Le Monde, France
12 octobre 2005
Ankara veut réformer ses manuels d'histoire
LE MONDE | 12.10.05 | 12h58 - Mis à jour le 12.10.05 | 12h58
ISTANBUL correspondance
Professeur à l'université Galatasaray d'Istanbul, l'historien Ahmet
Kuyas n'a pas à chercher loin les sources des rigidités turques sur
la question arménienne : "Moi-même, raconte-t-il, pourtant fils de
vieille famille stambouliote éclairée - et, de plus, ex-petit ami
d'une camarade de lycée arménienne - , j'ai dû attendre d'être
étudiant à Paris pour découvrir ce problème... On n'en parlait tout
simplement jamais !" Surtout pas dans les manuels scolaires, qui
souffrent, comme l'ensemble de l'enseignement en Turquie, d'une
approche sclérosée, figée dans le culte de Mustafa Kemal, Atatürk.
Tous les manuels commencent ainsi par une allocution d'Atatürk
prononcée alors que l'Empire ottoman venait d'être amputé : elle met
en garde la jeunesse contre "des malveillants à l'intérieur du pays
et à l'étranger", voire des "traîtres" cherchant à prendre le pouvoir
"par la ruse et la force" pour "dévaster" le pays...
Cette forme de paranoïa, qui n'a pas disparu - des historiens parlent
de "syndrome de Sèvres" , inculque aux Turcs depuis des décennies
qu'ils sont entourés d'ennemis qui en veulent à leurs terres. Ce qui
explique la circulaire du ministre turc de l'éducation rappelant que
c'est "dans le cadre de la lutte contre les allégations sur le
prétendu génocide arménien" que "l'étude des allégations arméniennes,
grecques et syriaques" avait été introduite dans les programmes
scolaires.
C'est-à-dire que les manuels d'histoire, après avoir été silencieux
sur ces points polémiques, en donnent depuis deux ans la seule
version officielle - à savoir, en particulier, que des Arméniens ont
certes été tués sur le sol turc pendant la première guerre mondiale,
mais qu'un nombre plus grand de Turcs ont péri de la main d'Arméniens
alliés aux "dépeceurs" de l'Etat ottoman, qui ne serait aucunement
coupable de "génocide". Toute mise en doute de cette version, est
taboue en Turquie, largement grce à l'ignorance générale, mais aussi
à la faveur des revendications d'une partie des Arméniens qui
veulent, non seulement une "reconnais sance" du génocide, mais aussi
"réparation" et "restitution" de terres.
Ce tabou a cependant commencé à être battu en brèche par les
historiens turcs qui ont réussi, après moult obstacles, à tenir une
conférence sur le sujet en septembre à Istanbul, avec le soutien du
premier ministre Erdogan. "Mais les positions des universitaires
prennent du temps à se frayer un chemin vers les manuels scolaires",
relève le professeur Kuyas, spécialiste d'histoire ottomane, qui
prépare lui-même un manuel pour l'équivalant des classes de première
- sur la période 1839-1939. Un autre, pour les terminales (l'histoire
de 1939 à nos jours) a été publié il y a deux ans, avec l'aide du
Tüsiad, le "Medef" turc. Traduit en grande partie des manuels
d'Hachette - moins les chapitres sur la France remplacés par ceux sur
la Turquie - , il a connu un succès immédiat et fut réimprimé, puis
copié en CD-ROM.
"Les manuels turcs officiels ne consacrent que 10 % à l'histoire
mondiale et tout le reste à l'histoire des Turcs. Nous, nous faisons
le contraire", dit M. Kuyas. Mais cette nouvelle production ne peut
être utilisée par les enseignants qu'à titre de "livres
complémentaires" aux manuels officiels. Et leur succès reste très
largement limité aux lycées d'élite, souvent des établissements
privés - mais pas toujours, le critère étant les enseignants
eux-mêmes, selon qu'ils aient voyagé ou non à l'étranger, connu les
systèmes éducatifs modernes, etc.
"Quasiment tous nos parents d'élèves, enseignants et étudiants sont
d'accord sur le fait que nos enfants méritent mieux que le système
actuel. (...) L'idéologie doit céder la place à la connaissance et à
l'éthique" , a cependant reconnu le ministre turc de l'éducation.
Husseyin Celik a précisé que "l'éducation est un point-clé pour
l'entrée dans l'UE", alors même que l'éducation reste à la discrétion
des Etats membres. Evoquant "l'indispensable révision des programmes
(...) en conformité avec les standards" de ces Etats, il a aussi
annoncé avoir commencé ce travail de révision avec la participation
d'experts européens et en consultant des dizaines d'ONG. Ce qui ne
garantit pas les résultats, mais traduit au minimum la prise de
conscience des changements de taille à opérer.
Sophie Shihab
Article paru dans l'édition du 13.10.05
12 octobre 2005
Ankara veut réformer ses manuels d'histoire
LE MONDE | 12.10.05 | 12h58 - Mis à jour le 12.10.05 | 12h58
ISTANBUL correspondance
Professeur à l'université Galatasaray d'Istanbul, l'historien Ahmet
Kuyas n'a pas à chercher loin les sources des rigidités turques sur
la question arménienne : "Moi-même, raconte-t-il, pourtant fils de
vieille famille stambouliote éclairée - et, de plus, ex-petit ami
d'une camarade de lycée arménienne - , j'ai dû attendre d'être
étudiant à Paris pour découvrir ce problème... On n'en parlait tout
simplement jamais !" Surtout pas dans les manuels scolaires, qui
souffrent, comme l'ensemble de l'enseignement en Turquie, d'une
approche sclérosée, figée dans le culte de Mustafa Kemal, Atatürk.
Tous les manuels commencent ainsi par une allocution d'Atatürk
prononcée alors que l'Empire ottoman venait d'être amputé : elle met
en garde la jeunesse contre "des malveillants à l'intérieur du pays
et à l'étranger", voire des "traîtres" cherchant à prendre le pouvoir
"par la ruse et la force" pour "dévaster" le pays...
Cette forme de paranoïa, qui n'a pas disparu - des historiens parlent
de "syndrome de Sèvres" , inculque aux Turcs depuis des décennies
qu'ils sont entourés d'ennemis qui en veulent à leurs terres. Ce qui
explique la circulaire du ministre turc de l'éducation rappelant que
c'est "dans le cadre de la lutte contre les allégations sur le
prétendu génocide arménien" que "l'étude des allégations arméniennes,
grecques et syriaques" avait été introduite dans les programmes
scolaires.
C'est-à-dire que les manuels d'histoire, après avoir été silencieux
sur ces points polémiques, en donnent depuis deux ans la seule
version officielle - à savoir, en particulier, que des Arméniens ont
certes été tués sur le sol turc pendant la première guerre mondiale,
mais qu'un nombre plus grand de Turcs ont péri de la main d'Arméniens
alliés aux "dépeceurs" de l'Etat ottoman, qui ne serait aucunement
coupable de "génocide". Toute mise en doute de cette version, est
taboue en Turquie, largement grce à l'ignorance générale, mais aussi
à la faveur des revendications d'une partie des Arméniens qui
veulent, non seulement une "reconnais sance" du génocide, mais aussi
"réparation" et "restitution" de terres.
Ce tabou a cependant commencé à être battu en brèche par les
historiens turcs qui ont réussi, après moult obstacles, à tenir une
conférence sur le sujet en septembre à Istanbul, avec le soutien du
premier ministre Erdogan. "Mais les positions des universitaires
prennent du temps à se frayer un chemin vers les manuels scolaires",
relève le professeur Kuyas, spécialiste d'histoire ottomane, qui
prépare lui-même un manuel pour l'équivalant des classes de première
- sur la période 1839-1939. Un autre, pour les terminales (l'histoire
de 1939 à nos jours) a été publié il y a deux ans, avec l'aide du
Tüsiad, le "Medef" turc. Traduit en grande partie des manuels
d'Hachette - moins les chapitres sur la France remplacés par ceux sur
la Turquie - , il a connu un succès immédiat et fut réimprimé, puis
copié en CD-ROM.
"Les manuels turcs officiels ne consacrent que 10 % à l'histoire
mondiale et tout le reste à l'histoire des Turcs. Nous, nous faisons
le contraire", dit M. Kuyas. Mais cette nouvelle production ne peut
être utilisée par les enseignants qu'à titre de "livres
complémentaires" aux manuels officiels. Et leur succès reste très
largement limité aux lycées d'élite, souvent des établissements
privés - mais pas toujours, le critère étant les enseignants
eux-mêmes, selon qu'ils aient voyagé ou non à l'étranger, connu les
systèmes éducatifs modernes, etc.
"Quasiment tous nos parents d'élèves, enseignants et étudiants sont
d'accord sur le fait que nos enfants méritent mieux que le système
actuel. (...) L'idéologie doit céder la place à la connaissance et à
l'éthique" , a cependant reconnu le ministre turc de l'éducation.
Husseyin Celik a précisé que "l'éducation est un point-clé pour
l'entrée dans l'UE", alors même que l'éducation reste à la discrétion
des Etats membres. Evoquant "l'indispensable révision des programmes
(...) en conformité avec les standards" de ces Etats, il a aussi
annoncé avoir commencé ce travail de révision avec la participation
d'experts européens et en consultant des dizaines d'ONG. Ce qui ne
garantit pas les résultats, mais traduit au minimum la prise de
conscience des changements de taille à opérer.
Sophie Shihab
Article paru dans l'édition du 13.10.05