En Turquie, le déni à l'oeuvre
Le Monde (France)
Mis à jour le 23.04.05
Article paru dans l'édition du 24.04.05
Par Philippe Videlier
Il existe dans certaines bibliothèques turques des livres du Britannique
George Orwell. C'est une bonne chose. La Turquie a de belles traditions,
depuis qu'au XIIIe siècle Nasreddine Hodja dispensait sa sagesse à qui
voulait l'entendre. Un jour qu'il cheminait assis à l'envers sur son
âne, il rétorqua aux villageois interloqués : "C'est l'âne qui est dans
le mauvais sens."
Mais la Turquie contemporaine ne médite pas assez les histoires de
Nasreddine Hodja. C'est pourquoi la lecture d'Orwell, plus moderne, peut
lui être profitable.
Non que la Turquie manque de grands écrivains. Nazim Hikmet et Orhan
Pamuk lui ont taillé une place à sa mesure dans les lettres
internationales. Seulement, elle les apprécie moyennement. Ainsi, en
mars 2002, le ministre de l'intérieur a demandé qu'Hikmet soit rayé à
titre posthume des registres de l'état civil, afin de parfaire la
décision administrative prise du vivant du poète, en 1959, de le priver
de sa nationalité turque. Pour que la mesure soit entière, que le passé
se conforme au présent, il fallait qu'il ne soit plus né turc.
Les vérités de Nazim Hikmet heurtaient autrefois les oreilles des
militaires et des fonctionnaires gouvernementaux : "Les lampes de
l'épicier Karabet sont allumées/Le citoyen arménien n'a jamais
pardonné/Que l'on ait égorgé son père/Sur la montagne kurde/Mais il
t'aime/Parce que toi non plus tu n'as pas pardonné/A ceux qui ont marqué
de cette tache noire/Le front du peuple turc."
Le poète mourut en exil. Les vérités d'Orhan Pamuk (lire ci-dessous) sur
le génocide des Arméniens et la répression des Kurdes irritent
aujourd'hui les tympans des officiers et des officiels, déclenchant,
comme par automatisme, les "Deux minutes de la haine". "Pamuk a fait des
déclarations sans fondement contre l'identité turque, les militaires
turcs et la Turquie dans son entier", s'est emporté l'un de ses
procureurs, tandis qu'une figure de l'Union des historiens n'hésitait
pas à qualifier le rappel du massacre d'un million d'Arméniens en 1915
de "grand mensonge". Le quotidien Hürriyet a traité l'écrivain de
"misérable créature".
Les "Deux minutes de la haine" étaient dans 1984 la manifestation
rituelle d'orthodoxie politique et d'allégeance au gouvernement à
laquelle tout citoyen devait sacrifier. Dès l'apparition sur un télécran
du traître, de celui qui réclamait la liberté, chacun, en une "hideuse
extase", se devait de hurler à la mort. Tel était le mode de
fonctionnement d'une société totalitaire qui avait détruit son passé
pour le remplacer par la Cause nationale obligatoire. Et tous, à de
rares exceptions, communiaient dans cette Cause, où le présent
commandait au passé.
1984 a été considéré, à juste titre, comme le roman exemplaire d'un
monde auquel il était vital d'échapper. La conjoncture l'a longtemps
identifié au seul modèle soviétique. C'est une erreur. L'Etat turc
emprunte bien des traits à cet Etat de fiction. La Turquie officielle
s'est défini de grandes Causes nationales qui demeurent foncièrement
étrangères à toute rationalité démocratique : la négation du génocide
arménien de 1915, la négation de la question kurde, le refus de
reconnaître Chypre.
Ces trois thèmes, qu'à une autre époque on aurait dits constitutifs
d'une idéologie impérialiste, forment le ciment d'un illusoire socle
national.
Pendant que Pamuk était voué aux gémonies, les agences de presse
annonçaient que "la gauche turque", représentée par l'ancien parti
unique kémaliste, était prête à s'associer au gouvernement "pour contrer
la propagande arménienne". De cette convergence est né le projet insensé
d'interpeller la Grande-Bretagne sur la validité du "Livre bleu",
recueil de documents et de témoignages sur l'extermination des
Arméniens, publié en 1916. "Cela fait, la Turquie passera de la position
d'accusée à celle de plaignante", a commenté un député d'Istanbul.
Mieux, le chef du Parti des travailleurs, issu de la mouvance
communiste, a annoncé que son parti avait mené des recherches dans les
archives soviétiques et qu'il y avait trouvé la preuve que "les
allégations selon lesquelles la Turquie aurait perpétré un "génocide"
contre les Arméniens durant la première guerre mondiale ne sont pas vraies".
On se figure ces marxistes-léninistes allant vérifier à Moscou si un
génocide a bien eu lieu en Turquie en 1915... Ces étonnants hérauts des
travailleurs concluent en déposant une gerbe sur le monument dédié à
Talaat Pacha, principal responsable de l'extermination des Arméniens.
Comme dans tous les cas de génocide, des unités spéciales avaient été
constituées pour le meurtre de masse. Ces bandes, appelées "Organisation
spéciale", étaient dirigées notamment par un médecin idéologue du
nettoyage ethnique, le docteur Behaeddine Chakir. Il donnait les ordres
sur le terrain : "Qu'il ne reste plus d'Arméniens !/Egorger les
grands/Choisir les belles/Déporter les autres." Condamné à mort par
contumace en 1920 par un tribunal ottoman, cet exécuteur du génocide
tomba sous les balles d'un justicier arménien en 1922, à Berlin, comme
Talaat Pacha un an plus tôt.
Aujourd'hui, le président du département d'histoire de la médecine et
d'éthique médicale de la faculté d'Istanbul réclame que ses restes
soient ramenés en Turquie, afin qu'honneur leur soit rendu. Imagine-t-on
les responsables de la faculté de médecine de Berlin demander au Brésil
le rapatriement des restes du docteur Mengele, afin de lui rendre
hommage ? Imagine-t-on que le ministère allemand de la culture ouvre un
site Internet comportant une rubrique "assertions juives et vérité" ?
En Turquie, celui du ministère de la culture et du tourisme contient des
pages "assertions arméniennes et vérité". La pathologie négationniste
qui affecte la société turque, en partant du sommet de l'État, prend des
formes inouïes.
Cependant, la science avance à grands pas. Le ministère de
l'environnement et des forêts a découvert avec stupéfaction que certains
animaux sauvages refusaient de se conformer à la Loi nationale et
étaient entrés en dissidence. Ainsi en est-il du renard rouge Vulpes
Vulpes Kurdistanica, du chevreuil Capreolus Capreolus Armenus et du
mouflon Ovis Armeniana. Cette déviation intolérable vient donc d'être
rectifiée. Le renard rouge s'appellera désormais Vulpes Vulpes, cessant
d'être kurde (bien qu'il reste rouge). Le chevreuil transformé en
Capreolus Cuprelus Capreolus et le mouflon en Ovis Orientalis Anatolicus
cesseront d'être arméniens. Les noms anciens, indique le nouveau
ministère de la Vérité naturelle, avaient été choisis par des
scientifiques étrangers dans le but délibéré de "menacer l'intégrité de
l'Etat".
La Ferme des animaux n'est pas démodée. Elle existe. Son septième
commandement, devenu unique, y est strictement appliqué : "Tous les
animaux sont égaux. Mais certains le sont plus que d'autres."
Et l'âne persiste à marcher dans le mauvais sens.
Philippe Videlier est historien chercheur au CNRS.
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0,36-642272,0.html
--Boundary_(ID_UMNl6IkhP6kXIT9XMWV7Mw)--
Le Monde (France)
Mis à jour le 23.04.05
Article paru dans l'édition du 24.04.05
Par Philippe Videlier
Il existe dans certaines bibliothèques turques des livres du Britannique
George Orwell. C'est une bonne chose. La Turquie a de belles traditions,
depuis qu'au XIIIe siècle Nasreddine Hodja dispensait sa sagesse à qui
voulait l'entendre. Un jour qu'il cheminait assis à l'envers sur son
âne, il rétorqua aux villageois interloqués : "C'est l'âne qui est dans
le mauvais sens."
Mais la Turquie contemporaine ne médite pas assez les histoires de
Nasreddine Hodja. C'est pourquoi la lecture d'Orwell, plus moderne, peut
lui être profitable.
Non que la Turquie manque de grands écrivains. Nazim Hikmet et Orhan
Pamuk lui ont taillé une place à sa mesure dans les lettres
internationales. Seulement, elle les apprécie moyennement. Ainsi, en
mars 2002, le ministre de l'intérieur a demandé qu'Hikmet soit rayé à
titre posthume des registres de l'état civil, afin de parfaire la
décision administrative prise du vivant du poète, en 1959, de le priver
de sa nationalité turque. Pour que la mesure soit entière, que le passé
se conforme au présent, il fallait qu'il ne soit plus né turc.
Les vérités de Nazim Hikmet heurtaient autrefois les oreilles des
militaires et des fonctionnaires gouvernementaux : "Les lampes de
l'épicier Karabet sont allumées/Le citoyen arménien n'a jamais
pardonné/Que l'on ait égorgé son père/Sur la montagne kurde/Mais il
t'aime/Parce que toi non plus tu n'as pas pardonné/A ceux qui ont marqué
de cette tache noire/Le front du peuple turc."
Le poète mourut en exil. Les vérités d'Orhan Pamuk (lire ci-dessous) sur
le génocide des Arméniens et la répression des Kurdes irritent
aujourd'hui les tympans des officiers et des officiels, déclenchant,
comme par automatisme, les "Deux minutes de la haine". "Pamuk a fait des
déclarations sans fondement contre l'identité turque, les militaires
turcs et la Turquie dans son entier", s'est emporté l'un de ses
procureurs, tandis qu'une figure de l'Union des historiens n'hésitait
pas à qualifier le rappel du massacre d'un million d'Arméniens en 1915
de "grand mensonge". Le quotidien Hürriyet a traité l'écrivain de
"misérable créature".
Les "Deux minutes de la haine" étaient dans 1984 la manifestation
rituelle d'orthodoxie politique et d'allégeance au gouvernement à
laquelle tout citoyen devait sacrifier. Dès l'apparition sur un télécran
du traître, de celui qui réclamait la liberté, chacun, en une "hideuse
extase", se devait de hurler à la mort. Tel était le mode de
fonctionnement d'une société totalitaire qui avait détruit son passé
pour le remplacer par la Cause nationale obligatoire. Et tous, à de
rares exceptions, communiaient dans cette Cause, où le présent
commandait au passé.
1984 a été considéré, à juste titre, comme le roman exemplaire d'un
monde auquel il était vital d'échapper. La conjoncture l'a longtemps
identifié au seul modèle soviétique. C'est une erreur. L'Etat turc
emprunte bien des traits à cet Etat de fiction. La Turquie officielle
s'est défini de grandes Causes nationales qui demeurent foncièrement
étrangères à toute rationalité démocratique : la négation du génocide
arménien de 1915, la négation de la question kurde, le refus de
reconnaître Chypre.
Ces trois thèmes, qu'à une autre époque on aurait dits constitutifs
d'une idéologie impérialiste, forment le ciment d'un illusoire socle
national.
Pendant que Pamuk était voué aux gémonies, les agences de presse
annonçaient que "la gauche turque", représentée par l'ancien parti
unique kémaliste, était prête à s'associer au gouvernement "pour contrer
la propagande arménienne". De cette convergence est né le projet insensé
d'interpeller la Grande-Bretagne sur la validité du "Livre bleu",
recueil de documents et de témoignages sur l'extermination des
Arméniens, publié en 1916. "Cela fait, la Turquie passera de la position
d'accusée à celle de plaignante", a commenté un député d'Istanbul.
Mieux, le chef du Parti des travailleurs, issu de la mouvance
communiste, a annoncé que son parti avait mené des recherches dans les
archives soviétiques et qu'il y avait trouvé la preuve que "les
allégations selon lesquelles la Turquie aurait perpétré un "génocide"
contre les Arméniens durant la première guerre mondiale ne sont pas vraies".
On se figure ces marxistes-léninistes allant vérifier à Moscou si un
génocide a bien eu lieu en Turquie en 1915... Ces étonnants hérauts des
travailleurs concluent en déposant une gerbe sur le monument dédié à
Talaat Pacha, principal responsable de l'extermination des Arméniens.
Comme dans tous les cas de génocide, des unités spéciales avaient été
constituées pour le meurtre de masse. Ces bandes, appelées "Organisation
spéciale", étaient dirigées notamment par un médecin idéologue du
nettoyage ethnique, le docteur Behaeddine Chakir. Il donnait les ordres
sur le terrain : "Qu'il ne reste plus d'Arméniens !/Egorger les
grands/Choisir les belles/Déporter les autres." Condamné à mort par
contumace en 1920 par un tribunal ottoman, cet exécuteur du génocide
tomba sous les balles d'un justicier arménien en 1922, à Berlin, comme
Talaat Pacha un an plus tôt.
Aujourd'hui, le président du département d'histoire de la médecine et
d'éthique médicale de la faculté d'Istanbul réclame que ses restes
soient ramenés en Turquie, afin qu'honneur leur soit rendu. Imagine-t-on
les responsables de la faculté de médecine de Berlin demander au Brésil
le rapatriement des restes du docteur Mengele, afin de lui rendre
hommage ? Imagine-t-on que le ministère allemand de la culture ouvre un
site Internet comportant une rubrique "assertions juives et vérité" ?
En Turquie, celui du ministère de la culture et du tourisme contient des
pages "assertions arméniennes et vérité". La pathologie négationniste
qui affecte la société turque, en partant du sommet de l'État, prend des
formes inouïes.
Cependant, la science avance à grands pas. Le ministère de
l'environnement et des forêts a découvert avec stupéfaction que certains
animaux sauvages refusaient de se conformer à la Loi nationale et
étaient entrés en dissidence. Ainsi en est-il du renard rouge Vulpes
Vulpes Kurdistanica, du chevreuil Capreolus Capreolus Armenus et du
mouflon Ovis Armeniana. Cette déviation intolérable vient donc d'être
rectifiée. Le renard rouge s'appellera désormais Vulpes Vulpes, cessant
d'être kurde (bien qu'il reste rouge). Le chevreuil transformé en
Capreolus Cuprelus Capreolus et le mouflon en Ovis Orientalis Anatolicus
cesseront d'être arméniens. Les noms anciens, indique le nouveau
ministère de la Vérité naturelle, avaient été choisis par des
scientifiques étrangers dans le but délibéré de "menacer l'intégrité de
l'Etat".
La Ferme des animaux n'est pas démodée. Elle existe. Son septième
commandement, devenu unique, y est strictement appliqué : "Tous les
animaux sont égaux. Mais certains le sont plus que d'autres."
Et l'âne persiste à marcher dans le mauvais sens.
Philippe Videlier est historien chercheur au CNRS.
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0,36-642272,0.html
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