LES JUGES TURCS REFUSENT LE DEBAT SUR LE GENOCIDE ARMENIEN
Istanbul : Marie-Michèle Martinet
Le Figaro, France
24 septembre 2005
TURQUIE A quelques jours de l'ouverture des negociations d'adhesion
A quelques jours de l'ouverture des negociations d'adhesion entre
l'Union europeenne et Ankara, Jacques Chirac s'est dit satisfait
de la reponse apportee par les Vingt-Cinq a la Turquie après son
refus de reconnaître Chypre. " La contre-declaration de l'Union
europeenne repond aux preoccupations francaises ", a affirme le
president francais.
Le genocide armenien reste decidement un sujet tabou en Turquie. Pour
la deuxième fois en moins de six mois, une conference organisee
conjointement, a ce sujet, par deux prestigieuses universites
stambouliotes, vient d'etre suspendue par la justice turque. Cette
decision, prise a la veille de l'ouverture des negociations d'adhesion
europeenne de la Turquie prevue le 3 octobre, suscite de nouvelles
interrogations sur la capacite d'Ankara a s'engager dans un veritable
processus democratique. A l'occasion du 90 e anniversaire du genocide
armenien celebre en avril dernier, les universitaires turcs avaient
cru possible d'ouvrir enfin le debat, en Turquie.
L'idee etait simple : inviter une soixantaine d'intellectuels
critiques a exposer leur analyse sur les massacres de 1915, dont
Ankara se refuse toujours a admettre le caractère genocidaire.
Programmee pour le 25 mai, la conference fut suspendue a la dernière
minute, sous l'impulsion du ministre de la Justice, Cemil Cicek,
qui declarait alors qu'un tel debat ne pouvait avoir lieu car
il constituait une offense a la nation, un "coup de poignard dans
le dos du peuple turc". Quelques mois plus tard, le meme scenario
vient de se reproduire : a la suite d'une plainte deposee par des
juristes, le tribunal administratif d'Istanbul a annonce jeudi soir
la suspension d'une conference dont l'ouverture etait prevue pour le
lendemain matin. "Nous regrettons vivement cette nouvelle tentative
d'empecher la societe turque d'avoir un debat sur son histoire.
Nous considerons egalement que le timing de cette decision, un
jour seulement avant la date prevue de la conference, ressemble
a une nouvelle provocation", a declare hier la porte-parole du
commissaire europeen a l'Elargissement, Olli Rehn. Krisztina Nagy
evoque egalement les "difficultes de la Turquie, et en particulier de
son système judiciaire, a assurer une application reelle et constante
des reformes". On peut s'interroger sur les intentions reelles de
ceux qui, en prononcant cette interdiction a quelques jours de la
date cruciale du 3 octobre, compliquent indiscutablement la tâche
des diplomates turcs, deja embarrasses par la delicate question de la
reconnaissance de Chypre. Veulent-ils purement et simplement saboter
le dialogue difficilement engage entre la Turquie et l'Europe ? Le
premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, dont l'avenir politique
reste très lie au succès des negociations, a condamne la decision des
juges : "La cour a jete une ombre sur le processus de democratisation
et sur les libertes dans mon pays", a-t-il declare, en s'interrogeant
au passage sur les competences du tribunal. En decembre prochain,
le romancier turc Orhan Pamuk, dont les livres sont publies en France
par Gallimard, sera juge pour avoir affirme, dans un journal suisse,
qu' "un million d'Armeniens et trente mille Kurdes ont ete tues
en Turquie". Ces propos, consideres comme une insulte a l'identite
turque, peuvent lui valoir une peine de six a neuf mois de prison,
conformement au nouveau Code penal. Le Parlement europeen a deja
fait savoir qu'il designerait des observateurs pour s'assurer du
bon deroulement de ce procès, ce qui exaspère de nombreux Turcs qui
voient dans cette demarche une volonte d'ingerence de l'Europe :
"Arretez de faire d'Orhan Pamuk un faux heros !" s'insurge Bedri
Baykam, qui dirige le très kemaliste Mouvement patriotrique,
proche du principal parti d'opposition CHP. Cet agitateur politique
precise cependant qu'il n'approuve pas l'interdiction prononcee par
la justice turque parce qu'elle "va faire du tort a la Turquie en
flattant ses ennemis". Pour cette raison, "il aurait fallu qu'un vrai
debat democratique s'engage..." , regrette-t-il, en deplorant dans
le meme temps que les historiens defenseurs de la version officielle
turque n'aient pas ete invites a la conference d'Istanbul. Soucieux
des consequences de cette nouvelle crise armenienne qui ravive les
crispations nationalistes dans le pays, Hrant Dink, le redacteur
en chef du journal bilingue Agos, publie en turc et en armenien,
s'efforce de calmer le jeu : "Il n'y a rien a dire pour le moment,
a-t-il prudemment declare. Il faut surtout garder son calme et
reflechir a ce qui vient de se passer." Jusqu'a present, la communaute
armenienne de Turquie s'est declaree favorable a l'adhesion a l'Europe,
sachant qu'un tel ancrage serait la meilleure protection pour l'avenir
des minorites dans le pays.
--Boundary_(ID_2+V5W8mKCqieomUr3k9RFQ)--
Istanbul : Marie-Michèle Martinet
Le Figaro, France
24 septembre 2005
TURQUIE A quelques jours de l'ouverture des negociations d'adhesion
A quelques jours de l'ouverture des negociations d'adhesion entre
l'Union europeenne et Ankara, Jacques Chirac s'est dit satisfait
de la reponse apportee par les Vingt-Cinq a la Turquie après son
refus de reconnaître Chypre. " La contre-declaration de l'Union
europeenne repond aux preoccupations francaises ", a affirme le
president francais.
Le genocide armenien reste decidement un sujet tabou en Turquie. Pour
la deuxième fois en moins de six mois, une conference organisee
conjointement, a ce sujet, par deux prestigieuses universites
stambouliotes, vient d'etre suspendue par la justice turque. Cette
decision, prise a la veille de l'ouverture des negociations d'adhesion
europeenne de la Turquie prevue le 3 octobre, suscite de nouvelles
interrogations sur la capacite d'Ankara a s'engager dans un veritable
processus democratique. A l'occasion du 90 e anniversaire du genocide
armenien celebre en avril dernier, les universitaires turcs avaient
cru possible d'ouvrir enfin le debat, en Turquie.
L'idee etait simple : inviter une soixantaine d'intellectuels
critiques a exposer leur analyse sur les massacres de 1915, dont
Ankara se refuse toujours a admettre le caractère genocidaire.
Programmee pour le 25 mai, la conference fut suspendue a la dernière
minute, sous l'impulsion du ministre de la Justice, Cemil Cicek,
qui declarait alors qu'un tel debat ne pouvait avoir lieu car
il constituait une offense a la nation, un "coup de poignard dans
le dos du peuple turc". Quelques mois plus tard, le meme scenario
vient de se reproduire : a la suite d'une plainte deposee par des
juristes, le tribunal administratif d'Istanbul a annonce jeudi soir
la suspension d'une conference dont l'ouverture etait prevue pour le
lendemain matin. "Nous regrettons vivement cette nouvelle tentative
d'empecher la societe turque d'avoir un debat sur son histoire.
Nous considerons egalement que le timing de cette decision, un
jour seulement avant la date prevue de la conference, ressemble
a une nouvelle provocation", a declare hier la porte-parole du
commissaire europeen a l'Elargissement, Olli Rehn. Krisztina Nagy
evoque egalement les "difficultes de la Turquie, et en particulier de
son système judiciaire, a assurer une application reelle et constante
des reformes". On peut s'interroger sur les intentions reelles de
ceux qui, en prononcant cette interdiction a quelques jours de la
date cruciale du 3 octobre, compliquent indiscutablement la tâche
des diplomates turcs, deja embarrasses par la delicate question de la
reconnaissance de Chypre. Veulent-ils purement et simplement saboter
le dialogue difficilement engage entre la Turquie et l'Europe ? Le
premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, dont l'avenir politique
reste très lie au succès des negociations, a condamne la decision des
juges : "La cour a jete une ombre sur le processus de democratisation
et sur les libertes dans mon pays", a-t-il declare, en s'interrogeant
au passage sur les competences du tribunal. En decembre prochain,
le romancier turc Orhan Pamuk, dont les livres sont publies en France
par Gallimard, sera juge pour avoir affirme, dans un journal suisse,
qu' "un million d'Armeniens et trente mille Kurdes ont ete tues
en Turquie". Ces propos, consideres comme une insulte a l'identite
turque, peuvent lui valoir une peine de six a neuf mois de prison,
conformement au nouveau Code penal. Le Parlement europeen a deja
fait savoir qu'il designerait des observateurs pour s'assurer du
bon deroulement de ce procès, ce qui exaspère de nombreux Turcs qui
voient dans cette demarche une volonte d'ingerence de l'Europe :
"Arretez de faire d'Orhan Pamuk un faux heros !" s'insurge Bedri
Baykam, qui dirige le très kemaliste Mouvement patriotrique,
proche du principal parti d'opposition CHP. Cet agitateur politique
precise cependant qu'il n'approuve pas l'interdiction prononcee par
la justice turque parce qu'elle "va faire du tort a la Turquie en
flattant ses ennemis". Pour cette raison, "il aurait fallu qu'un vrai
debat democratique s'engage..." , regrette-t-il, en deplorant dans
le meme temps que les historiens defenseurs de la version officielle
turque n'aient pas ete invites a la conference d'Istanbul. Soucieux
des consequences de cette nouvelle crise armenienne qui ravive les
crispations nationalistes dans le pays, Hrant Dink, le redacteur
en chef du journal bilingue Agos, publie en turc et en armenien,
s'efforce de calmer le jeu : "Il n'y a rien a dire pour le moment,
a-t-il prudemment declare. Il faut surtout garder son calme et
reflechir a ce qui vient de se passer." Jusqu'a present, la communaute
armenienne de Turquie s'est declaree favorable a l'adhesion a l'Europe,
sachant qu'un tel ancrage serait la meilleure protection pour l'avenir
des minorites dans le pays.
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