HISTORIENS, CAUSEZ TOUJOURS!
Alain-Gerard Slama
Le Figaro, France
22 mai 2006
L'interruption a l'Assemblee, jeudi dernier, de la discussion de la
proposition socialiste de penaliser la negation du genocide perpetre
contre les Armeniens par les Turcs en 1915, n'est pas scandaleuse en
raison de l'astuce de procedure qui l'a provoquee.
Le scandale reside dans le fait que, pour justifier le report de la
discussion, l'argument des menaces de retorsion commerciale avancees
par la diplomatie turque l'ait emporte de très loin sur le debat
contre les lois " memorielles " lance par des historiens de droite et
de gauche au debut de cette annee. Historiens, causez toujours ! Sans
doute les intellectuels se sont-ils beaucoup trompes au XX e siècle,
mais par ideologie. Or s'il est un appel qui n'etait pas ideologique,
c'etait bien celui-la.
La question n'est pas en effet de savoir si le massacre de masse
perpetre par les nationalistes turcs en 1915 etait ou non un
genocide. C'en fut un, de facon indiscutable, au sens retenu par
la resolution de l'ONU du 9 decembre 1948, qui designait de ce mot
" l'intention de detruire, en tout ou partie, un groupe national,
ethnique racial ou religieux en tant que tel ". S'agissant d'un meurtre
collectif, dont Toynbee d'emblee, et Yves Ternon plus près de nous ont
demontre le caractère premedite, ethnique et massif, le seul fait de
discuter l'emploi du terme, sous pretexte que d'autres seraient plus
appropries, ne peut etre exempt de prejuges et d'arrière-pensees.
Il est vrai que ce massacre etait lie a une situation de guerre, et
qu'il venait au terme d'une longue serie de " populicides " multiplies
en meme temps que les nationalismes dans les Balkans. Vrai encore
que l'exceptionnalite du genocide des juifs, visant un peuple sans
autre grief que le crime d'etre ne, " independamment, ecrit Francois
Furet, de toutes considerations intelligibles tirees des luttes pour le
pouvoir " met en jeu un racisme a l'etat pur, toujours pret a renaître,
et qui ne doit pas etre banalise.
Il n'en reste pas moins que le genocide des Armeniens a repose, lui
aussi, sur une base raciale et qu'il s'est inscrit, comme le souligne
Jacques Semmelin, dans un " processus " qui rend la querelle sur les
preuves de sa programmation relativement secondaire (1).
Non, la vraie question, posee par les historiens, est de savoir
si la loi peut intervenir pour trancher de questions où la liberte
de chercher et d'expliquer est d'autant plus necessaire que cette
connaissance a un impact plus passionnel. L'obstination du regime
turc a nier la realite du genocide sera mieux vaincue par le travail
des historiens, y compris turcs, que par une loi d'un pays etranger
imposant une verite officielle sous la contrainte de la prison et
de l'amende.
A cette question s'en ajoute une autre, non moins fondamentale,
qui est la menace que les lois qui multiplient les reconnaissances
de droits subjectifs font peser sur les libertes publiques dans leur
ensemble. Peut-etre l'appel des historiens demandant l'abrogation de
toutes les lois memorielles aurait-il ete mieux entendu s'il avait
aborde la question sous cet angle.
Demander l'abrogation de l'ensemble de ces lois, incluant la loi
Gayssot de 1992, la loi de 2001 reconnaissant le genocide armenien, la
loi Taubira de 2002 sur l'esclavage, declare crime contre l'humanite,
et la loi de fevrier 2005 sur le " rôle positif " de la presence
coloniale francaise en Afrique du Nord, revenait a la fois a viser
trop haut et trop etroit.
Trop haut, parce que l'abrogation de ces textes aurait eu un impact
politique encore pire que le fait de les avoir votes. Mieux aurait
valu sans doute, comme on l'a plaide ici, negocier le retrait de
l'article 4 de la loi de fevrier 2002 contre l'article 2 de la loi
Taubira qui l'avait inspire : en depassant le clivage droite-gauche sur
un point sans ambiguïte, le refus d'edicter une histoire officielle,
ce compromis, si peu satisfaisant qu'il soit, aurait cree un precedent
opposable.
Trop etroit, parce que, en se limitant aux bornes imposees a leur
metier d'historien, les signataires de l'appel encouraient le reproche
de corporatisme, ce qui n'a pas manque. A travers les lois visees par
les historiens, il aurait fallu mieux marquer que c'est la fonction
meme de la loi et du rôle de la sanction en democratie qui se trouvent
menaces.
La loi ne saurait etre edictee pour donner satisfaction a des groupes
particuliers. Une societe qui cède a ces pressions se detruit elle-meme
en favorisant une surenchère de revendications et de frustrations
entre des communautes dont la competition est d'autant plus nuisible
a l'unite nationale qu'elles ont des referents a l'etranger.
Quant au rôle de la sanction, il ne saurait etre de contraindre les
citoyens a faire la preuve de leur vertu. La loi n'a pas a brider la
liberte de penser, d'ecrire et de parler, elle n'a pas a normaliser
les comportements, mais a sanctionner le dommage cause a autrui,
quand celui-ci fait l'objet d'une plainte. Un code juridique, dans
une nation libre, n'est pas un traite de morale. Le drame est que
notre societe se rue sur cette pente avec une hargne de precaution
entretenue par sa peur du risque et du conflit.
(1) Jacques Semelin, Purifier et Detruire, Seuil, 2005.
--Boundary_(ID_1+OY2QgtKmmrmEyjk/N99w)--
Alain-Gerard Slama
Le Figaro, France
22 mai 2006
L'interruption a l'Assemblee, jeudi dernier, de la discussion de la
proposition socialiste de penaliser la negation du genocide perpetre
contre les Armeniens par les Turcs en 1915, n'est pas scandaleuse en
raison de l'astuce de procedure qui l'a provoquee.
Le scandale reside dans le fait que, pour justifier le report de la
discussion, l'argument des menaces de retorsion commerciale avancees
par la diplomatie turque l'ait emporte de très loin sur le debat
contre les lois " memorielles " lance par des historiens de droite et
de gauche au debut de cette annee. Historiens, causez toujours ! Sans
doute les intellectuels se sont-ils beaucoup trompes au XX e siècle,
mais par ideologie. Or s'il est un appel qui n'etait pas ideologique,
c'etait bien celui-la.
La question n'est pas en effet de savoir si le massacre de masse
perpetre par les nationalistes turcs en 1915 etait ou non un
genocide. C'en fut un, de facon indiscutable, au sens retenu par
la resolution de l'ONU du 9 decembre 1948, qui designait de ce mot
" l'intention de detruire, en tout ou partie, un groupe national,
ethnique racial ou religieux en tant que tel ". S'agissant d'un meurtre
collectif, dont Toynbee d'emblee, et Yves Ternon plus près de nous ont
demontre le caractère premedite, ethnique et massif, le seul fait de
discuter l'emploi du terme, sous pretexte que d'autres seraient plus
appropries, ne peut etre exempt de prejuges et d'arrière-pensees.
Il est vrai que ce massacre etait lie a une situation de guerre, et
qu'il venait au terme d'une longue serie de " populicides " multiplies
en meme temps que les nationalismes dans les Balkans. Vrai encore
que l'exceptionnalite du genocide des juifs, visant un peuple sans
autre grief que le crime d'etre ne, " independamment, ecrit Francois
Furet, de toutes considerations intelligibles tirees des luttes pour le
pouvoir " met en jeu un racisme a l'etat pur, toujours pret a renaître,
et qui ne doit pas etre banalise.
Il n'en reste pas moins que le genocide des Armeniens a repose, lui
aussi, sur une base raciale et qu'il s'est inscrit, comme le souligne
Jacques Semmelin, dans un " processus " qui rend la querelle sur les
preuves de sa programmation relativement secondaire (1).
Non, la vraie question, posee par les historiens, est de savoir
si la loi peut intervenir pour trancher de questions où la liberte
de chercher et d'expliquer est d'autant plus necessaire que cette
connaissance a un impact plus passionnel. L'obstination du regime
turc a nier la realite du genocide sera mieux vaincue par le travail
des historiens, y compris turcs, que par une loi d'un pays etranger
imposant une verite officielle sous la contrainte de la prison et
de l'amende.
A cette question s'en ajoute une autre, non moins fondamentale,
qui est la menace que les lois qui multiplient les reconnaissances
de droits subjectifs font peser sur les libertes publiques dans leur
ensemble. Peut-etre l'appel des historiens demandant l'abrogation de
toutes les lois memorielles aurait-il ete mieux entendu s'il avait
aborde la question sous cet angle.
Demander l'abrogation de l'ensemble de ces lois, incluant la loi
Gayssot de 1992, la loi de 2001 reconnaissant le genocide armenien, la
loi Taubira de 2002 sur l'esclavage, declare crime contre l'humanite,
et la loi de fevrier 2005 sur le " rôle positif " de la presence
coloniale francaise en Afrique du Nord, revenait a la fois a viser
trop haut et trop etroit.
Trop haut, parce que l'abrogation de ces textes aurait eu un impact
politique encore pire que le fait de les avoir votes. Mieux aurait
valu sans doute, comme on l'a plaide ici, negocier le retrait de
l'article 4 de la loi de fevrier 2002 contre l'article 2 de la loi
Taubira qui l'avait inspire : en depassant le clivage droite-gauche sur
un point sans ambiguïte, le refus d'edicter une histoire officielle,
ce compromis, si peu satisfaisant qu'il soit, aurait cree un precedent
opposable.
Trop etroit, parce que, en se limitant aux bornes imposees a leur
metier d'historien, les signataires de l'appel encouraient le reproche
de corporatisme, ce qui n'a pas manque. A travers les lois visees par
les historiens, il aurait fallu mieux marquer que c'est la fonction
meme de la loi et du rôle de la sanction en democratie qui se trouvent
menaces.
La loi ne saurait etre edictee pour donner satisfaction a des groupes
particuliers. Une societe qui cède a ces pressions se detruit elle-meme
en favorisant une surenchère de revendications et de frustrations
entre des communautes dont la competition est d'autant plus nuisible
a l'unite nationale qu'elles ont des referents a l'etranger.
Quant au rôle de la sanction, il ne saurait etre de contraindre les
citoyens a faire la preuve de leur vertu. La loi n'a pas a brider la
liberte de penser, d'ecrire et de parler, elle n'a pas a normaliser
les comportements, mais a sanctionner le dommage cause a autrui,
quand celui-ci fait l'objet d'une plainte. Un code juridique, dans
une nation libre, n'est pas un traite de morale. Le drame est que
notre societe se rue sur cette pente avec une hargne de precaution
entretenue par sa peur du risque et du conflit.
(1) Jacques Semelin, Purifier et Detruire, Seuil, 2005.
--Boundary_(ID_1+OY2QgtKmmrmEyjk/N99w)--