Libération , France
25 mai 2006
Ne jouons pas avec les mémoires!;
Génocide arménien, colonisation... les modifications des lois
existantes sont inutiles.
MANCERON Gilles; Gilles Manceron historien, [#]vice-président de la
Ligue des droits de l'homme.5#]Dernier ouvrage paru : la
Colonisation, la loi et l'histoire, avec Claude Liauzu, Syllepse,
2006.
Le texte de Jean-Pierre Azéma publié dans Libération du 10 mai, au
nom de membres de l'association Liberté pour l'histoire, apporte de
nouveaux éléments au débat sur les lois et l'histoire relancé par la
proposition de pénaliser la négation du génocide arménien. Sur
plusieurs points, il paraît témoigner d'une évolution par rapport à
l'appel paru dans Libération du 13 décembre 2005, dont semblait
émaner une demande d'abrogation globale des lois Gayssot, Taubira et
sur le génocide arménien. Lancé en plein débat sur l'article 4 de la
loi sur la colonisation du 23 février 2005, il mettait sur le même
plan des lois de nature très différente et apparaissait à la fois
comme précipité et non dénué d'arrière-pensées.
Jean-Pierre Azéma nous dit que les signataires de cet appel menaient
aussi campagne contre l'article 4 de la "loi Mekachera" sur "l'oeuvre
positive" de la colonisation, qui a été "déclassé" depuis. A notre
connaissance, seuls deux des dix-neuf signataires, Pierre
Vidal-Naquet et Marc Ferro, lui avaient exprimé leur opposition. Mais
d'autres pouvaient lui être hostiles sans avoir eu l'occasion de le
dire, ce qui semble être le cas de Jean-Pierre Azéma. Dont acte, et
félicitons-nous à l'idée que d'autres s'y opposaient aussi. Mais
certains signataires, tels René Rémond et Françoise Chandernagor, ont
dit et répété qu'ils avaient refusé de s'opposer à cet article 4 sur
"l'oeuvre positive" de la colonisation car il ne suscitait pas
davantage leur rejet que les trois autres lois mémorielles qu'étaient
les lois Gayssot, Taubira et sur le génocide arménien.
René Rémond n'a cessé de dire qu'il avait refusé de signer un texte
contre cet article car "c'eût été un choix politique" (l'Histoire, n°
306, p. 84, et Quand l'Etat se mêle de l'histoire, Stock, p. 43). Et
Françoise Chandernagor a même écrit dans l'Histoire (n° 306, p. 79)
que l'objet de l'appel "Liberté pour l'histoire" était de contrer les
efforts de ceux qui voulaient faire abroger l'article 4 de la loi sur
la colonisation et qu'il a été publié à la hte car il fallait faire
vite. Mais, au-delà de ce qui semble apparaître comme des divergences
parmi les "dix-neuf", saluons le fait que Jean-Pierre Azéma affirme :
"Nous participions aussi à la campagne visant à obtenir l'abrogation
de l'article 4 de la loi dite Mekachera."
Jean-Pierre Azéma s'oppose au projet de loi cherchant à pénaliser la
négation du génocide arménien. Beaucoup de ceux qui défendent la loi
du 29 janvier 2001 par laquelle la France reconnaît le génocide
arménien (à la différence de l'appel "Liberté pour l'histoire", qui
en demandait l'abrogation) le rejoignent sur ce point. C'est la
position que j'ai défendue lors de la rencontre "Amnésie
internationale" organisée par la Jeunesse arménienne de France à
Marseille, le 11 mars : défense résolue de la loi de reconnaissance
du génocide arménien, du 29 janvier 2001, mais opposition à une
nouvelle "loi Gayssot" sur ce point. Notamment car cette question
est, malheureusement, moins bien documentée historiquement (les
obstacles opposés par la Turquie à l'accès aux archives y sont pour
beaucoup), d'où la nécessité d'un large débat. Et elle ne pose pas, à
mon sens, les mêmes problèmes spécifiques relatifs au maintien de
l'ordre public que nous impose la nécessité de réagir à cet avatar de
l'appel à la haine antisémite bimillénaire qu'est la négation de la
Shoah. Au-delà du désaccord sur la loi de reconnaissance du 29
janvier 2001, à laquelle je reste très attaché, je rejoins
Jean-Pierre Azéma sur le refus d'une nouvelle loi pénalisant la
négation du génocide arménien.
On note que Jean-Pierre Azéma s'oppose au déclassement de l'article
de la loi Taubira demandé par les députés UMP "en représailles au
déclassement de l'article 4 de la loi Mekachera". Pourtant ces
députés UMP n'ont fait que proposer ce que demandait pour cette loi
"l'appel des dix-neuf" en décembre. Mais quelle modification
demandent les signataires ? Jean-Pierre Azéma parle non pas
d'"abrogation" de ces lois ou de certains de leurs articles, mais du
"toilettage d'articles de quatre lois mémorielles". Pour qu'on ne
reste pas dans le vague, il faudrait nous dire quels "toilettages"
sont demandés... Pour la loi de janvier 2001, dont le texte intégral
est : "La France reconnaît publiquement le génocide arménien de
1915", on est particulièrement intéressé à connaître ce "toilettage".
On note aussi que Jean-Pierre Azéma écrit que l'histoire n'appartient
pas aux historiens mais qu'elle est le bien de tous. La
représentation nationale ne se voit plus interdire, semble-t-il, le
principe de lois historiques et mémorielles, comme pouvait le laisser
entendre le texte du 13 décembre. Il invoque, une fois de plus, ce
qu'avait écrit Madeleine Rebérioux : "La loi ne saurait dire le vrai.
Le concept même de vérité historique récuse l'autorité étatique.
L'expérience de l'Union soviétique devrait suffire en ce domaine." Le
rappel de ce principe est utile, mais il ne suffit pas à fonder la
demande d'abrogation en 2006 de l'article de la loi Gayssot qui crée
un délit de négation des génocides et crimes contre l'humanité commis
par les nazis. Dans le livre collectif la Colonisation, la loi et
l'histoire, que j'ai codirigé avec Claude Liauzu, nous montrons que
les réserves de Madeleine Rebérioux à propos de la loi Gayssot et de
toute législation en matière d'histoire (exprimées dans des articles
de 1990 et de 1996 que nous reproduisons) ne permettent pas de
justifier, à notre avis, ipso facto, les positions prises plus de dix
ans plus tard par l'appel "Liberté pour l'histoire". Madeleine nous a
quittés en février 2005, mais son successeur à la présidence de la
Ligue des droits de l'homme, Henri Leclerc, explique dans sa préface
qu'il partageait son point de vue lors de la discussion de la loi
Gayssot, et qu'il ne demande pas pour autant l'abrogation de sa
disposition créant un délit de négation de la Shoah.
Mais l'essentiel est que Jean-Pierre Azéma tend à ne plus demander
l'abrogation des dispositions essentielles des lois Gayssot, Taubira
et sur le génocide arménien, mais semble plutôt vouloir dire stop à
tout ajout de lois sur l'histoire, qu'il s'agisse de celle qui
voudrait créer un délit de négation du génocide arménien, ou de celle
qui viserait au déclassement de dispositions d'une loi existante,
comme la proposition UMP sur la loi Taubira.
Sur une telle position qui revient à dire : "Stop aux nouvelles lois
sur l'histoire, qu'elles soient des ajouts ou des retraits", un large
consensus semble possible. Car les lois Gayssot, Taubira et sur le
génocide arménien présentent sûrement des défauts et des risques - le
mérite de l'appel est de l'avoir souligné - mais chacune a aussi
répondu à des demandes légitimes et rempli des fonctions
essentielles. Le plus sage n'est-il pas à la fois de refuser qu'on
leur en ajoute d'autres et qu'on cherche à les abolir ou à les
modifier ?
25 mai 2006
Ne jouons pas avec les mémoires!;
Génocide arménien, colonisation... les modifications des lois
existantes sont inutiles.
MANCERON Gilles; Gilles Manceron historien, [#]vice-président de la
Ligue des droits de l'homme.5#]Dernier ouvrage paru : la
Colonisation, la loi et l'histoire, avec Claude Liauzu, Syllepse,
2006.
Le texte de Jean-Pierre Azéma publié dans Libération du 10 mai, au
nom de membres de l'association Liberté pour l'histoire, apporte de
nouveaux éléments au débat sur les lois et l'histoire relancé par la
proposition de pénaliser la négation du génocide arménien. Sur
plusieurs points, il paraît témoigner d'une évolution par rapport à
l'appel paru dans Libération du 13 décembre 2005, dont semblait
émaner une demande d'abrogation globale des lois Gayssot, Taubira et
sur le génocide arménien. Lancé en plein débat sur l'article 4 de la
loi sur la colonisation du 23 février 2005, il mettait sur le même
plan des lois de nature très différente et apparaissait à la fois
comme précipité et non dénué d'arrière-pensées.
Jean-Pierre Azéma nous dit que les signataires de cet appel menaient
aussi campagne contre l'article 4 de la "loi Mekachera" sur "l'oeuvre
positive" de la colonisation, qui a été "déclassé" depuis. A notre
connaissance, seuls deux des dix-neuf signataires, Pierre
Vidal-Naquet et Marc Ferro, lui avaient exprimé leur opposition. Mais
d'autres pouvaient lui être hostiles sans avoir eu l'occasion de le
dire, ce qui semble être le cas de Jean-Pierre Azéma. Dont acte, et
félicitons-nous à l'idée que d'autres s'y opposaient aussi. Mais
certains signataires, tels René Rémond et Françoise Chandernagor, ont
dit et répété qu'ils avaient refusé de s'opposer à cet article 4 sur
"l'oeuvre positive" de la colonisation car il ne suscitait pas
davantage leur rejet que les trois autres lois mémorielles qu'étaient
les lois Gayssot, Taubira et sur le génocide arménien.
René Rémond n'a cessé de dire qu'il avait refusé de signer un texte
contre cet article car "c'eût été un choix politique" (l'Histoire, n°
306, p. 84, et Quand l'Etat se mêle de l'histoire, Stock, p. 43). Et
Françoise Chandernagor a même écrit dans l'Histoire (n° 306, p. 79)
que l'objet de l'appel "Liberté pour l'histoire" était de contrer les
efforts de ceux qui voulaient faire abroger l'article 4 de la loi sur
la colonisation et qu'il a été publié à la hte car il fallait faire
vite. Mais, au-delà de ce qui semble apparaître comme des divergences
parmi les "dix-neuf", saluons le fait que Jean-Pierre Azéma affirme :
"Nous participions aussi à la campagne visant à obtenir l'abrogation
de l'article 4 de la loi dite Mekachera."
Jean-Pierre Azéma s'oppose au projet de loi cherchant à pénaliser la
négation du génocide arménien. Beaucoup de ceux qui défendent la loi
du 29 janvier 2001 par laquelle la France reconnaît le génocide
arménien (à la différence de l'appel "Liberté pour l'histoire", qui
en demandait l'abrogation) le rejoignent sur ce point. C'est la
position que j'ai défendue lors de la rencontre "Amnésie
internationale" organisée par la Jeunesse arménienne de France à
Marseille, le 11 mars : défense résolue de la loi de reconnaissance
du génocide arménien, du 29 janvier 2001, mais opposition à une
nouvelle "loi Gayssot" sur ce point. Notamment car cette question
est, malheureusement, moins bien documentée historiquement (les
obstacles opposés par la Turquie à l'accès aux archives y sont pour
beaucoup), d'où la nécessité d'un large débat. Et elle ne pose pas, à
mon sens, les mêmes problèmes spécifiques relatifs au maintien de
l'ordre public que nous impose la nécessité de réagir à cet avatar de
l'appel à la haine antisémite bimillénaire qu'est la négation de la
Shoah. Au-delà du désaccord sur la loi de reconnaissance du 29
janvier 2001, à laquelle je reste très attaché, je rejoins
Jean-Pierre Azéma sur le refus d'une nouvelle loi pénalisant la
négation du génocide arménien.
On note que Jean-Pierre Azéma s'oppose au déclassement de l'article
de la loi Taubira demandé par les députés UMP "en représailles au
déclassement de l'article 4 de la loi Mekachera". Pourtant ces
députés UMP n'ont fait que proposer ce que demandait pour cette loi
"l'appel des dix-neuf" en décembre. Mais quelle modification
demandent les signataires ? Jean-Pierre Azéma parle non pas
d'"abrogation" de ces lois ou de certains de leurs articles, mais du
"toilettage d'articles de quatre lois mémorielles". Pour qu'on ne
reste pas dans le vague, il faudrait nous dire quels "toilettages"
sont demandés... Pour la loi de janvier 2001, dont le texte intégral
est : "La France reconnaît publiquement le génocide arménien de
1915", on est particulièrement intéressé à connaître ce "toilettage".
On note aussi que Jean-Pierre Azéma écrit que l'histoire n'appartient
pas aux historiens mais qu'elle est le bien de tous. La
représentation nationale ne se voit plus interdire, semble-t-il, le
principe de lois historiques et mémorielles, comme pouvait le laisser
entendre le texte du 13 décembre. Il invoque, une fois de plus, ce
qu'avait écrit Madeleine Rebérioux : "La loi ne saurait dire le vrai.
Le concept même de vérité historique récuse l'autorité étatique.
L'expérience de l'Union soviétique devrait suffire en ce domaine." Le
rappel de ce principe est utile, mais il ne suffit pas à fonder la
demande d'abrogation en 2006 de l'article de la loi Gayssot qui crée
un délit de négation des génocides et crimes contre l'humanité commis
par les nazis. Dans le livre collectif la Colonisation, la loi et
l'histoire, que j'ai codirigé avec Claude Liauzu, nous montrons que
les réserves de Madeleine Rebérioux à propos de la loi Gayssot et de
toute législation en matière d'histoire (exprimées dans des articles
de 1990 et de 1996 que nous reproduisons) ne permettent pas de
justifier, à notre avis, ipso facto, les positions prises plus de dix
ans plus tard par l'appel "Liberté pour l'histoire". Madeleine nous a
quittés en février 2005, mais son successeur à la présidence de la
Ligue des droits de l'homme, Henri Leclerc, explique dans sa préface
qu'il partageait son point de vue lors de la discussion de la loi
Gayssot, et qu'il ne demande pas pour autant l'abrogation de sa
disposition créant un délit de négation de la Shoah.
Mais l'essentiel est que Jean-Pierre Azéma tend à ne plus demander
l'abrogation des dispositions essentielles des lois Gayssot, Taubira
et sur le génocide arménien, mais semble plutôt vouloir dire stop à
tout ajout de lois sur l'histoire, qu'il s'agisse de celle qui
voudrait créer un délit de négation du génocide arménien, ou de celle
qui viserait au déclassement de dispositions d'une loi existante,
comme la proposition UMP sur la loi Taubira.
Sur une telle position qui revient à dire : "Stop aux nouvelles lois
sur l'histoire, qu'elles soient des ajouts ou des retraits", un large
consensus semble possible. Car les lois Gayssot, Taubira et sur le
génocide arménien présentent sûrement des défauts et des risques - le
mérite de l'appel est de l'avoir souligné - mais chacune a aussi
répondu à des demandes légitimes et rempli des fonctions
essentielles. Le plus sage n'est-il pas à la fois de refuser qu'on
leur en ajoute d'autres et qu'on cherche à les abolir ou à les
modifier ?