LA JUSTICE TURQUE NE BADINE PAS AVEC LA QUESTION ARMENIENNE
Le Temps, France
8 septembre 2005
TURQUIE. Figure de proue de la litterature turque, le romancier Orhan
Pamuk devra repondre devant un tribunal de ses prises de position
sur le genocide armenien et la question kurde.
De 6 mois a 3 ans de prison. Voila ce qu'encoure l'un des plus
celèbres ecrivains turcs, Orhan Pamuk, pour avoir declare en fevrier
dans les colonnes du Tages-Anzeiger de Zurich: "30 000 Kurdes et
un million d'Armeniens ont ete tues en Turquie. Personne n'ose en
parler, c'est pour cela que les nationalistes me detestent." Cet
homme de 53 ans, dont le dernier roman, Neige, a ete traduit en 22
langues, est poursuivi pour "denigrement publique de l'identite
turque" et comparaîtra devant les juges le 16 decembre prochain.
Cette declaration, concernant deux des sujets les plus sensibles de
Turquie, a savoir la guerre qui a oppose l'armee aux militants kurdes
du PKK entre 1984 et 1999 et le genocide armenien qui a fait plus
d'un million de morts entre 1915 et 1916, a souleve le courroux des
nationalistes, particulièrement sensibles en cette annee de celebration
du 90e anniversaire du genocide. Le sous-prefet de la region d'Isparta,
dans le sud-ouest du pays, etait meme alle jusqu'a demander la
destruction des oeuvres de Pamuk. Ironie du sort, aucune bibliothèque
de la ville n'en possède. Depuis, sans surprise, l'ecrivain se terre,
fuyant la presse et ses embetements, mais reste actif. Il a notamment
signe cet ete un appel demandant au PKK de deposer les armes.
Si d'autres intellectuels et journalistes turcs avant lui ont ose
braver la rhetorique officielle, les declarations d'Orhan Pamuk
prouvent une nouvelle fois l'intransigeance des autorites sur ce
dossier. Si l'on s'en tient aux declarations d'Ankara, les Armeniens
de l'Empire ottoman ont certes ete victimes de massacres mais en aucun
cas de genocide. La Turquie recuse l'idee que l'Empire ait organise de
manière systematique l'extermination de ce groupe. Des deportations ont
certes eu lieu mais dans le contexte de la Première Guerre mondiale. De
genocide point. Au contraire, l'Etat evoque les dizaines de milliers
de Turcs tues par des Armeniens a la meme epoque. La thèse officielle
a donc peu evolue et se voit meme protegee par le nouveau code penal,
entre en vigueur en juin dernier, qui sanctionne toute atteinte a
l'interet superieur de la nation.
Les relations entre Ankara et Berne ont elles aussi pâti de ce dossier
après qu'un politicien turc, Dogu Perincek, eut publiquement nie
l'existence du genocide armenien lors d'une conference a Winterthur en
juillet. Les poursuites entamees contre lui ont souleve l'indignation
d'Ankara, et la visite du conseiller federal Joseph Deiss, prevue
en septembre, a ete reportee sine die. Par ailleurs cette semaine,
le president de l'assemblee nationale turque a envoye une lettre
a seize de ses confrères, dont le president du conseil national
suisse. Courrier dans laquelle il juge "inacceptable que l'histoire
soit utilisee a des fins politiques avec l'intention de porter
prejudice a la Turquie".
La position de l'Armenie donne par ailleurs du grain a moudre a
Ankara. Erevan a mis un terme en decembre, de manière prematuree, a un
cycle de reunions entre historiens des deux pays. Les nationalistes
turcs y voient la preuve qu'Erevan refuse de dialoguer et repètent
que les archives de l'Empire ottoman sont ouvertes, contrairement a
celles de leurs voisins.
Mais le sommet de l'absurde entre les deux pays a ete atteint au
mois d'août avec l'arrestation et le procès en Armenie d'un historien
turc accuse de contrebande de livres d'histoire. Yektan Turkyilmaz,
l'un des rares Turcs a soutenir la thèse du genocide, a recu le
soutien inattendu du gouvernement d'Ankara, soucieux de montrer
l'intransigeance d'Erevan.
Au-dela de ces querelles d'historiens, les choses evoluent toutefois
en Turquie. Le monde universitaire et la communaute armenienne le
reconnaissent: l'atmosphère a change dans ce pays où, il y a encore
trois ans, il etait difficile de discuter en public de cette question
taboue. Aujourd'hui, les journaux ne cessent d'en debattre meme
si a l'image d'Orhan Pamuk, ils se mettent en danger. De son côte,
l'identite armenienne refait surface, avec la parution de romans et
la multiplication d'expositions. Des signes de craquèlement encore
fragiles mais reels. Une conference sur "les Armeniens lors du
declin de l'Empire ottoman" aura meme lieu du 23 au 25 septembre a
l'Universite du Bosphore d'Istanbul, en presence d'historiens turcs
et etrangers soutenant la thèse du genocide. Cette conference, prevue
pour le mois de mai, avait ete reportee au dernier moment après des
accusations de traîtrise lancees par le ministre de la Justice. Mais
il semble que cette fois, a quelques jours de l'ouverture probable
des negociations avec l'Union europeenne, le 3 octobre, la Turquie
ne puisse renouveler ce geste. Au contraire, le ministre des Affaires
etrangères, Abdullah Gul, a prevu d'assister a cette conference d'ors
et deja controversee.
Encadre: Ankara contraint d'ouvrir ses ports et aeroports aux
Chypriotes?
Par Delphine Nerbollier
Le ministre turc des Affaires etrangères assurait la semaine dernière
que rien ne peut contraindre son pays a ouvrir, dans un avenir proche,
ses ports et aeroports a la Republique de Chypre, avec qui la Turquie
est en conflit depuis 31 ans. "Ports et aeroports appartiennent
au secteur des services, a declare M. Gul. Leur (ouverture) n'est
attendue que pour les membres a part entière de l'UE." En attendant,
la Turquie se dit prete a assurer la libre circulation des biens
entre etats partenaires, comme l'exige le Protocole d'Ankara signe le
29 juillet dernier et qui etend l'accord d'union douanière aux dix
nouveaux etats membres dont Chypre. Rien de plus. Les representants
de l'UE jugent cet argument "techniquement valable" mais estiment que
"les restrictions actuelles de la Turquie sur les transports genent la
libre circulation des biens entre pays concernes, vont a l'encontre de
l'Union douanière et doivent donc etre levees". La Cour europeenne de
justice a de son côte deja statue sur ce genre de dossier, toujours en
faveur de l'UE. Ankara pourrait donc etre contrainte a ouvrir ports
et aeroports rapidement... et non pas d'ici son adhesion comme elle
le clame aujourd'hui.
--Boundary_(ID_EYDDySNHGZpJBuvn43KCXg)--
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
Le Temps, France
8 septembre 2005
TURQUIE. Figure de proue de la litterature turque, le romancier Orhan
Pamuk devra repondre devant un tribunal de ses prises de position
sur le genocide armenien et la question kurde.
De 6 mois a 3 ans de prison. Voila ce qu'encoure l'un des plus
celèbres ecrivains turcs, Orhan Pamuk, pour avoir declare en fevrier
dans les colonnes du Tages-Anzeiger de Zurich: "30 000 Kurdes et
un million d'Armeniens ont ete tues en Turquie. Personne n'ose en
parler, c'est pour cela que les nationalistes me detestent." Cet
homme de 53 ans, dont le dernier roman, Neige, a ete traduit en 22
langues, est poursuivi pour "denigrement publique de l'identite
turque" et comparaîtra devant les juges le 16 decembre prochain.
Cette declaration, concernant deux des sujets les plus sensibles de
Turquie, a savoir la guerre qui a oppose l'armee aux militants kurdes
du PKK entre 1984 et 1999 et le genocide armenien qui a fait plus
d'un million de morts entre 1915 et 1916, a souleve le courroux des
nationalistes, particulièrement sensibles en cette annee de celebration
du 90e anniversaire du genocide. Le sous-prefet de la region d'Isparta,
dans le sud-ouest du pays, etait meme alle jusqu'a demander la
destruction des oeuvres de Pamuk. Ironie du sort, aucune bibliothèque
de la ville n'en possède. Depuis, sans surprise, l'ecrivain se terre,
fuyant la presse et ses embetements, mais reste actif. Il a notamment
signe cet ete un appel demandant au PKK de deposer les armes.
Si d'autres intellectuels et journalistes turcs avant lui ont ose
braver la rhetorique officielle, les declarations d'Orhan Pamuk
prouvent une nouvelle fois l'intransigeance des autorites sur ce
dossier. Si l'on s'en tient aux declarations d'Ankara, les Armeniens
de l'Empire ottoman ont certes ete victimes de massacres mais en aucun
cas de genocide. La Turquie recuse l'idee que l'Empire ait organise de
manière systematique l'extermination de ce groupe. Des deportations ont
certes eu lieu mais dans le contexte de la Première Guerre mondiale. De
genocide point. Au contraire, l'Etat evoque les dizaines de milliers
de Turcs tues par des Armeniens a la meme epoque. La thèse officielle
a donc peu evolue et se voit meme protegee par le nouveau code penal,
entre en vigueur en juin dernier, qui sanctionne toute atteinte a
l'interet superieur de la nation.
Les relations entre Ankara et Berne ont elles aussi pâti de ce dossier
après qu'un politicien turc, Dogu Perincek, eut publiquement nie
l'existence du genocide armenien lors d'une conference a Winterthur en
juillet. Les poursuites entamees contre lui ont souleve l'indignation
d'Ankara, et la visite du conseiller federal Joseph Deiss, prevue
en septembre, a ete reportee sine die. Par ailleurs cette semaine,
le president de l'assemblee nationale turque a envoye une lettre
a seize de ses confrères, dont le president du conseil national
suisse. Courrier dans laquelle il juge "inacceptable que l'histoire
soit utilisee a des fins politiques avec l'intention de porter
prejudice a la Turquie".
La position de l'Armenie donne par ailleurs du grain a moudre a
Ankara. Erevan a mis un terme en decembre, de manière prematuree, a un
cycle de reunions entre historiens des deux pays. Les nationalistes
turcs y voient la preuve qu'Erevan refuse de dialoguer et repètent
que les archives de l'Empire ottoman sont ouvertes, contrairement a
celles de leurs voisins.
Mais le sommet de l'absurde entre les deux pays a ete atteint au
mois d'août avec l'arrestation et le procès en Armenie d'un historien
turc accuse de contrebande de livres d'histoire. Yektan Turkyilmaz,
l'un des rares Turcs a soutenir la thèse du genocide, a recu le
soutien inattendu du gouvernement d'Ankara, soucieux de montrer
l'intransigeance d'Erevan.
Au-dela de ces querelles d'historiens, les choses evoluent toutefois
en Turquie. Le monde universitaire et la communaute armenienne le
reconnaissent: l'atmosphère a change dans ce pays où, il y a encore
trois ans, il etait difficile de discuter en public de cette question
taboue. Aujourd'hui, les journaux ne cessent d'en debattre meme
si a l'image d'Orhan Pamuk, ils se mettent en danger. De son côte,
l'identite armenienne refait surface, avec la parution de romans et
la multiplication d'expositions. Des signes de craquèlement encore
fragiles mais reels. Une conference sur "les Armeniens lors du
declin de l'Empire ottoman" aura meme lieu du 23 au 25 septembre a
l'Universite du Bosphore d'Istanbul, en presence d'historiens turcs
et etrangers soutenant la thèse du genocide. Cette conference, prevue
pour le mois de mai, avait ete reportee au dernier moment après des
accusations de traîtrise lancees par le ministre de la Justice. Mais
il semble que cette fois, a quelques jours de l'ouverture probable
des negociations avec l'Union europeenne, le 3 octobre, la Turquie
ne puisse renouveler ce geste. Au contraire, le ministre des Affaires
etrangères, Abdullah Gul, a prevu d'assister a cette conference d'ors
et deja controversee.
Encadre: Ankara contraint d'ouvrir ses ports et aeroports aux
Chypriotes?
Par Delphine Nerbollier
Le ministre turc des Affaires etrangères assurait la semaine dernière
que rien ne peut contraindre son pays a ouvrir, dans un avenir proche,
ses ports et aeroports a la Republique de Chypre, avec qui la Turquie
est en conflit depuis 31 ans. "Ports et aeroports appartiennent
au secteur des services, a declare M. Gul. Leur (ouverture) n'est
attendue que pour les membres a part entière de l'UE." En attendant,
la Turquie se dit prete a assurer la libre circulation des biens
entre etats partenaires, comme l'exige le Protocole d'Ankara signe le
29 juillet dernier et qui etend l'accord d'union douanière aux dix
nouveaux etats membres dont Chypre. Rien de plus. Les representants
de l'UE jugent cet argument "techniquement valable" mais estiment que
"les restrictions actuelles de la Turquie sur les transports genent la
libre circulation des biens entre pays concernes, vont a l'encontre de
l'Union douanière et doivent donc etre levees". La Cour europeenne de
justice a de son côte deja statue sur ce genre de dossier, toujours en
faveur de l'UE. Ankara pourrait donc etre contrainte a ouvrir ports
et aeroports rapidement... et non pas d'ici son adhesion comme elle
le clame aujourd'hui.
--Boundary_(ID_EYDDySNHGZpJBuvn43KCXg)--
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress