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Krikor Zohrab : la Sublime Porte va se refermer

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    Krikor Zohrab : la Sublime Porte va se refermer
    Sébastien FUMAROLI

    Le Figaro, France
    16 juin 2005

    « L'homme malade de l'Europe » : l'expression, aujourd'hui à la mode
    dans la presse financière britannique, pour qualifier tour à tour
    l'Italie de Berlusconi et la France de Chirac, a été inventée au XIX
    e siècle, par Alexandre Gorchakov, diplomate du star Nicolas I er
    pour justifier l'autorité de la Sainte Russie sur les dépouilles de
    l'Empire ottoman. On doit ainsi à cette formule, qui perdure
    remarquablement, un regard sombre porté sur les dernières décennies
    de l'Empire ottoman, qui ne survivra pas à la Première Guerre
    mondiale. Or, la longue agonie de la Sublime Porte a aussi contribué
    à éclipser les derniers feux d'une culture levantine, qui atteignit
    son apogée avant 1914.

    L'Arménien Krikor Zohrab (1861-1915) est une des grandes figures de
    cette Belle Epoque levantine au destin tragique. La publication cette
    année d'un recueil de ses nouvelles, sous le titre La vie comme elle,
    est un voyage émouvant dans les derniers jours heureux de la société
    ottomane. Député au Parlement ottoman, reconnu comme le « plus grand
    avocat et publiciste d'Istanbul », Krikor Zohrab fut l'une des
    premières victimes politiques du génocide arménien perpétré par le
    gouvernement Jeunes-Turcs en 1915. De politique, il n'est pas
    question dans La vie comme elle est, publié de son vivant en 1911,
    après deux autres recueils, La Voix de la conscience (1909) et Peines
    silencieuses (1911). Loin des appétits nationalistes, et des combats
    idéologiques, on y découvre un Orient paisible et cosmopolite,
    épicurien et doux, habillé en costume européen, où le voile musulman
    est étrangement absent. L'esprit levantin est cette création
    singulière d'un Orient façonné par l'apport étranger d'une
    bourgeoisie d'affaires appelée par le sultan pour moderniser
    l'Empire, où les juifs et les Arméniens d'Istanbul liés au commerce
    et à la finance, et depuis longtemps intégrés aux affaires ottomanes,
    côtoyaient les Français, Anglais, et Italiens comme dans une
    Alexandrie moderne. Cet Orient-là fut le rêve brisé d'un Pierre Loti
    qui, dans La Turquie agonisante, en 1913, avait exprimé sa tristesse
    devant un monde levantin devenu « pastiche lamentable des villes
    européennes. » La vie comme elle est un récit à rebours du
    désenchantement de l'académicien voyageur.

    Ces nouvelles, composées comme des miniatures persanes, au trait naïf
    au sentiment délicat, sont comme le dernier sourire fragile d'une
    civilisation fauchée en pleine grâce. Certes, il y a chez Zohrab,
    observateur scrupuleux et politicien engagé, une satire morale de son
    propre milieu, de son âpreté au gain, de son hypocrisie, de ses
    injustices.

    Mais, ce qui captive, ce qui charme, au-delà de ce réalisme social,
    c'est le mystère de l'Orient retrouvé dans un décor occidental et
    chrétien, à la simplicité biblique, où les figures féminines
    rencontrées, inconnue, fiancée ou épouse, qu'elles s'appellent
    Arménissa, Annik ou Zahouri, sont enveloppées d'un voile amoureux
    toujours énigmatique et insaisissable...

    La vie comme elle est de Krikor Zohrab

    Parenthèse, 112 p., 16 Euro.

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