DU NEGATIONNISME CONSIDERE COMME UNE ATTEINTE A L'ORDRE PUBLIC
par Sevane Garibian
Le Monde, France
12 Mai 2006
La loi du 29 janvier 2001 sur la reconnaissance legislative
du genocide armenien de 1915 est, en l'etat, un texte de nature
simplement declarative. Geste politique fort, mais a charge juridique
nulle, face a un negationnisme actif et organise de la part d'une
Turquie candidate a l'integration europeenne dont la virulence s'est
publiquement exprimee, une fois de plus, recemment a Lyon. Depuis
l'annonce d'un debat a venir au Parlement sur un texte relatif a
la penalisation de la negation du genocide armenien, les pressions
d'Ankara sont vives, menacant la France de "consequences irreparables"
sur les relations bilaterales.
Le 10 mai, la commission des lois de l'Assemblee nationale a rejete de
fait la proposition de loi socialiste, mais le debat parlementaire peut
encore avoir lieu si les deputes le decident par un vote a main levee.
Pour des raisons evidentes, il n'y a pas lieu de repondre au discours
negationniste, mais un tel debat pourra etre l'occasion de revenir
sur les critiques dont font l'objet les textes de loi reprimant
la negation de genocide. Selon les detracteurs de ces lois - en
particulier le collectif Liberte pour l'histoire, qui se declare
"profondement choque" par la discussion prevue le 18 mai -, de
tels textes seraient contraires aux valeurs democratiques ; ils
entraveraient la liberte d'expression du fait de l'immixtion des
juges dans le travail des historiens.
Il est utile de rappeler que l'adoption de lois visant a prohiber
la negation de genocides attestes par les historiens et reconnus
comme tels n'equivaut pas permission aux tribunaux d'intervenir sur
la qualification d'un evenement historique. Ce qui importe au juge
dans les affaires de contestation de crimes contre l'humanite, ce
n'est pas la question de savoir si ce que dit l'historien est vrai,
mais celle de savoir si son travail et ses allegations revèlent une
intention de nuire ou repondent au devoir d'objectivite et aux règles
de la bonne foi.
En d'autres termes, le rôle du juge, en l'espèce, est identique a celui
du juge confronte a l'histoire dans le cadre d'un procès en diffamation
: si la pratique historienne est une remise en cause permanente des
evenements, elle ne permet pas pour autant a l'historien de confondre
jugement de valeur et jugement de realite.
La liberte du scientifique ne rime pas avec son irresponsabilite. Ce
que condamne le juge, le cas echeant, ce n'est pas d'avoir pense
differemment, c'est de profiter de la legitimite conferee par le debat
scientifique et le statut d'historien pour soutenir une ideologie
negationniste.
Surtout, l'element le plus determinant afin de comprendre la raison
d'etre de tels textes reste le caractère potentiellement dangereux
pour l'ordre public, dans une democratie, des propos reprimes par
la loi. Ce danger peut provenir de discours mensongers en tant
qu'expression d'une propagande antisemite, raciste ou haineuse,
en particulier lorsque l'on percoit la negation comme atteinte a la
sauvegarde de la dignite humaine.
Tout d'abord, si la dignite de la personne humaine est bafouee par
l'execution de crimes contre l'humanite, quels qu'ils soient, elle
l'est aussi par la contestation de ces memes crimes generalement
consideree comme l'etape ultime de tout processus genocidaire :
"Le negateur fait au temoin ce que le bourreau fait a la victime"
(Frederic Worms). Ensuite, et dans la continuite de l'observation
precedente, la sauvegarde de la dignite humaine est, en France, non
seulement un principe a valeur constitutionnelle depuis les decisions
du Conseil constitutionnel du 27 juillet 1994, mais aussi, selon le
Conseil d'Etat, une "composante de l'ordre public". Le principe du
respect de la dignite apparaît aussi regulièrement, depuis 2000,
comme une limite a la liberte d'expression en matière de presse,
erigee en tant que telle par la Cour de cassation - sans compter
l'usage très large qui en est fait par les juridictions ordinaires.
Enfin, il est important de souligner que le principe du respect
ou de la sauvegarde de la dignite humaine a une portee a la fois
individuelle et collective. Droit de l'individu, certes, la dignite
est avant tout un droit propre a la personne en tant que membre de la
communaute humaine. Sa portee collective est d'autant plus evidente
et essentielle en matière de crime contre l'humanite et/ou de leur
negation. Le concept meme de crime contre l'humanite (et a fortiori
de negation de crime contre l'humanite) comprend en son sein cette
idee-force.
Ainsi, contrairement a ce que laisseraient penser certaines critiques,
ce n'est pas tant l'adoption d'un texte de loi visant a penaliser la
negation du genocide des Armeniens, sur le modèle de la loi Gayssot,
qui est difficilement conciliable avec les exigences d'une societe
democratique. C'est la negation en tant que telle. La negation
comme atteinte a l'ordre public et, plus fondamentalement encore,
au droit au respect de la dignite humaine dans sa portee collective ;
c'est-a-dire un droit qui exprime la solidarite entre les humains et
fonde le principe meme de leur egalite. Un droit dont la reconnaissance
merite protection.
Sevane Garibian est juriste, doctorante en droit public a l'universite
Paris-X-Nanterre.
--Boundary_(ID_bfM ypGbyEbV8OtzDH/UUXA)--
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress
par Sevane Garibian
Le Monde, France
12 Mai 2006
La loi du 29 janvier 2001 sur la reconnaissance legislative
du genocide armenien de 1915 est, en l'etat, un texte de nature
simplement declarative. Geste politique fort, mais a charge juridique
nulle, face a un negationnisme actif et organise de la part d'une
Turquie candidate a l'integration europeenne dont la virulence s'est
publiquement exprimee, une fois de plus, recemment a Lyon. Depuis
l'annonce d'un debat a venir au Parlement sur un texte relatif a
la penalisation de la negation du genocide armenien, les pressions
d'Ankara sont vives, menacant la France de "consequences irreparables"
sur les relations bilaterales.
Le 10 mai, la commission des lois de l'Assemblee nationale a rejete de
fait la proposition de loi socialiste, mais le debat parlementaire peut
encore avoir lieu si les deputes le decident par un vote a main levee.
Pour des raisons evidentes, il n'y a pas lieu de repondre au discours
negationniste, mais un tel debat pourra etre l'occasion de revenir
sur les critiques dont font l'objet les textes de loi reprimant
la negation de genocide. Selon les detracteurs de ces lois - en
particulier le collectif Liberte pour l'histoire, qui se declare
"profondement choque" par la discussion prevue le 18 mai -, de
tels textes seraient contraires aux valeurs democratiques ; ils
entraveraient la liberte d'expression du fait de l'immixtion des
juges dans le travail des historiens.
Il est utile de rappeler que l'adoption de lois visant a prohiber
la negation de genocides attestes par les historiens et reconnus
comme tels n'equivaut pas permission aux tribunaux d'intervenir sur
la qualification d'un evenement historique. Ce qui importe au juge
dans les affaires de contestation de crimes contre l'humanite, ce
n'est pas la question de savoir si ce que dit l'historien est vrai,
mais celle de savoir si son travail et ses allegations revèlent une
intention de nuire ou repondent au devoir d'objectivite et aux règles
de la bonne foi.
En d'autres termes, le rôle du juge, en l'espèce, est identique a celui
du juge confronte a l'histoire dans le cadre d'un procès en diffamation
: si la pratique historienne est une remise en cause permanente des
evenements, elle ne permet pas pour autant a l'historien de confondre
jugement de valeur et jugement de realite.
La liberte du scientifique ne rime pas avec son irresponsabilite. Ce
que condamne le juge, le cas echeant, ce n'est pas d'avoir pense
differemment, c'est de profiter de la legitimite conferee par le debat
scientifique et le statut d'historien pour soutenir une ideologie
negationniste.
Surtout, l'element le plus determinant afin de comprendre la raison
d'etre de tels textes reste le caractère potentiellement dangereux
pour l'ordre public, dans une democratie, des propos reprimes par
la loi. Ce danger peut provenir de discours mensongers en tant
qu'expression d'une propagande antisemite, raciste ou haineuse,
en particulier lorsque l'on percoit la negation comme atteinte a la
sauvegarde de la dignite humaine.
Tout d'abord, si la dignite de la personne humaine est bafouee par
l'execution de crimes contre l'humanite, quels qu'ils soient, elle
l'est aussi par la contestation de ces memes crimes generalement
consideree comme l'etape ultime de tout processus genocidaire :
"Le negateur fait au temoin ce que le bourreau fait a la victime"
(Frederic Worms). Ensuite, et dans la continuite de l'observation
precedente, la sauvegarde de la dignite humaine est, en France, non
seulement un principe a valeur constitutionnelle depuis les decisions
du Conseil constitutionnel du 27 juillet 1994, mais aussi, selon le
Conseil d'Etat, une "composante de l'ordre public". Le principe du
respect de la dignite apparaît aussi regulièrement, depuis 2000,
comme une limite a la liberte d'expression en matière de presse,
erigee en tant que telle par la Cour de cassation - sans compter
l'usage très large qui en est fait par les juridictions ordinaires.
Enfin, il est important de souligner que le principe du respect
ou de la sauvegarde de la dignite humaine a une portee a la fois
individuelle et collective. Droit de l'individu, certes, la dignite
est avant tout un droit propre a la personne en tant que membre de la
communaute humaine. Sa portee collective est d'autant plus evidente
et essentielle en matière de crime contre l'humanite et/ou de leur
negation. Le concept meme de crime contre l'humanite (et a fortiori
de negation de crime contre l'humanite) comprend en son sein cette
idee-force.
Ainsi, contrairement a ce que laisseraient penser certaines critiques,
ce n'est pas tant l'adoption d'un texte de loi visant a penaliser la
negation du genocide des Armeniens, sur le modèle de la loi Gayssot,
qui est difficilement conciliable avec les exigences d'une societe
democratique. C'est la negation en tant que telle. La negation
comme atteinte a l'ordre public et, plus fondamentalement encore,
au droit au respect de la dignite humaine dans sa portee collective ;
c'est-a-dire un droit qui exprime la solidarite entre les humains et
fonde le principe meme de leur egalite. Un droit dont la reconnaissance
merite protection.
Sevane Garibian est juriste, doctorante en droit public a l'universite
Paris-X-Nanterre.
--Boundary_(ID_bfM ypGbyEbV8OtzDH/UUXA)--
From: Emil Lazarian | Ararat NewsPress