, tout à la conquête de l'Europe, ils aient consacré tant de
    moyens et d'énergie à l'anéantissement des juifs, non pas des juifs
    de gauche ou des juifs de droite, religieux ou libres penseurs, de
    tel ou tel pays, mais de tous les juifs, d'hommes et de femmes si
    divers et dispersés qu'ils ne pouvaient en rien constituer un
    obstacle spécifique à l'ambition du IIIe Reich?

    On ne peut pas le comprendre. Cela reste incompréhensible, sauf à
    explorer l'irrationnel, sauf à voir que les nazis ne voulaient pas
    seulement dominer le monde mais effacer aussi, avec les juifs, ces
    idées de justice et d'égalité entre les hommes qui sont la référence
    des enfants d'Abraham depuis les Dix Commandements, matrice du
    judaïsme et de ses descendances religieuses et intellectuelles.

    Ce n'est pas seulement parce qu'Auschwitz n'est réductible à aucune
    fureur humaine qu'on ne peut le comparer à rien. C'est avant tout
    parce que ce crime absolu n'a pas seulement été commis contre un
    peuple, mais contre l'essence même d'une civilisation qu'il voulait
    nier.

    Au-delà du bien et du mal, c'est l'idée même de genre humain que les
    nazis ont voulu détruire à Auschwitz. C'est pour cela que ce génocide
    hante à ce point la conscience humaine, imprègne la littérature et le
    cinéma, commande tant d'attitudes politiques et philosophiques, nous
    sidère tant. A cette échelle-là, nous ne pouvons pas nous représenter
    le mal pour le mal.

    Auschwitz nous dépasse. Cela rassure sur l'me humaine, mais on peut
    et doit, en revanche, comprendre ce qu'était l'Allemagne des années
    1930. Humiliée, ruinée, minée par ses divisions politiques, elle
    était devenue la proie rêvée des bas-fonds et des idéologues
    illuminés.

    Il est bien de commémorer la libération d'Auschwitz, mais il serait
    encore mieux de regarder la carte, d'y voir bouillonner tant d'autres
    pays aussi désemparés que le fut l'Allemagne, de s'attaquer à ces
    crises avant qu'elles ne s'attaquent à nous.
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