La Croix , France
25 janvier 2005
Les camps, soixante ans après. L'auteur de "Shoah" dialogue avec des
élèves d'un lycée de banlieue. Face à l'ignorance ou à la négation de
la Shoah chez certains élèves de banlieue, des lycées organisent des
rencontres autour du film de Claude Lanzmann.
par GORCE Bernard
"Avez-vous ressenti du remords, au moins décelé une part d'humanité
chez les anciens SS?" "Pensez-vous qu'il soit possible aux survivants
des camps de pardonner?" Ils sont élèves de classe de terminale, et
leurs questions hésitantes brisent le silence total qui a enveloppé,
durant près d'une heure, la projection.
Ce jeudi 6 janvier, les élèves du lycée Auguste-Blanqui, à Saint-Ouen
(Seine-Saint-Denis), viennent de visionner en présence de l'auteur,
Claude Lanzmann, deux extraits de son film Shoah. Où le nazi Franz
Suchomel explique comment, à Treblinka, il fallait deux heures pour
vider un train, une journée pour "traiter" 18 000 personnes. Où un
coiffeur de New York, Abraham Bomba, se souvient: à Treblinka, il ne
tondait pas mais coupait les cheveux des femmes. Une coupe presque
"normale", afin de ne pas trahir la présence de la chambre à gaz,
derrière la porte.
Des mots, des images d'une telle violence que les questions des
lycéens tentent de se frayer une issue, une ouverture, vers le sens,
l'éthique, la morale. Lanzmann tend l'oreille, écoute. Au sujet du
pardon, il cite le philosophe Jacques Derrida. "On ne peut pardonner
que l'impardonnable. Réfléchissez bien à cela." Mais, avec patience,
le vieil homme en revient à une explication précise de l'entreprise
d'extermination des nazis. Il insiste sur les aspects techniques. La
différence entre un camp de concentration et un camp d'extermination,
comme Treblinka où furent gazés 600 000 juifs. "Vous n'avez vu aucune
image de cadavres, poursuit le cinéaste. Car les hommes qui
arrivaient étaient tués dans les heures qui suivaient, les corps
étaient brûlés, les os étaient pillés, les cendres dispersées."
Shoah, onze ans de travail pour neuf heures trente de pellicule,
n'est pas un document, ni un reportage, encore moins une médiation.
Ce travail unique représente une oeuvre de "création de la mémoire",
explique Claude Lanzmann, car il a fallu "partir du néant". Dans une
salle du lycée Auguste-Blanqui, la conversation se poursuit sur ce
travail. Claude Lanzmann décrypte les conditions de tournage des deux
scènes. Dans le salon de coiffure, Abraham Bomba, l'un des très rares
"revenants" de Treblinka, fait semblant de coiffer un client tout en
poursuivant son long récit. Le réalisateur le pousse à témoigner. À
un moment donné, l'homme pleure. "Ces larmes, dit Claude Lanzmann aux
lycéens, ont le prix du sang. Elles sont le sceau de la vérité." Avec
le SS, la mise en scène était totalement différente puisque l'homme
était filmé à son insu. Durant le film, on entend Lanzmann promettre
à Franz Suchomel que son témoignage restera anonyme. Les élèves du
lycée Blanqui interrogent l'auteur sur ce mensonge. "J'ai menti, oui,
mais à la face du monde. J'ai fait ce film comme une sépulture. J'ai
ressuscité les victimes de la Shoah pour qu'elles meurent une seconde
fois, mais que, cette fois, elles ne meurent plus seules."
Puis le dialogue avec les lycéens aborde les questions d'actualité.
On évoque rapidement le conflit au Proche-Orient. Lanzmann dit son
espoir qu'avec le nouveau président de l'État palestinien, la
situation puisse évoluer très vite. On parle de la sortie du film La
Chute sur les derniers jours d'Hitler. Lanzmann n'ira pas le voir,
"mais si vous y tenez...", répond-il au jeune public. La rencontre
s'achève sur des applaudissements. "Je vais enregistrer le film à la
télé, j'essaierai de tout regarder", explique un adolescent. Ne
serait-ce que pour ce lycéen, le pari, pourtant risqué, est gagné.
Auguste-Blanqui est un de ces établissements de la banlieue nord de
Paris, qui scolarise une population très brassée. Très peu de
Français de souche, essentiellement des enfants de familles d'origine
africaine ou maghrébine. Un de ces établissements où les enseignants
affirment qu'il devient de plus en plus difficile de parler de la
Shoah. Où l'on s'insulte en se traitant de "feuj".
En septembre 2002, la publication du livre Les territoires perdus de
la République provoqua un véritable séisme au sein de l'éducation
nationale. Une poignée de professeurs apportaient des témoignages
terrifiants sur la poussée de l'antisémitisme, mais aussi la
banalisation des comportements racistes ou sexistes dans les collèges
et lycées à forte composante maghrébine. "Exempts de tout sentiment
de responsabilité, voire de culpabilité ou plus simplement d'empathie
vis-à-vis de la Shoah, les élèves qui se revendiquent de confession
musulmane expriment parfois librement leur antisémitisme", écrivait
par exemple un professeur agrégé d'histoire des Hauts-de-Seine. La
sortie de ce livre fut très diversement appréciée dans le monde
enseignant, mais il a incontestablement participé à la prise de
conscience. Parce que, déjà, la situation s'était dégradée, Jack
Lang, en 2001, avait convaincu Claude Lanzmann de rassembler dans un
DVD trois heures du film Shoah. Non pas une "version courte", insiste
l'auteur, mais bien des extraits, qui doivent inciter les jeunes
publics à regarder toute l'oeuvre. Pourtant, les milliers de DVD sont
restés un temps dans les placards des rectorats. À son arrivée rue de
Grenelle, François Fillon a relancé l'opération. Depuis, Claude
Lanzmann répond aux invitations des enseignants et part à la
rencontre des lycéens.
L'opération reste pourtant délicate. Une telle séance ne s'improvise
pas. "Les élèves ignorent tout du génocide", explique Carole Diamant,
professeur de philosophie à Auguste-Blanqui. Cette enseignante vient
de publier un livre témoignage sur son expérience en banlieue (1).
Elle y décrit comment les "vive Ben Laden" qui suivirent les
attentats du 11 septembre lui révélèrent la profondeur d'un fossé
creusé entre son univers et celui des nouvelles générations d'élèves
issus du monde arabo-musulman. Mais le livre de Carole Diamant peut
être lu comme une réponse à la vision pessimiste des auteurs du
premier livre. Sur le terrain "miné" - et non pas perdu -, Carole
Diamant refuse de baisser les bras.
À Auguste-Blanqui, les enseignants ne laissent passer aucun dérapage
verbal. Mais l'enseignante souhaitait aller plus loin. Avec quatre
collègues d'histoire, de français, d'économie et d'éducation
physique, Carole Diamant a fait travailler les élèves de deux classes
de terminales sur les thèmes "Exclusion, déportation, extermination"
à l'occasion de travaux personnels encadrés (TPE). C'est ainsi que
des rencontres ont été programmées sur quatre génocides du siècle: la
Shoah, d'abord, puis les génocides arménien, cambodgien et rwandais.
À chaque fois, une oeuvre ou un reportage est visionné en présence de
l'auteur. La singularité de la Shoah - le projet de supprimer non
seulement toute trace du peuple juif mais aussi de l'entreprise
d'extermination elle-même - a été bien expliquée aux élèves. Mais en
mettant en perspective ces génocides, Carole Diamant explique qu'il
s'agit de souligner leur point commun. "La négation d'autrui. Ils
sont une perversion du rapport de l'homme à l'homme." Lors de la
première séance, celle consacrée à la Shoah avec Claude Lanzmann,
l'enseignante a relevé que les lycéens sont demeurés dans une posture
très scolaire. Puis, au fur et à mesure, ils ont quitté cette
attitude. "Si l'on veut aller au bout du projet pédagogique, il faut
dépasser l'élève, et toucher la personne elle-même. Il ne s'agit pas
seulement d'instruire, mais aussi de former des hommes", explique
l'enseignante.
BERNARD GORCE
(1) École, terrain miné de Carole Diamant, Éd. Liana Levi, 120 p., 12
Euro.
Une heure sur la Shoah dans toutes les écoles
Le ministre de l'éducation nationale François Fillon a demandé que le
27 janvier, dans tous les établissements scolaires, une heure de
cours soit consacrée dans chaque classe à la mémoire des victimes de
la Shoah.
Le DVD du film Shoah, édité par Sceren-CNDP et L'Eden cinéma, propose
six extraits du film Shoah de Claude Lanzmann accompagné d'un livret
pédagogique à destination des lycées.
Sur Internet, des sites proposent des dossiers et des pistes
pédagogiques. Les enseignants du primaire trouveront des fiches
pédagogiques sur le site du Centre national de documentation
pédagogique: www.cndp.fr/memoire/liberation Pour les collèges et
lycées, un dossier complet sur le site de France 5:
education.france5.fr/shoah/
L'association Yad Layeled-France a réalisé une excellente mallette
pédagogique pour les élèves de CM2 ou de début du collège.
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
25 janvier 2005
Les camps, soixante ans après. L'auteur de "Shoah" dialogue avec des
élèves d'un lycée de banlieue. Face à l'ignorance ou à la négation de
la Shoah chez certains élèves de banlieue, des lycées organisent des
rencontres autour du film de Claude Lanzmann.
par GORCE Bernard
"Avez-vous ressenti du remords, au moins décelé une part d'humanité
chez les anciens SS?" "Pensez-vous qu'il soit possible aux survivants
des camps de pardonner?" Ils sont élèves de classe de terminale, et
leurs questions hésitantes brisent le silence total qui a enveloppé,
durant près d'une heure, la projection.
Ce jeudi 6 janvier, les élèves du lycée Auguste-Blanqui, à Saint-Ouen
(Seine-Saint-Denis), viennent de visionner en présence de l'auteur,
Claude Lanzmann, deux extraits de son film Shoah. Où le nazi Franz
Suchomel explique comment, à Treblinka, il fallait deux heures pour
vider un train, une journée pour "traiter" 18 000 personnes. Où un
coiffeur de New York, Abraham Bomba, se souvient: à Treblinka, il ne
tondait pas mais coupait les cheveux des femmes. Une coupe presque
"normale", afin de ne pas trahir la présence de la chambre à gaz,
derrière la porte.
Des mots, des images d'une telle violence que les questions des
lycéens tentent de se frayer une issue, une ouverture, vers le sens,
l'éthique, la morale. Lanzmann tend l'oreille, écoute. Au sujet du
pardon, il cite le philosophe Jacques Derrida. "On ne peut pardonner
que l'impardonnable. Réfléchissez bien à cela." Mais, avec patience,
le vieil homme en revient à une explication précise de l'entreprise
d'extermination des nazis. Il insiste sur les aspects techniques. La
différence entre un camp de concentration et un camp d'extermination,
comme Treblinka où furent gazés 600 000 juifs. "Vous n'avez vu aucune
image de cadavres, poursuit le cinéaste. Car les hommes qui
arrivaient étaient tués dans les heures qui suivaient, les corps
étaient brûlés, les os étaient pillés, les cendres dispersées."
Shoah, onze ans de travail pour neuf heures trente de pellicule,
n'est pas un document, ni un reportage, encore moins une médiation.
Ce travail unique représente une oeuvre de "création de la mémoire",
explique Claude Lanzmann, car il a fallu "partir du néant". Dans une
salle du lycée Auguste-Blanqui, la conversation se poursuit sur ce
travail. Claude Lanzmann décrypte les conditions de tournage des deux
scènes. Dans le salon de coiffure, Abraham Bomba, l'un des très rares
"revenants" de Treblinka, fait semblant de coiffer un client tout en
poursuivant son long récit. Le réalisateur le pousse à témoigner. À
un moment donné, l'homme pleure. "Ces larmes, dit Claude Lanzmann aux
lycéens, ont le prix du sang. Elles sont le sceau de la vérité." Avec
le SS, la mise en scène était totalement différente puisque l'homme
était filmé à son insu. Durant le film, on entend Lanzmann promettre
à Franz Suchomel que son témoignage restera anonyme. Les élèves du
lycée Blanqui interrogent l'auteur sur ce mensonge. "J'ai menti, oui,
mais à la face du monde. J'ai fait ce film comme une sépulture. J'ai
ressuscité les victimes de la Shoah pour qu'elles meurent une seconde
fois, mais que, cette fois, elles ne meurent plus seules."
Puis le dialogue avec les lycéens aborde les questions d'actualité.
On évoque rapidement le conflit au Proche-Orient. Lanzmann dit son
espoir qu'avec le nouveau président de l'État palestinien, la
situation puisse évoluer très vite. On parle de la sortie du film La
Chute sur les derniers jours d'Hitler. Lanzmann n'ira pas le voir,
"mais si vous y tenez...", répond-il au jeune public. La rencontre
s'achève sur des applaudissements. "Je vais enregistrer le film à la
télé, j'essaierai de tout regarder", explique un adolescent. Ne
serait-ce que pour ce lycéen, le pari, pourtant risqué, est gagné.
Auguste-Blanqui est un de ces établissements de la banlieue nord de
Paris, qui scolarise une population très brassée. Très peu de
Français de souche, essentiellement des enfants de familles d'origine
africaine ou maghrébine. Un de ces établissements où les enseignants
affirment qu'il devient de plus en plus difficile de parler de la
Shoah. Où l'on s'insulte en se traitant de "feuj".
En septembre 2002, la publication du livre Les territoires perdus de
la République provoqua un véritable séisme au sein de l'éducation
nationale. Une poignée de professeurs apportaient des témoignages
terrifiants sur la poussée de l'antisémitisme, mais aussi la
banalisation des comportements racistes ou sexistes dans les collèges
et lycées à forte composante maghrébine. "Exempts de tout sentiment
de responsabilité, voire de culpabilité ou plus simplement d'empathie
vis-à-vis de la Shoah, les élèves qui se revendiquent de confession
musulmane expriment parfois librement leur antisémitisme", écrivait
par exemple un professeur agrégé d'histoire des Hauts-de-Seine. La
sortie de ce livre fut très diversement appréciée dans le monde
enseignant, mais il a incontestablement participé à la prise de
conscience. Parce que, déjà, la situation s'était dégradée, Jack
Lang, en 2001, avait convaincu Claude Lanzmann de rassembler dans un
DVD trois heures du film Shoah. Non pas une "version courte", insiste
l'auteur, mais bien des extraits, qui doivent inciter les jeunes
publics à regarder toute l'oeuvre. Pourtant, les milliers de DVD sont
restés un temps dans les placards des rectorats. À son arrivée rue de
Grenelle, François Fillon a relancé l'opération. Depuis, Claude
Lanzmann répond aux invitations des enseignants et part à la
rencontre des lycéens.
L'opération reste pourtant délicate. Une telle séance ne s'improvise
pas. "Les élèves ignorent tout du génocide", explique Carole Diamant,
professeur de philosophie à Auguste-Blanqui. Cette enseignante vient
de publier un livre témoignage sur son expérience en banlieue (1).
Elle y décrit comment les "vive Ben Laden" qui suivirent les
attentats du 11 septembre lui révélèrent la profondeur d'un fossé
creusé entre son univers et celui des nouvelles générations d'élèves
issus du monde arabo-musulman. Mais le livre de Carole Diamant peut
être lu comme une réponse à la vision pessimiste des auteurs du
premier livre. Sur le terrain "miné" - et non pas perdu -, Carole
Diamant refuse de baisser les bras.
À Auguste-Blanqui, les enseignants ne laissent passer aucun dérapage
verbal. Mais l'enseignante souhaitait aller plus loin. Avec quatre
collègues d'histoire, de français, d'économie et d'éducation
physique, Carole Diamant a fait travailler les élèves de deux classes
de terminales sur les thèmes "Exclusion, déportation, extermination"
à l'occasion de travaux personnels encadrés (TPE). C'est ainsi que
des rencontres ont été programmées sur quatre génocides du siècle: la
Shoah, d'abord, puis les génocides arménien, cambodgien et rwandais.
À chaque fois, une oeuvre ou un reportage est visionné en présence de
l'auteur. La singularité de la Shoah - le projet de supprimer non
seulement toute trace du peuple juif mais aussi de l'entreprise
d'extermination elle-même - a été bien expliquée aux élèves. Mais en
mettant en perspective ces génocides, Carole Diamant explique qu'il
s'agit de souligner leur point commun. "La négation d'autrui. Ils
sont une perversion du rapport de l'homme à l'homme." Lors de la
première séance, celle consacrée à la Shoah avec Claude Lanzmann,
l'enseignante a relevé que les lycéens sont demeurés dans une posture
très scolaire. Puis, au fur et à mesure, ils ont quitté cette
attitude. "Si l'on veut aller au bout du projet pédagogique, il faut
dépasser l'élève, et toucher la personne elle-même. Il ne s'agit pas
seulement d'instruire, mais aussi de former des hommes", explique
l'enseignante.
BERNARD GORCE
(1) École, terrain miné de Carole Diamant, Éd. Liana Levi, 120 p., 12
Euro.
Une heure sur la Shoah dans toutes les écoles
Le ministre de l'éducation nationale François Fillon a demandé que le
27 janvier, dans tous les établissements scolaires, une heure de
cours soit consacrée dans chaque classe à la mémoire des victimes de
la Shoah.
Le DVD du film Shoah, édité par Sceren-CNDP et L'Eden cinéma, propose
six extraits du film Shoah de Claude Lanzmann accompagné d'un livret
pédagogique à destination des lycées.
Sur Internet, des sites proposent des dossiers et des pistes
pédagogiques. Les enseignants du primaire trouveront des fiches
pédagogiques sur le site du Centre national de documentation
pédagogique: www.cndp.fr/memoire/liberation Pour les collèges et
lycées, un dossier complet sur le site de France 5:
education.france5.fr/shoah/
L'association Yad Layeled-France a réalisé une excellente mallette
pédagogique pour les élèves de CM2 ou de début du collège.
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress