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Memoire D'Une Tragedie Turque Refoulee

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    MEMOIRE D'UNE TRAGEDIE TURQUE REFOULEE

    Le Temps, France
    22 septembre 2005

    Dans la nuit du 6 au 7 septembre 1955, les communautes grecques juives
    et armeniennes furent victimes de pogroms. Une exposition leur est
    consacree pour la première fois depuis cinquante ans.

    Grecs et Turcs les appellent les "evenements de septembre". Des
    pogroms qui en quelques heures ont creuse un peu plus le fosse entre
    les differentes communautes vivant dans la jeune republique turque.
    Les attaques menees il y a tout juste cinquante ans, durant cette
    nuit du 6 au 7 septembre, visaient initialement les "Rums", terme
    employe pour designer les Grecs du pays. Mais la folie collective
    a rapidement englobe les autres minorites chretiennes, juives et
    armeniennes, installees depuis des annees a Istanbul et a Izmir.

    Une bombe chez Ataturk

    Digas Hagisavas se souvient dans les details de cette nuit. Il avait
    16 ans et, ce soir-la, il jouait aux cartes avec des amis dans la
    maison familiale de Bebek, un quartier huppe d'Istanbul, situe au
    bord du Bosphore. L'ambiance etait tendue. Ils venaient d'apprendre
    qu'une bombe avait explose quelques heures plus tôt dans la maison
    natale d'Ataturk, le père de la nation, a Thessalonique, en Grèce.
    L'information venait de faire le tour de la ville, relayee par la
    radio d'Etat et par le journal

    Istanbul Ekspres qui s'etait empresse de sortir une edition speciale
    pour l'occasion. "Nous sentions depuis le debut de l'après-midi que
    quelque chose se tramait, raconte ce Turc d'origine grecque, acteur a
    ses heures. Des voisins nous avaient conseille de fermer les rideaux
    de la maison. Soudain, j'ai entendu le bruit d'une foule approcher, le
    bruit des pas resonner sur les paves, puis une clameur. En regardant
    par la fenetre, j'ai apercu des hommes dans des camions et des bus,
    qui une fois descendus, se sont mis a saccager les maisons de nos
    voisins, Grecs comme nous. Heureusement la nôtre a ete epargnee car
    personne n'y avait place de signe distinctif. A un certain moment,
    j'ai toutefois apercu un homme bossu qui designait notre maison. J'ai
    cru que notre sort etait joue, j'ai saisi le pistolet automatique de
    mes parents et prie pour que tout s'arrete. Mais je n'ai finalement
    pas eu a m'en servir car la foule s'est retiree." Epargne donc, et
    sain et sauf. Mais Digas Hagisavas garde de cette nuit des souvenirs
    violents. "J'en reve souvent. Je redoutais que l'on viole ma mère comme
    ce fut le cas pour de nombreuses femmes. Je revois aussi un voisin
    parmi cette foule d'inconnus amassee devant la maison. Il ressemblait
    a Superman, avec un drapeau turc, rouge, noue autour du cou."

    Les commercants vises

    Ce meme jour, Dimitri Frangopoulos se trouvait lui a Izmir, ville
    situee au bord de la mer Egee, où le pavillon grec de l'exposition
    internationale fut entièrement detruit. Age de 27 ans, ce jeune homme
    effectuait son service militaire et se souvient de l'angoisse qui l'a
    envahi lorsqu'il a entendu parle des pogroms anti-Grecs d'Istanbul.
    "J'ai appris la nouvelle le matin du 7 septembre. J'etais en securite
    au sein de la caserne et n'ai eu aucun problème. Mais je me rappelle
    avoir appele sans repit mes parents qui habitaient a Buyukada (l'une
    des îles situees au large d'Istanbul, ndlr). Heureusement, ils ont ete
    epargnes car ils n'etaient pas assez riches, mon père tenait un petit
    magasin de fruits et legumes. Meme si je n'ai pas ete touche dans ma
    chair, croyez-moi, il n'y a rien de pire et de plus douloureux que
    de voir ses voisins et frères se faire tuer".

    Responsables identifies

    L'exposition de photographies organisee depuis la semaine dernière
    par la galerie Karsi Sanat Calismalari d'Istanbul a l'occasion du
    50e anniversaire de ces evenements a ravive les souvenirs de ces
    deux hommes. Les cliches noir et blanc distillent les preuves de
    la folie collective qui a envahi Istanbul a cette epoque. On y
    distingue ainsi les visages des responsables, des hommes pour la
    plupart d'origine modeste, venus d'Anatolie, reunis a Taksim, la place
    principale de la ville, brandissant des drapeaux d'Ataturk. Armes de
    planches et de pierres, ils detruisent les devantures de magasins,
    s'acharnent sur des meubles, mettent a bas une statue grecque dans
    le hall d'un des principaux lycees grecs d'Istanbul. En neuf heures,
    plus de 4000 boutiques, 1000 ateliers, 2000 maisons et appartements,
    110 restaurants, 73 eglises, 27 pharmacies, 21 usines, 26 ecoles, 12
    hôtels, 11 cliniques et deux cimetières auraient ete saccages. Sans
    oublier les morts, au nombre encore incertain, oscillant entre
    11 et 15. "Le lendemain de ces emeutes, l'avenue d'Istiklal etait
    totalement jonchee de dechets organiques, de biens de tout genre,
    de meubles detruits, se souvient Digas Hagisavas. On ne pouvait plus
    distinguer les paves. La nation turque a perdu cette nuit-la une
    richesse irremplacable".

    Exposition très mediatisee

    A la surprise generale, cette exposition, la première abordant ces
    evenements en Turquie, a beneficie d'une couverture mediatique sans
    precedent. Des pages entières lui ont ete consacrees dans les journaux
    tandis que plusieurs chaînes de television ont organise des debats
    sur cette periode de l'histoire encore taboue. Jusqu'a present, seuls
    les 2000 Grecs vivant encore en Turquie la connaissaient vraiment,
    tout comme leurs compatriotes de Grèce qui ont realise de nombreuses
    recherches sur le sujet. Les Turcs, eux, preferaient fermer les yeux
    "meme si ceux qui voulaient savoir ont toujours eu la possibilite
    de le faire", consent Alexandre Toumarkine de l'Institut francais
    d'etudes anatoliennes.

    Ismet Berkan, chroniqueur au sein du journal de gauche Radikal
    rappelait la semaine dernière l'importance de ces evenements, symbole
    "du plan de turquification" entame avec la chute de l'Empire ottoman.
    Sur près de 130 000 Grecs vivant en Turquie, 50 000 auraient quitte
    le pays a la suite de ces pogroms. Aujourd'hui, la communaute n'est
    plus que l'ombre d'elle-meme, ravagee par les crises chypriotes de
    1964 et 1974. La famille de Digas Hagisavas decida, elle, de rester
    "pour s'occuper des tombes des proches". Celle de Dimitri Frangopoulos
    n'imagina meme pas fuir ce pays qui les avait pourtant mis au ban de
    la societe. "Partir? Mais pour aller où? Et avec quel argent? Ceci
    est mon pays, pourquoi le quitter?" s'emporte encore aujourd'hui
    cet homme qui fut pendant trente-cinq ans le directeur de l'une des
    principales ecoles grecques d'Istanbul. "Nous connaissions deja la
    discrimination depuis la creation en 1942 d'un impôt sur la fortune
    visant les minorites chretiennes. Mais il est vrai que ces evenements
    de septembre ont aggrave la situation. Etre Rum est devenu beaucoup
    plus difficile", ajoute-t-il.

    La verite eclate enfin

    Cinquante ans après les faits, le caractère organise de ces pogroms
    ne fait plus aucun doute. "Ces evenements ont ete planifies par
    le gouvernement de l'epoque", peut-on lire dans la brochure de
    l'exposition qui pointe notamment du doigt l'association ultra-
    nationaliste "Chypre est turque", "guidee par l'Etat, par les services
    secrets et par le Parti democrate". A l'epoque, le gouvernement rejeta
    la faute sur les communistes, fit arreter plus de 5000 personnes et
    musela la presse. Ce n'est qu'en 1960, avec le coup d'etat militaire
    que les veritables responsables furent confondus. Lors du procès en
    1961 du premier ministre Adnan Menderes et de deux de ses ministres,
    on apprit que la bombe placee dans la maison d'Ataturk a Thessalonique
    avait ete deposee par un Turc, Oktay Engin, sur ordres des services
    secrets, dans le but de fragiliser la Grèce dans la crise chypriote
    de l'epoque.

    Les revelations d'un juge

    "Cette exposition est le fruit de la mauvaise conscience d'un juge,
    Fahri Coker" explique Dilek Guven, une jeune historienne turque. Cet
    homme, qui avait condamne en 1938 le celèbre poète turc Nazim Hikmet a
    28 annees de prison pour activites communistes, fut en effet charge
    de l'enquete sur les evenements des 6 et 7 septembre 1955. Mais
    ne pouvant mener les veritables responsables devant la justice, il
    decida de rassembler les preuves dont il disposait et les confia a la
    Fondation d'histoire, a qui il demanda de les exposer après sa mort.
    "Fahri Coker voulait contribuer a clarifier l'histoire de son pays",
    confie Dilek Guven auteur de la première thèse turque sur le sujet
    qu'elle a achevee en juin, a l'Universite de Bochum en Allemagne.
    "L'Allemagne etait l'endroit ideal pour effectuer cette recherche car
    c'est un pays qui a appris a regarder son passe. La Turquie, elle,
    commence a peine son travail de memoire. D'où l'importance de cette
    exposition qui permettra peut-etre de lever le voile sur d'autres
    tabous de l'histoire turque."

    Une plaie rouverte

    Preuve de la sensibilite encore actuelle autour de ces evenements,
    plusieurs manifestations ont eu lieu depuis l'ouverture de cette
    exposition. Le soir meme de l'inauguration, des membres d'un groupe
    ultranationaliste appele "foyers idealistes" ont jete des oeufs et
    arrache les photos, denoncant une exposition "qui detruit l'unite de
    la Turquie", aux cris de "La Turquie est turque, soit tu l'aimes soit
    tu pars".

    "Ce genre d'incidents etait previsible, relativise Cengiz Aktar,
    directeur du Centre de recherche de l'Universite de Bahcesehir. Mais
    l'essentiel est que cette exposition existe car la societe turque
    veut savoir ce qu'on lui a cache pendant des annees. Le sujet reste
    sensible mais je sais que l'on va avancer." Le journal Radikal,
    de son côte, a tire la sonnette d'alarme après ces provocations,
    en titrant: "Cinquante ans après, la meme mentalite" tandis que
    l'Association d'art plastique internationale, qui regroupe plus d'un
    millier d'artistes turcs, lancait un appel a la vigilance face a
    des actes qu'elle qualifie de "terrorisme". Le proprietaire de la
    galerie, peintre et activiste politique, admet par ailleurs avoir
    ete confronte a des difficultes lors de l'organisation de cette
    exposition. "Le climat actuel est très tendu en Turquie, reconnaît
    Feyyaz Yaman. Entre les tractations avec l'Union europeenne, les
    tensions avec les Kurdes dans l'est du pays, la position de la France
    sur la reconnaissance de Chypre, les groupes nationalistes tentent
    de sauver la face. Or les photos que nous exposons les placent
    face a leurs responsabilites. Ils sont confrontes a leur propre
    passe et montres du doigt." Cette galerie, dont le nom signifie
    "contre" ("karsi" en turc) est habituee a ce genre de reactions
    ultranationalistes. Elle avait deja fait parler d'elle en janvier
    dernier en organisant une exposition de cartes postales sur les
    Armeniens de l'Empire ottoman il y a un siècle, c'est-a-dire avant
    le genocide de 1915. Un sujet hautement tabou dans ce pays.

    Toujours pas de pardon

    Le journaliste turc d'origine armenienne, Hrant Dink, se demandait
    lui, la semaine dernière, dans les colonnes du journal Birgun pourquoi
    l'Etat restait silencieux sur ces evenements. "Puisque nous vivons le
    50e anniversaire de cette tragedie, je me dis que l'opinion publique
    et pourquoi pas l'Etat ou le gouvernement pourraient prendre une
    initiative democratique et humaine, ecrit-il. Ne serait-ce pas un geste
    noble si notre respectable president de la republique ou le premier
    ministre publiaient a cette occasion un communique pour exprimer
    leurs regrets? Pour montrer au monde entier que la Turquie est un pays
    capable de reconnaître l'injustice d'un desastre commis dans le passe
    et demander pardon?" Pour l'instant, cet appel n'a pas ete entendu.

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