HALIL BERKTAY : " LE PAYSAGE INTELLECTUEL EN TURQUIE A CHANGE SUR LE GENOCIDE ARMENIEN "
Propos recueillis par Sophie Shihab
Le Monde, France
18 mai 2006
Dans un entretien au " Monde ", l'historien turc, qui reconnaît le
genocide, estime que la nouvelle loi preparee en France aurait des
effets desastreux.
Vous etes presente comme la première figure turque a avoir reconnu la
realite du genocide armenien en Turquie. Quelle a ete votre demarche
? Les premières voix turques dissidentes, critiques du discours
nationaliste officiel, sont venues, dans les annees 1990, de Turcs
residant a l'etranger, tels Taner Akcam, Fikret Adamir ou Fatma
Muge Gocek. En octobre 2000, je fus le premier historien travaillant
en Turquie a donner une interview pour dire ce qui pousse a croire
que les massacres de 1915-1916 repondaient a des ordres de l'Etat,
illegaux et secrets. Mes propos ont paru dans un quotidien national,
Radikal, et non dans des revues confidentielles. Cela a provoque une
immense fureur, et ce fut une brèche dans le mur du silence.
Mais cette brèche ne s'est guère elargie ensuite ? Au contraire. De
plus en plus de voix se sont alors elevees. En septembre 2005, nous
avons pu organiser une conference sur les Armeniens et le declin de
l'Empire ottoman. Ce qui a mis en exergue une realite qui ne plaît pas
du tout a nos milieux dirigeants nationalistes, a savoir qu'en moins
de cinq ans le paysage intellectuel en Turquie a change. Ce n'est
plus un groupe de marginaux, mais une large couche d'universitaires,
et les journalistes les plus connus, qui pensent a l'oppose du discours
negationniste officiel, ou semi-officiel.
Les lois reconnaissant le genocide armenien adoptees a l'etranger
ont-elles eu un effet ?
Un effet complexe, contradictoire. Car toute solution durable de
cette question suppose une democratisation de la Turquie. Le deni
de la realite est un problème qui fait partie de la tragedie de la
societe turque. Il doit etre surmonte en Turquie. Ce que d'autres
pays font est certes important, mais finalement secondaire.
Comment expliquer l'amnesie collective en Turquie sur ce passe ? La
Turquie moderne, nee en 1923, n'avait aucun interet a entretenir
la memoire de ce qu'ont fait ses predecesseurs. Les puissances
occidentales, alliees de la Turquie, non plus. Après des decennies
de refoulement impose, il y a un gouffre entre ce que le monde sait
sur ce passe et ce que la societe turque, dans son ensemble, croit
savoir en toute sincerite. Après les attentats de l'Armee secrète pour
la liberation de l'Armenie - Asala, dans les annees 1970 et 1980 -
visant des diplomates turcs, la politique du silence fut remplacee
par celle du deni.
La seule riposte possible, c'est de parler, et de se faire entendre.
Certains succès sont deja la. La repetition hypocrite des cliches
negationnistes a beaucoup diminue. Mais ce n'est qu'un debut. Nous
sommes en train de creer graduellement les conditions d'un debat
normal, sans hysterie, imprecations, terreur psychologique et menaces
de lynchages. La solution ne peut pas venir d'une decision autoritaire,
par le haut.
Mais cela peut aider ? Il faut etre realiste : l'establishment va
traîner des pieds. C'est a la societe civile de faire le travail.
L'Histoire suggère d'ailleurs que le despotisme eclaire, ca ne marche
pas. Le dynamisme doit venir des mouvements d'opposition. Or il y a
une tendance actuellement en Occident, y compris en France avec le
projet de loi criminalisant le deni du genocide armenien, a vouloir
imposer des solutions a la Turquie sous forme d'ultimatums. Mais la
politique n'a pas a dicter les savoirs.
L'experience du XXe siècle devrait suffire a s'en convaincre. Il
faut des debats ouverts, libres, forcement lents. Il ne s'agit pas
d'approuver ou non ces crimes. On peut criminaliser le fait d'en
faire l'apologie, mais peut-on juger criminelle une opinion sincère
sur l'Histoire ? Voyez les debats sur les très nombreux cas où on
parle de genocide. Où mettre les limites ?
Quelles seraient en Turquie les effets d'une adoption de la nouvelle
loi en France ? Ils seraient desastreux, avant tout pour l'action
des democrates. On peut craindre que le Parlement turc n'adopte une
contre-loi, criminalisant la reconnaissance du genocide. Il y a en ce
moment une forte vague nationaliste, anti-europeenne, en Turquie. Ces
forces seraient ravies de voir l'Europe refuser l'adhesion de la
Turquie. Elles la verraient volontiers isolee comme une Birmanie.
Si la France adopte la loi, elle se privera des moyens de faire
pression contre une telle evolution. La France des droits humains se
sera tire une balle dans le pied... Le parti du premier ministre,
Recep Tayyip Erdogan, a tente de se montrer plus flexible sur les
causes nationales, dont la question armenienne. Mais il est en butte
a de vives pressions. L'adoption du projet de loi en France serait une
invite directe a son parti de se debarrasser de ses habits europeens.
--Boundary_(ID_uKiauuykZ2MVABgmFX32/g) --
Propos recueillis par Sophie Shihab
Le Monde, France
18 mai 2006
Dans un entretien au " Monde ", l'historien turc, qui reconnaît le
genocide, estime que la nouvelle loi preparee en France aurait des
effets desastreux.
Vous etes presente comme la première figure turque a avoir reconnu la
realite du genocide armenien en Turquie. Quelle a ete votre demarche
? Les premières voix turques dissidentes, critiques du discours
nationaliste officiel, sont venues, dans les annees 1990, de Turcs
residant a l'etranger, tels Taner Akcam, Fikret Adamir ou Fatma
Muge Gocek. En octobre 2000, je fus le premier historien travaillant
en Turquie a donner une interview pour dire ce qui pousse a croire
que les massacres de 1915-1916 repondaient a des ordres de l'Etat,
illegaux et secrets. Mes propos ont paru dans un quotidien national,
Radikal, et non dans des revues confidentielles. Cela a provoque une
immense fureur, et ce fut une brèche dans le mur du silence.
Mais cette brèche ne s'est guère elargie ensuite ? Au contraire. De
plus en plus de voix se sont alors elevees. En septembre 2005, nous
avons pu organiser une conference sur les Armeniens et le declin de
l'Empire ottoman. Ce qui a mis en exergue une realite qui ne plaît pas
du tout a nos milieux dirigeants nationalistes, a savoir qu'en moins
de cinq ans le paysage intellectuel en Turquie a change. Ce n'est
plus un groupe de marginaux, mais une large couche d'universitaires,
et les journalistes les plus connus, qui pensent a l'oppose du discours
negationniste officiel, ou semi-officiel.
Les lois reconnaissant le genocide armenien adoptees a l'etranger
ont-elles eu un effet ?
Un effet complexe, contradictoire. Car toute solution durable de
cette question suppose une democratisation de la Turquie. Le deni
de la realite est un problème qui fait partie de la tragedie de la
societe turque. Il doit etre surmonte en Turquie. Ce que d'autres
pays font est certes important, mais finalement secondaire.
Comment expliquer l'amnesie collective en Turquie sur ce passe ? La
Turquie moderne, nee en 1923, n'avait aucun interet a entretenir
la memoire de ce qu'ont fait ses predecesseurs. Les puissances
occidentales, alliees de la Turquie, non plus. Après des decennies
de refoulement impose, il y a un gouffre entre ce que le monde sait
sur ce passe et ce que la societe turque, dans son ensemble, croit
savoir en toute sincerite. Après les attentats de l'Armee secrète pour
la liberation de l'Armenie - Asala, dans les annees 1970 et 1980 -
visant des diplomates turcs, la politique du silence fut remplacee
par celle du deni.
La seule riposte possible, c'est de parler, et de se faire entendre.
Certains succès sont deja la. La repetition hypocrite des cliches
negationnistes a beaucoup diminue. Mais ce n'est qu'un debut. Nous
sommes en train de creer graduellement les conditions d'un debat
normal, sans hysterie, imprecations, terreur psychologique et menaces
de lynchages. La solution ne peut pas venir d'une decision autoritaire,
par le haut.
Mais cela peut aider ? Il faut etre realiste : l'establishment va
traîner des pieds. C'est a la societe civile de faire le travail.
L'Histoire suggère d'ailleurs que le despotisme eclaire, ca ne marche
pas. Le dynamisme doit venir des mouvements d'opposition. Or il y a
une tendance actuellement en Occident, y compris en France avec le
projet de loi criminalisant le deni du genocide armenien, a vouloir
imposer des solutions a la Turquie sous forme d'ultimatums. Mais la
politique n'a pas a dicter les savoirs.
L'experience du XXe siècle devrait suffire a s'en convaincre. Il
faut des debats ouverts, libres, forcement lents. Il ne s'agit pas
d'approuver ou non ces crimes. On peut criminaliser le fait d'en
faire l'apologie, mais peut-on juger criminelle une opinion sincère
sur l'Histoire ? Voyez les debats sur les très nombreux cas où on
parle de genocide. Où mettre les limites ?
Quelles seraient en Turquie les effets d'une adoption de la nouvelle
loi en France ? Ils seraient desastreux, avant tout pour l'action
des democrates. On peut craindre que le Parlement turc n'adopte une
contre-loi, criminalisant la reconnaissance du genocide. Il y a en ce
moment une forte vague nationaliste, anti-europeenne, en Turquie. Ces
forces seraient ravies de voir l'Europe refuser l'adhesion de la
Turquie. Elles la verraient volontiers isolee comme une Birmanie.
Si la France adopte la loi, elle se privera des moyens de faire
pression contre une telle evolution. La France des droits humains se
sera tire une balle dans le pied... Le parti du premier ministre,
Recep Tayyip Erdogan, a tente de se montrer plus flexible sur les
causes nationales, dont la question armenienne. Mais il est en butte
a de vives pressions. L'adoption du projet de loi en France serait une
invite directe a son parti de se debarrasser de ses habits europeens.
--Boundary_(ID_uKiauuykZ2MVABgmFX32/g) --