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Genocide armenien, les raisons d'un deni

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    Libération , France
    vendredi 29 avril 2005

    Génocide arménien, les raisons d'un déni

    Certes, la Turquie occulte le massacre, mais ce n'est pas sans
    complicités occidentales.

    Par Esther BENBASSA

    En ce 90e anniversaire du génocide arménien, il ne suffit pas
    d'accabler la Turquie qui persiste dans le déni du génocide arménien.
    Il faut aussi comprendre les raisons tenaces de ce déni et les
    complicités occidentales qui le rendent viable jusqu'à aujourd'hui.
    La thèse officielle turque repousse l'idée de génocide et avance
    celle d'une répression effectuée dans un contexte de guerre générale.
    Elle évoque un projet de réimplantation des Arméniens ottomans de
    l'Est et non de déportation, après que ces mêmes Arméniens, alliés à
    l'ennemi héréditaire russe, auraient eux-mêmes tué plus d'un million
    de musulmans et 100 000 Juifs, pour la plupart des civils. Et
    pourtant, des massacres d'Arméniens s'étaient produits déjà en
    1895-1896 sous le règne du «sultan rouge», Abdulhamid II. Les
    témoignages et les sources diplomatiques attestant la réalité du
    génocide sont rejetés par le gouvernement turc et les archives de
    cette époque ne sont pour le moment accessibles qu'aux chercheurs
    qu'on ne soupçonne pas de déroger à la propagande turque.
    L'invocation de tueries de Juifs par les Arméniens, alors que les
    Juifs sont à cette époque à peine quelques milliers dans la région et
    que ces tueries ne sont nulle part attestées, vise à mobiliser
    l'opinion publique juive aux côtés de la Turquie.

    Nul ne nie que l'histoire ottomane ait été parcourue de tensions
    interethniques parfois très fortes, ni que les puissances
    occidentales aient eu l'habitude d'utiliser les minorités les unes
    contre les autres pour mettre à l'épreuve le pouvoir central, ni même
    que les Arméniens aient nourri des velléités indépendantistes et
    aient attendu le salut des Russes. On peut se demander en revanche si
    ces aspirations justifiaient un génocide. De même, on a encore trop
    souvent tendance à tergiverser pour savoir si les déportations à
    l'Ouest comme à l'Est des Arméniens et leur massacre sont un génocide
    ou non. Cela constitue déjà en soi un déni. Soulever une telle
    question au sujet du sort des Juifs pendant la Seconde Guerre
    mondiale est immédiatement et légitimement perçu comme relevant du
    négationnisme. S'agissant des Arméniens, cela ne pose pas de
    problème. Pourquoi ?

    En 1944, un avocat juif d'origine polonaise, Raphael Lemkin, crée le
    néologisme de «génocide» pour définir les crimes perpétrés en Europe.
    Sa connaissance des massacres arméniens de 1915, qu'il cite en
    exemple, le conduit à définir le génocide comme «tout plan
    méthodiquement coordonné pour détruire la vie et la culture d'un
    peuple et menacer son unité biologique et spirituelle». Le terme est
    officiellement adopté par l'Assemblée générale des Nations unies dans
    sa convention de prévention et de punition du crime de génocide, le 9
    décembre 1948. On l'applique aussi bien au massacre des Arméniens,
    qu'à celui des Juifs ou des Tsiganes. Mais sa portée universelle
    irrite ceux qui affirment l'absolue unicité du génocide juif.

    Les grands spécialistes du génocide juif, tels Yehuda Bauer et
    d'autres, reconnaissent pourtant, dans une déclaration du 24 avril
    1998, le caractère génocidaire du massacre arménien. Celui-ci
    n'enlève rien à la spécificité du génocide des Juifs, chaque génocide
    ayant été perpétré selon des méthodes particulières, liées à
    l'environnement et à la culture du lieu et du moment. Au contraire,
    il recontextualise le génocide des Juifs dans l'histoire du XXe
    siècle et rappelle qu'en la matière, aucune culture, européenne ou
    non européenne, chrétienne ou musulmane, ne se distingue dans sa
    volonté d'annihilation d'un peuple, d'une race, d'un groupe ethnique.
    A défaut de servir de leçon, cette mise en perspective nous rappelle
    au moins de quoi l'homme est capable, nous invite à nous donner les
    moyens de nous prémunir contre la répétition de l'horreur par la
    sensibilisation à la souffrance de l'Autre, et en appelle à notre
    responsabilité. Il va de notre honneur d'humains de ne pas laisser se
    dissoudre dans un scandaleux déni un génocide qui a amputé un peuple
    de ses forces vives, plus d'un million d'êtres de chair et de sang.

    Il y va aussi de l'honneur des Juifs eux-mêmes. A eux de partir,
    comme ils l'ont fait longtemps, de leur propre expérience, pour se
    battre pour une pleine reconnaissance du génocide arménien.
    N'oublions pas que les ambassadeurs juifs des Etats-Unis alors en
    poste à Istanbul, tels Henry Morgenthau et Abraham Elkus, ont fait
    tout leur possible pour avertir l'opinion internationale sur la
    destruction en cours des Arméniens. Récemment, en 1993, les
    signataires juifs étaient encore nombreux au bas de la pétition
    dénonçant le refus de l'orientaliste Bernard Lewis d'admettre le
    caractère génocidaire des massacres arméniens. Il en était de même,
    le 27 janvier 1999, dans la pétition d'intellectuels qui mettait en
    cause les écrits de l'ottomaniste Gilles Veinstein niant qu'il y eût
    eu volonté d'annihilation dans les déportations et tueries
    d'Arméniens, et qui demandait que celui-ci ne fût pas nommé à la
    chaire d'histoire ottomane du Collège de France (ce qu'il fut
    néanmoins).

    En revanche, nombre d'universitaires aux Etats-Unis et en Israël,
    mais aussi en France, se sont mis au service de la propagande turque
    du déni, pour des raisons souvent futiles de pouvoir, pour préserver
    les honneurs dont ils bénéficient en Turquie, ou pour éviter,
    surtout, qu'on ne leur ferme l'accès aux archives sur lesquelles ils
    travaillent sur place. En Israël, leur position s'insère dans la
    Realpolitik d'un pays qui compte garder de bonnes relations avec ce
    pays musulman voisin, et qui use de l'unicité du génocide juif comme
    d'un cordon de sécurité face à un Occident coupable et proarabe.
    C'est dans cette concomitance d'intérêts divers que la négation du
    génocide arménien s'installe confortablement, malgré sa
    reconnaissance par de nombreux pays, notamment la France en 2001.

    Pour certains, mettre fin au déni introduirait le génocide arménien
    dans la compétition des génocides et affaiblirait la compassion
    suscitée par le génocide juif, instrumentalisée politiquement dans
    certaines circonstances. Prenons le cas du musée de l'Holocauste à
    Washington, qui rappelle, ne serait-ce que par son emplacement, au
    Congrès américain son devoir de soutien à Israël. En 1983, ses
    responsables ont voulu l'ouvrir à d'autres génocides, à celui des
    Arméniens notamment. On sait maintenant que la place accordée au
    génocide arménien devait être plus importante, mais que, sous la
    pression, elle a été limitée. En 1989, les sénateurs américains
    proposent une journée nationale de commémoration du génocide arménien
    pour le 24 avril 1990. Sous l'influence de l'ambassade d'Israël aux
    Etats-Unis, puis sous la pression, entre autres, du lobby juif de
    Turquie sollicité par les dirigeants de ce pays où la communauté
    juive compte à peine 20 000 membres, cette proposition n'est pas
    retenue.

    En Israël, la prise de conscience fait lentement son chemin. Si
    Shimon Peres acquiesce aux thèses turques, Yossi Sarid, lui aussi de
    gauche, alors qu'il était ministre de l'Education, en 2000, demande
    qu'on enseigne dans les écoles le génocide arménien au même titre que
    le génocide juif. Des voix s'élèvent en Turquie même pour s'opposer à
    un déni qui discrédite le pays. Depuis quelques années, les Turcs
    s'interrogent sur leur histoire, comprennent que les minorités en
    font intégralement partie, admettent que la Turquie fut effectivement
    plurielle dans un passé encore pas très lointain. Jouer du déni du
    génocide comme d'un argument définitif contre l'entrée de la Turquie
    en Europe serait une mauvaise stratégie. Encourageons plutôt une
    dynamique de démocratisation, laquelle poussera inéluctablement sa
    société civile à revisiter son passé pour construire un avenir en
    phase avec l'Europe, qui a su se repentir. Peut-être alors le
    nationalisme exclusiviste turc cessera-t-il d'être rassembleur et
    s'écroulera-t-il de lui-même.

    A nous tous, et aux Juifs qui luttent constamment contre le
    négationnisme, de forcer le mur d'indifférence qui entoure encore le
    génocide arménien. L'ouvrage de Franz Werfel, juif praguois, les
    Quarante Jours du Musa Dagh (Albin Michel), un ouvrage achevé en mars
    1933 qui relate le massacre arménien, avait alors été perçu par
    certains comme un avertissement sur ce qui attendait les Juifs en
    Europe. Il était, dans sa version yiddish, un des ouvrages les plus
    lus dans les ghettos de l'Est européen envahi par les nazis. La
    conscience des génocides du passé n'empêchera peut-être pas ceux de
    demain. A moins de comprendre que si unicité il y a, elle est dans
    l'humaine barbarie, pas dans tel ou tel des génocides d'hier ou
    d'aujourd'hui. Génocides pas en compétition, mais toujours en miroir.

    Esther Benbassa directrice d'études à l'Ecole pratique des hautes
    études et chercheure invitée au Netherlands Institute for Advanced
    Study.
Working...
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