Announcement

Collapse
No announcement yet.

AZTAG: Bleus, beautes et maquillage: Une interview d'Elif Shafak

Collapse
X
 
  • Filter
  • Time
  • Show
Clear All
new posts

  • AZTAG: Bleus, beautes et maquillage: Une interview d'Elif Shafak

    "Aztag" Daily Newspaper
    P.O. Box 80860, Bourj Hammoud,
    Beirut, Lebanon
    Fax: +961 1 258529
    Phone: +961 1 260115, +961 1 241274
    Email: [email protected]


    "Bleus, beautes et maquillage"
    Une interview d'Elif Shafak

    Par Khatchig Mouradian
    Traduction Louise Kiffer

    Elif Shafak dit dans cette interview: " les bleus et le maquillage"
    est une metaphore que j'emploie pour decrire l'obsession moderniste
    turque "Notre image aux yeux du monde occidental". L'elite aime a
    prouver aux Occidentaux combien les Turcs sont occidentalises et
    modernises. Cependant quand elle en vient a une lecture critique du
    passe, cette meme elite est indifferente, sinon ignorante.

    C'est cette indifference et cette ignorance qu'Elif Shafak, que "The
    Economist" considère etre "bien placee pour concurrencer Mr. (Orhan)
    Pamuk en tant qu'importante romancière contemporaine de Turquie,
    essaie d'affronter. Elle ne croit pas a "l'apparence exterieure"
    decevante et suggère que la Turquie enlève son maquillage "pour voir
    a la fois ses beautes et ses bleus du dessous".

    Elif Shafak est nee a Strasbourg, France, en 1971. Après avoir
    passe son adolescence en Espagne, elle est retournee en Turquie,
    elle a passe sa licence de Relations Internationales a l'Universite
    Technique du Moyen Orient, et a obtenu son doctorat en 2004 du
    Departement des Sciences Politiques de la meme universite. Elle
    a enseigne a l'Universite de Bilgi a Istanbul et a l'Universite du
    Michigan. Actuellement, elle est professeur assistante au Departement
    des Etudes du Proche Orient a l'Universite de l'Arizona.

    Elle a publie cinq romans: "Pinhan" (1997), "Sehrin Aynalari" (1999),
    "Mahrem" (2000) , "Bit Palas" (2002), et "The Saint of Incipient
    Insanities" (Farrar, Straus & Giroux, 2004), son premier roman en
    anglais, traduit aussi en turc sous le titre "Araf".

    Ce n'est pas seulement comme romancière qu'Elif Shafak concurrence
    Orhan Pamuk, mais aussi comme une personne qui se prepare a "faire
    parler le silence". Bien que certains en Turquie considèrent ceux qui
    essaient de demaquiller la Republique turque comme des "donneurs de
    coups de couteaux dans le dos " ce sont les intellectuels comme Elif
    Shafak qui vont entraîner le pays a affronter son passe et a faire
    face a l'avenir.


    Khatchig Mouradian - Heraclite dit: "Rien ne dure que le
    changement". En tant que personne avec des "itineraires incessants"
    qui voit la vie "comme un voyage perpetuel où il n'y a ni destination
    finale, ni desir d'en trouver une", et en tant qu'ecrivain dont les
    heros sont souvent sujets a des metamorphoses, comment expliquez-vous
    votre implication dans le changement ?

    Elif Shafak - A la naissance, nous naissons tous avec une certaine
    idendite - que ce soit en termes de religion, de nationalite, de sexe,
    etc.Notre nom nous est donne, ainsi que notre habitat et quelquefois
    meme notre vision du monde. La question est celle-ci: en vivant la vie
    que nous devons vivre, allons-nous mourir dans la meme travee, dans la
    meme identite ? Ma reponse a cette question est: non. Je suis intriguee
    par les metamorphoses. Je ne suis pas une sedentaire. Quoi que je sois,
    je suppose que je suis une nomade. Cette sorte de nomadisme n'a pas
    ete mon choix au debut, mais par la suite c'est devenu quelque chose
    que j'ai deliberement, consciencieusement choisi.

    Je suis nee en France, j'ai ete elevee par une mère celibataire, j'ai
    eu deux grand'mères totalement differentes, avec deux comprehensions
    totalement differentes de l'Islam, j'ai voyage de long en large a
    travers differentes villes et differents pays, a chaque fois le cadre
    changeait profondement, le sol sous mes pieds etait toujours sujet
    a changement et la vie etait une serie de ruptures soudaines. J'ai
    passe mon enfance en Espagne, j'ai fait les cent pas entre Amman
    en Jordanie, Cologne en Allemagne, Ankara, et puis Istanbul.Ensuite
    Boston, le Michigan, l'Arizona. Je vis maintenant dans deux endroits
    en meme temps: l'Arizona d'une part, et Istanbul d'autre part. La seule
    continuite qui a existe dans ma vie, le seul bagage qui m'a accompagne
    partout où j'ai ete, ce fut mon ecriture, ce furent mes livres..

    Transformation et transcendance sont au cour de mes livres. Je pense
    que le livre et la pensee soufie comportent quelque chose de profond
    en commun. Pour tous les deux la transformation et la transcendance
    jouent un rôle de pivot. Pour moi, le livre n'est pas la capacite de
    raconter son histoire aux autres, mais la capacite de faire siennes
    les histoires des autres, et de votre histoire la leur.

    J'ai des racines mais je ne suis pas enracinee. Selon le recit
    islamique, un arbre vit dans les cieux la-haut. Il s'appelle
    Tuba. C'est un arbre qui a la tete en bas et ainsi ses racines sont
    en l'air. Parfois, je pense que mes livres sont une quete perpetuelle
    du Tuba.

    K.M.- Contrairement aux racines du Tuba dans le ciel, nos racines
    terrestres peuvent etre frappees de honte et de souffrance, et c'est
    pourquoi nous, etres humains, desirons sans doute les laisser sous
    le sol. Il se peut que nous soyons fiers de nos racines, mais il est
    rare que nous les revelions entièrement. Le livre peut-il porter les
    fruits de la transformation, de la transcendance, et aussi du tuba
    (la beatitude) ? Rend-il les lecteurs moins enracines, moins deracines,
    et plus ouverts a leurs propres histoires et a celles des autres ?

    E.S. - Le conflit entre la representation d'une identite particulière
    et la question de l'essence meme des politiques d'identite est celle
    qui m'intrigue profondement. Je me sens un peu tiraillee entre les
    deux parce que suis une nomade, mais une nomade politique.

    Ensuite, il y a un autre dilemme: ceux qui cherchent a effacer le
    passe, a debarrasser leur memoire, en d'autres termes orientes vers
    l'avenir, et puis ceux pour qui le passe determine les paramètres
    de base, en d'autres termes orientes vers le passe. Je ne crois pas
    que ce soit un dilemme qui puisse etre surmonte par le raisonnement
    seul. Les opinions politiques internationales d'aujourd'hui n'aiment
    pas l'ambiguïte. Les opinions politiques n'aiment pas l'ambivalence.
    Pourtant l'univers de l'art, le monde de la fiction, necessite des
    ambiguïtes, des flexibilites. Il faut qu'il soit fluide. Seulement
    alors, le livre peut porter les fruits de la transformation et de
    la transcendance. On a besoin d'etre deracine afin de ressentir
    de l'empathie, a defaut de rapport, avec les histoires des autres,
    au moins jusqu'a ce que le livre soit acheve, on a besoin de faire
    un pas hors de sa zone d'existence.

    Aux USA, par exemple, il y a une tendance a attribuer une fonction
    a la fiction, comme si chaque livre devait avoir une fonction. De
    meme, si par hasard vous etes "une femme ecrivain du Moyen Orient"
    alors on attend de vous que vous ecriviez sur les "femmes du Moyen
    Orient". Votre identite passe avant la qualite de vos livres, ce que
    je trouve très deroutant. En fait, je trouve cette attente pleine de
    compassion extremement defavorable a la fiction. La fiction pour moi
    n'est pas le recit de ma propre histoire mais la possibilite de ne
    pas etre moi-meme.

    En meme temps, je dirais que je ne suis pas en train de propager
    une fiction consacree a des considerations politiques. Au contraire,
    la relation entre les idees esthetiques et politiques est pour moi
    d'un profond interet.

    "Politique et esthetique" ne se marient pas facilement, mais en tant
    que romancière turque, je ne pense pas avoir le luxe d'etre apolitique
    dans ce monde; En consequence, la fluidite ou la flexibilite ne
    signifie pas etre apolitique, au contraire, elle entraîne un choix
    politique et une tendance a l'empathie.

    K.M. - Dans l'un de vos articles d'opinion vous dites: "Alors qu'il
    est probablement vrai que beaucoup d'Occidentaux doivent regarder
    de plus près les accomplissements remarquables de la Turquie et
    sa recherche inhabituelle historique d'une reponse a la question
    vitale de la compatibilite de l'Islam avec la democratie occidentale,
    de nombreux Turcs, a leur tour, doivent demaquiller leur figure et
    commencer a admettre les bleus restes dans leur histoire". Pouvez-vous
    nous parler de ces bleus ?

    E.S. - les bleus et le maquillage" est une metaphore que j'emploie
    pour decrire l'obsession moderniste turque "Notre image aux yeux du
    monde occidental". L'elite aime a prouver aux Occidentaux combien les
    Turcs sont occidentalises et modernises. Cependant quand elle en vient
    a une lecture critique du passe, cette meme elite est indifferente,
    sinon ignorante.

    La modernisation de la Turquie s'est faite en parfait accord avec la
    transformation d'un empire multiethnique, multilingue, multireligieux,
    en un Etat-nation turc soi-disant homogène. Ce processus est rempli
    de traumas, de pertes, et de souvenirs douloureux dont un grand nombre
    ont ete quelque peu effaces de notre memoire collective.

    Nos lignees familiales, si vous remontez plusieurs siècles en arrière,
    seraient probablement multiethniques, mais l'ethnologie est une source
    de suspicion si l'on choisit d'en parler sur la place publique. On
    peut etre qui on veut dans sa vie privee, chez soi, mais dans le
    domaine public on doit seulement etre un Turc. Cette distinction
    entre la sphère privee et la sphère publique est pour moi d'un très
    grand interet.

    Autrefois, cette societe etait si heterogène au point de vue
    ethnique qu'aussitôt après 1923 nous nous sommes habitues a agir
    et a penser comme si nous etions maintenant un tout homogène. Ce
    qui est interessant a propos du nationalisme turc, c'est qu'il se
    fie beaucoup aux mots, plutôt qu'au sang, aux genes ou a la race,
    comme le font les autres types de nationalisme dans d'autres pays.

    Pour le nationalisme turc, on peut etre kurde, armenien, serbe.ca
    revient au meme tant qu'on prononce les mots:" Qu'il est heureux
    celui qui s'appelle un Turc !" C'est la une caracteristique très
    interessante de l'identite nationale turque. Quoi qu'on dise, quoi
    qu'on fasse, en d'autres termes, c'est toujours l'apparence exterieure
    qui est essentielle.

    C'est ce souci de "l'apparence exterieure" que je trouve très
    penible. A la place, je suggère ce demaquillage pour voir a la fois
    les beautes et les bleus au-dessous, a la fois les beautes et les
    atrocites du passe. Il y a les taches et les cicatrices restant de
    la transition d'un empire multiethnique a un etat-nation soit disant
    monolithique. La perte de l'heritage cosmopolite et de la structure
    multiethnique est une perte culturelle, sociale, economique, politique
    et une enorme perte morale pour la Turquie, et pour les prochaines
    generations qui vont etre elevees sans la connaissance de cette perte.

    K.M. - Est-ce pour regagner une partie de la connaissance de
    cette perte que vous etes en train de "preparer un projet sur les
    "Histoires orales des Femmes concernant l'Amnesie collective: les
    Recits des Grand'mères armeniennes, turques et grecques "?Pourquoi
    les citoyens de la Republique turque au 21ème siècle "ont-ils besoin
    d'ecouter les souvenirs supprimes des grand'mères turques" concernant
    "les atrocites. que les Turcs ont commises envers les Armeniens"
    il y a un siècle dans l'Empire ottoman, par exemple ?

    E.S. - Tout le debat sur le passe turco-armenien est profondement
    politise et polarise aujourd'hui. Il est aussi obsede par les documents
    et les archives ecrites. Or, je pense que la culture orale est tout
    autant valable. Comme conteuse, je m'interesse en premier lieu a ces
    histoires-la. Les histoires dont les vieilles femmes de Turquie se
    souviennent encore. Dans beaucoup de familles aujourd'hui, il y a des
    vieilles femmes qui se rappellent les atrocites commises envers les
    Armeniens dans le passe, je pense que c'est specialement valable de
    ressortir cette accumulation de connaissance. C'est une autre source
    de savoir.

    Ce ne sont pas seulement les atrocites du passe, mais aussi les
    beautes du passe que nous pouvons decouvrir dans ce filon, car
    plusieurs de ces vieilles femmes avaient des voisines, des amies;
    elles ont des souvenirs. La Question armenienne est le combat de
    la memoire contre l'amnesie, et je crois que nous avons besoin des
    souvenirs des grand'mères plus qu'autre chose, car elles ne sont pas
    aussi politisees ou polarisees que les historiens ou les politiciens
    le sont aujourd'hui.

    K.M. - Vous referant a l'annulation de la conference d'Istanbul qui
    devait debattre de la thèse de l'Etat sur la Question armenienne, vous
    dites dans un article intitule "Alors, j'ai donne un coup de couteau
    dans le dos a la Nation ?" "Si nos politiciens perspicaces n'etaient
    pas intervenus a la dernière minute, j'aurais failli m'arreter de
    prononcer des affirmations très prejudiciables". Votre presentation
    devait etre sur la poetesse Zabel Yessayan. Voulez-vous maintenant
    donner un resume de ce texte "très prejudiciable" et "coup de couteau
    dans le dos" que vous alliez presenter ?

    E.S.- Ma presentation a la conference d'Istanbul allait etre sur Zabel
    Yessayan. Je suis fascinee par sa vie et son ouvre et je pense que
    c'est dommage que les intellectuels turcs d'aujourd'hui ne sachent
    rien d'elle. De meme, nous ne savons presque rien des intellectuels
    armeniens de la dernière epoque ottomane.

    Plus significative peut-etre est la question suivante: pourquoi
    l'elite du gouvernement turc etait-elle si perturbee par les ecrits
    des intellectuels armeniens ? Pourquoi a-t-elle voulu faire taire
    leurs voix ? Pourquoi les poètes, les romanciers, les journalistes
    etaient-ils juges dangereux ? Comment et pourquoi pensait-on que
    l'ecriture etait dangereuse ? Voila les questions que je projetais
    de soulever a la conference.

    Aujourd'hui en Turquie peu de gens savent qu'avant le debut de
    la deportation, une liste de 240 intellectuels armeniens etait
    concoctee par le gouvernement, une liste d'esprits dangereux ! de
    plumes dangereuses ! Parmi eux se trouvaient de nombreux artistes et
    ecrivains. C'etait ceux de cette liste que l'Etat voulait supprimer
    et reduire au silence. Zabel Yessayan semble etre la seule femme de
    cette liste.

    C'est une vieille tactique de pouvoir et de domination. Si l'on
    veut avoir le contrôle et imposer la contrainte a une population
    minoritaire, il faut d'abord et avant tout contrôler et contraindre
    son intelligence, ses intellectuels, ses penseurs. L'elite ottomane
    semble avoir pris ces mesures.

    Si nous pouvons comprendre la liste des intellectuels armeniens de
    1915, je l'espère, nous intellectuels turcs de 2005 pourrons mieux
    comprendre, reconnaître et deplorer l'injustice commise envers la
    minorite armenienne, et la dynamique du pouvoir derrière ce processus
    historique.

    --Boundary_(ID_atHBSLE6AoCr4oLMsJOrmg)--
Working...
X