LES NEGOCIATIONS ENTRE L'UNION EUROPEENNE ET LA TURQUIE SONT-ELLES UN JEU DE DUPES ?
L'analyse d'Alexandrine Bouilhet
Le Figaro, France
24 juin 2006
Les negociations entre l'Union europeenne et la Turquie ont franchi une
etape decisive, la semaine dernière, a Luxembourg. Les deux parties
contractantes ont clos le premier chapitre - consacre a la science
et a la recherche - des negociations d'adhesion.
Techniquement, le pas est insignifiant. Ce domaine comporte très
peu d'"acquis communautaire", c'est-a-dire peu de lois europeennes
a transposer dans le droit national turc.
La Turquie participe deja aux programmes scientifiques communs, comme
Euratom ou Eureka ; elle peut deja utiliser les fonds de Bruxelles
alloues a ces projets. Son merite en la matière est donc reduit.
"C'est comme si on faisait passer un examen d'anglais a quelqu'un
de parfaitement bilingue", resume-t-on a Bruxelles. Lors du Conseil
europeen, Jacques Chirac a minimise l'evenement. "On a ouvert un
chapitre, d'accord, mais les negociations pourront toujours etre
remises en question si la Turquie ne remplit pas ses obligations...",
a-t-il commente. N'en deplaise aux turco-sceptiques, la Turquie
a marque un point important sur le plan legal et politique. L'UE
est avant tout une communaute de droit. Après neuf mois passes dans
l'antichambre, la Turquie peut se targuer d'etre entree dans le vif du
sujet communautaire. A Luxembourg, elle a mis ses pions sur la première
case du vaste jeu de l'oie europeen, qui compte 35 cases ou chapitres,
correspondant aux 80 000 pages de legislation. A la fin du jeu, quand
toutes les cases sont remplies, le pays candidat entre, en principe,
dans l'UE. Pour la Turquie, qui n'a jamais ete consideree comme un
candidat comme un autre, s'agit-il de veritables negociations ou d'un
jeu de dupes ? A Bruxelles comme a Ankara, rares sont ceux qui ne se
posent pas la question, au moins en silence.
D'autant que le fin mot de l'adhesion turque reviendra, on le
sait, aux Francais, appeles a approuver, par referendum, tous les
futurs elargissements de l'Union, a l'exception de la Bulgarie,
de la Roumanie et de la Croatie. Le premier test pour la Turquie,
comme pour l'Europe, sur le serieux des negociations, interviendra
a l'automne quand seront examines les chapitres "marche interieur"
ou "transports", qui exigent la libre circulation des biens et des
personnes. Si Ankara refuse toujours d'ouvrir ses ports aux bateaux
greco-chypriotes, l'UE va-t-elle interrompre d'un coup ses pourparlers
avec la Turquie ? C'est un risque que le premier ministre, Recep Tayyip
Erdogan, semble pret a prendre, a en croire ses dernières declarations
a Istanbul. Lorsqu'ils ont ouvert les negociations d'adhesion avec
Ankara le 3 octobre 2005, les Vingt-Cinq ont exige une normalisation
des relations turco-chypriotes avant la fin de l'annee 2006. Si
le blocage persiste, le Conseil europeen de decembre se saisira du
dossier. La question chypriote, plus que la reconnaissance du genocide
armenien, pèse lourdement sur la candidature de la Turquie. En cas,
probable, de non-reconnaissance de Chypre dans les six prochains mois,
Bruxelles se prepare a interrompre les negociations au moins sur les
chapitres concernes : marche interieur, douanes, transports. L'examen
des autres chapitres continueraient, laissant la porte ouverte a
la Turquie.
"Techniquement, nous nous arrangerons pour que le train soit toujours
sur les rails, mais politiquement ces negociations deviendront de
plus en plus difficiles a vendre a l'opinion", pronostique un expert
bruxellois. Avec son droit de veto, Chypre peut tout faire derailler.
Arbitre des negociations, la Commission est le plus fidèle allie de la
Turquie. "Parfois, elle en rajoute meme un peu trop !" plaisante un
diplomate italien. A Bruxelles, le "desk" Turquie est pilote par un
Suedois, turco-enthousiaste, lui-meme chapeaute par un Britannique,
Michael Leah, pour qui l'elargissement reste la meilleure et la plus
moderne des politiques de l'Union, garante de paix et de prosperite
sur le continent. Parmi les Vingt-Cinq, la Turquie peut compter sur
l'appui de nombreux pays et pas des moindres : la Grande-Bretagne,
la Suède, la Finlande, la Belgique, l'Italie et tous les nouveaux
Etats membres. Meme si elle se doit de rester neutre, la presidence
finlandaise de l'Union, qui commence le 1 er juillet, devrait tout
faire pour eviter la rupture sur la question chypriote. Et la Turquie,
membre eminent de l'Otan, peut toujours s'appuyer sur Washington,
comme elle l'a fait le 3 octobre 2005. Face a ce bloc solide, le
camp "anti-Turquie" est plus faible et plus fluctuant. Bruxelles y
range l'Autriche, les Pays-Bas, le Danemark, Chypre et la France de
l'après-29 mai. Pourtant, la ligne francaise reste ambiguë, partagee
entre l'Elysee, favorable a l'entree de la Turquie pour des raisons
strategiques, et le Quai d'Orsay, souvent plus sceptique. Pour Jacques
Chirac, la Turquie doit entrer dans l'Europe pour que celle-ci ne
reste pas un "club chretien". Pour nombre de diplomates francais au
contraire, l'adhesion de la Turquie risque de "denaturer" le projet
europeen. Cette attitude double rend la position francaise souvent
illisible par l'opinion, sauf pour les experts du dossier qui ont
appris a decrypter le jeu de Paris. "En coulisse, les diplomates
francais sont les plus pinailleurs, avec les Chypriotes, constate un
negociateur. Ils font monter la pression jusqu'au bout, mais dès qu'on
frôle la rupture, ils se rangent en faveur d'Ankara. Du coup, Chypre se
retrouve isolee, seule contre tous, et elle doit ceder." Dans le jeu
diplomatique europeen, la France est moins decisive que l'Allemagne,
qui a toujours vote en faveur de la Turquie. "En Allemagne, la
Turquie est un dossier de politique interieure plus que de politique
etrangère", note un diplomate, en faisant allusion aux 2,7 millions
de Turcs qui vivent en Allemagne, dont 550 000 avec le droit de
vote. En France, la Turquie restera un dossier de politique etrangère,
jusqu'a ce qu'elle entre dans le champ du referendum, attendu dans
dix ans au minimum, c'est-a-dire a la fin du jeu de l'oie europeen.
--Boundary_(ID_YQkut46D/NGmFlOU7NQTrQ)- -
L'analyse d'Alexandrine Bouilhet
Le Figaro, France
24 juin 2006
Les negociations entre l'Union europeenne et la Turquie ont franchi une
etape decisive, la semaine dernière, a Luxembourg. Les deux parties
contractantes ont clos le premier chapitre - consacre a la science
et a la recherche - des negociations d'adhesion.
Techniquement, le pas est insignifiant. Ce domaine comporte très
peu d'"acquis communautaire", c'est-a-dire peu de lois europeennes
a transposer dans le droit national turc.
La Turquie participe deja aux programmes scientifiques communs, comme
Euratom ou Eureka ; elle peut deja utiliser les fonds de Bruxelles
alloues a ces projets. Son merite en la matière est donc reduit.
"C'est comme si on faisait passer un examen d'anglais a quelqu'un
de parfaitement bilingue", resume-t-on a Bruxelles. Lors du Conseil
europeen, Jacques Chirac a minimise l'evenement. "On a ouvert un
chapitre, d'accord, mais les negociations pourront toujours etre
remises en question si la Turquie ne remplit pas ses obligations...",
a-t-il commente. N'en deplaise aux turco-sceptiques, la Turquie
a marque un point important sur le plan legal et politique. L'UE
est avant tout une communaute de droit. Après neuf mois passes dans
l'antichambre, la Turquie peut se targuer d'etre entree dans le vif du
sujet communautaire. A Luxembourg, elle a mis ses pions sur la première
case du vaste jeu de l'oie europeen, qui compte 35 cases ou chapitres,
correspondant aux 80 000 pages de legislation. A la fin du jeu, quand
toutes les cases sont remplies, le pays candidat entre, en principe,
dans l'UE. Pour la Turquie, qui n'a jamais ete consideree comme un
candidat comme un autre, s'agit-il de veritables negociations ou d'un
jeu de dupes ? A Bruxelles comme a Ankara, rares sont ceux qui ne se
posent pas la question, au moins en silence.
D'autant que le fin mot de l'adhesion turque reviendra, on le
sait, aux Francais, appeles a approuver, par referendum, tous les
futurs elargissements de l'Union, a l'exception de la Bulgarie,
de la Roumanie et de la Croatie. Le premier test pour la Turquie,
comme pour l'Europe, sur le serieux des negociations, interviendra
a l'automne quand seront examines les chapitres "marche interieur"
ou "transports", qui exigent la libre circulation des biens et des
personnes. Si Ankara refuse toujours d'ouvrir ses ports aux bateaux
greco-chypriotes, l'UE va-t-elle interrompre d'un coup ses pourparlers
avec la Turquie ? C'est un risque que le premier ministre, Recep Tayyip
Erdogan, semble pret a prendre, a en croire ses dernières declarations
a Istanbul. Lorsqu'ils ont ouvert les negociations d'adhesion avec
Ankara le 3 octobre 2005, les Vingt-Cinq ont exige une normalisation
des relations turco-chypriotes avant la fin de l'annee 2006. Si
le blocage persiste, le Conseil europeen de decembre se saisira du
dossier. La question chypriote, plus que la reconnaissance du genocide
armenien, pèse lourdement sur la candidature de la Turquie. En cas,
probable, de non-reconnaissance de Chypre dans les six prochains mois,
Bruxelles se prepare a interrompre les negociations au moins sur les
chapitres concernes : marche interieur, douanes, transports. L'examen
des autres chapitres continueraient, laissant la porte ouverte a
la Turquie.
"Techniquement, nous nous arrangerons pour que le train soit toujours
sur les rails, mais politiquement ces negociations deviendront de
plus en plus difficiles a vendre a l'opinion", pronostique un expert
bruxellois. Avec son droit de veto, Chypre peut tout faire derailler.
Arbitre des negociations, la Commission est le plus fidèle allie de la
Turquie. "Parfois, elle en rajoute meme un peu trop !" plaisante un
diplomate italien. A Bruxelles, le "desk" Turquie est pilote par un
Suedois, turco-enthousiaste, lui-meme chapeaute par un Britannique,
Michael Leah, pour qui l'elargissement reste la meilleure et la plus
moderne des politiques de l'Union, garante de paix et de prosperite
sur le continent. Parmi les Vingt-Cinq, la Turquie peut compter sur
l'appui de nombreux pays et pas des moindres : la Grande-Bretagne,
la Suède, la Finlande, la Belgique, l'Italie et tous les nouveaux
Etats membres. Meme si elle se doit de rester neutre, la presidence
finlandaise de l'Union, qui commence le 1 er juillet, devrait tout
faire pour eviter la rupture sur la question chypriote. Et la Turquie,
membre eminent de l'Otan, peut toujours s'appuyer sur Washington,
comme elle l'a fait le 3 octobre 2005. Face a ce bloc solide, le
camp "anti-Turquie" est plus faible et plus fluctuant. Bruxelles y
range l'Autriche, les Pays-Bas, le Danemark, Chypre et la France de
l'après-29 mai. Pourtant, la ligne francaise reste ambiguë, partagee
entre l'Elysee, favorable a l'entree de la Turquie pour des raisons
strategiques, et le Quai d'Orsay, souvent plus sceptique. Pour Jacques
Chirac, la Turquie doit entrer dans l'Europe pour que celle-ci ne
reste pas un "club chretien". Pour nombre de diplomates francais au
contraire, l'adhesion de la Turquie risque de "denaturer" le projet
europeen. Cette attitude double rend la position francaise souvent
illisible par l'opinion, sauf pour les experts du dossier qui ont
appris a decrypter le jeu de Paris. "En coulisse, les diplomates
francais sont les plus pinailleurs, avec les Chypriotes, constate un
negociateur. Ils font monter la pression jusqu'au bout, mais dès qu'on
frôle la rupture, ils se rangent en faveur d'Ankara. Du coup, Chypre se
retrouve isolee, seule contre tous, et elle doit ceder." Dans le jeu
diplomatique europeen, la France est moins decisive que l'Allemagne,
qui a toujours vote en faveur de la Turquie. "En Allemagne, la
Turquie est un dossier de politique interieure plus que de politique
etrangère", note un diplomate, en faisant allusion aux 2,7 millions
de Turcs qui vivent en Allemagne, dont 550 000 avec le droit de
vote. En France, la Turquie restera un dossier de politique etrangère,
jusqu'a ce qu'elle entre dans le champ du referendum, attendu dans
dix ans au minimum, c'est-a-dire a la fin du jeu de l'oie europeen.
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