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Pierre Nora :"Legiferer Sur Le Genocide Armenien, C'Est Steriliser L

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    PIERRE NORA : "LEGIFERER SUR LE GENOCIDE ARMENIEN, C'EST STERILISER L'HISTOIRE"
    Frederic Fritscher, Alexis Lacroix

    Le Figaro, France
    17 mai 2006

    Membre de l'Academie francaise, directeur des " Lieux de memoire ",
    cofondateur de l'association Liberte pour l'histoire, l'historien
    Pierre Nora met en garde contre le projet de loi du PS.

    LE FIGARO. - Le Parti socialiste a depose une proposition de loi,
    presentee demain, visant a instituer des sanctions penales contre la
    negation du genocide armenien. Qu'en pensez-vous ?

    Pierre NORA. - Si ce projet passait, un seuil serait franchi. Après
    toutes les mises en garde contre les dangers des lois sur l'histoire,
    venues de tous les côtes, ce serait la porte ouverte a toutes les
    derives. Un vrai defi.

    L'intention n'est-elle pas de punir une forme perverse de
    negationnisme, pratiquee par de celèbres historiens ?

    Non, vous vous trompez. De la part des historiens auxquels vous
    faites allusion, que ce soit Gilles Veinstein ou Bernard Lewis,
    il n'y a jamais eu l'expression du moindre negationnisme. Aucun de
    ces eminents chercheurs n'a jamais nie l'immensite du massacre subi
    par les Armeniens. Lewis et Veinstein se sont engages, tour a tour,
    dans une discussion critique dont l'enjeu n'etait aucunement d'etre
    affirmatifs ou definitifs - mais de mettre en perspective ce que l'on
    appelle, en termes juridiques, un " genocide ". La tempete declenchee,
    il y a quelques annees en France, autour de Bernard Lewis relève du
    terrorisme intellectuel.

    Quel terrorisme intellectuel ?

    Bernard Lewis est un très grand historien, dont les analyses sur
    l'histoire du Proche-Orient et sur l'islam font l'objet de la plus
    vaste reconnaissance internationale. Eh bien, il a suffi qu'après
    quinze annees de recherches fouillees sur le massacre des Armeniens,
    il en vienne a ecarter la qualification de " crime contre l'humanite
    ", pour qu'en France, la " bien-pensance " le condamne en justice. Il
    aurait pourtant fallu se souvenir que, dès qu'elle fut forgee, a la
    Liberation, l'appellation de genocide fut une notion intentionnaliste
    ; il aurait suffi de comprendre qu'elle designe la decision, prise
    par un Etat, de conduire une politique d'extermination. Lorsque
    des historiens se demandent si le massacre des Armeniens relève
    de l'intentionnalisme genocidaire, il ne s'agit nullement pour eux
    de pinailler ou de contester l'existence de ce qui pourrait etre un
    genocide au sens general ou generique du terme. Non. Le problème dont
    nous avons a debattre aujourd'hui est ailleurs.

    Où se situe-t-il, d'après vous ?

    La question est de savoir s'il est opportun d'etendre les penalisations
    prevues par la loi Gayssot au genocide armenien. A la suite de la
    loi sur la colonisation et de l'assignation en justice d'Olivier
    Petre-Grenouilleau, l'auteur d'un ouvrage que j'ai edite sur Les
    Traites negrières, nous sommes quelques historiens a avoir fonde
    l'association Liberte pour l'histoire, qui a tout de suite trouve une
    large adhesion du monde enseignant. Et nous sommes alles voir tous les
    presidents de groupe, bien d'accord pour dire qu'il n'etait pas de la
    competence du Parlement de legiferer sur le passe car cela aboutissait
    a creer une verite officielle, indiscutable, ossifiee. Si, aujourd'hui,
    cette loi etait votee, cela signifierait que l'alerte que nous avons
    donnee avec l'appui des presidents de groupe n'a aucun effet et que
    la voix desinteressee des historiens porte moins en cette affaire que
    celle des lobbyistes. Or j'y insiste : en defendant la " liberte pour
    l'histoire ", ce n'est pas notre " boutique " que nous defendons. Notre
    demarche n'est ni mandarinale ni corporatiste. C'est une question de
    bon sens, de raison, de liberte intellectuelle et d'interet national.

    Les demandes de reconnaissance memorielle ne sont-elles pas des
    reparations symboliques assez legitimes ?

    Que les Armeniens luttent pour la reconnaissance historique de leur
    tragedie et contre la denegation officielle de la Turquie, je le
    comprends parfaitement. Il ne m'apparaît pas non plus illegitime
    que l'esclavage ou la traite des Noirs soient considerees comme
    un abominable crime contre l'humanite, du point de vue moral. La
    difficulte commence a partir du moment où l'on fait de la
    reconnaissance de cette histoire une contrainte legislative. Car
    la notion de crime contre l'humanite - c'est meme son principe
    et son essence - implique l'imprescriptibilite. Or, quand les
    responsables du crime sont tous morts, vers qui, fatalement, se
    retourne l'incrimination ? Eh bien, vers les historiens. Ce sont les
    chercheurs qui deviennent ainsi des criminels en puissance.

    Lorsque l'Etat " se mele de l'histoire ", pour reprendre la formule
    Rene Remond, est-ce qu'il poursuit des interets bien compris ?

    Personne, excepte les deputes exposes a la pression des associations
    armeniennes, ne souhaite que cette loi memorielle soit adoptee.

    Jean-Marc Ayrault (PS) a fait savoir son desaccord. Bernard Accoyer
    (UMP) de meme et, d'après mes informations, Herve Morin (UDF) aussi.

    La commission des lois a exprime sa desapprobation. Cette initiative
    socialiste est d'autant plus invraisemblable que le Parti socialiste
    soutient officiellement l'entree de la Turquie dans l'UE. Est-il
    vraiment opportun du point de vue politique de fabriquer une loi
    qui, non contente d'etre mauvaise par principe, ouvre une veritable
    boîte de Pandore et fraie la voie a une extension des penalisations
    criminelles contre l'humanite a tous les genocides quels qu'ils soient
    et aux revendications de toutes les memoires blessees ?

    Demain, le Kosovo ? Après-demain, les Tchetchènes, les Rwandais ? Et
    pourquoi pas les Vendeens, les Albigeois, les protestants ?

    En quoi s'agit-il la d'une surenchère francaise ?

    L'emballement du legislateur en matière memorielle n'existe
    qu'en France sous cette forme. La fuite en avant risque d'etre
    irreversible. En fondant Liberte pour l'histoire, nous avions cru
    mettre un coup d'arret a cet emballement legislatif. Certes, l'article
    4 de la loi sur la colonisation a ete aboli. Mais avec ce projet de
    loi sur l'Armenie, tout recommence. S'il passe, le verrouillage ici
    sera complet. Et cela, au moment meme où la Turquie s'est engagee a
    reconnaître les conclusions scientifiques d'une commission paritaire
    d'historiens turcs et armeniens. Conclusion : il serait plus facile
    de discuter la question armenienne a Istanbul qu'a Paris. C'est un
    comble !

    L'historien travaille-t-il toujours a " refroidir " le passe ?

    Non, son rôle a change. L'histoire contemporaine, tragique, chaotique,
    acceleree, court-circuite le temps long de la reflexion.

    L'historien a desormais moins vocation a etre un passeur entre le
    passe et le futur qu'a jouer les arbitres dans le feu roulant des
    demandes sociales. Mais encore faut-il lui en laisser les moyens. La
    contagion legislative et la gangue de tabous sont aussi inadmissibles
    que dangereuses. Gare a la criminalisation generale du passe ! C'est
    une forme de suicide collectif.

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