"LA TURQUIE EST A UN TOURNANT; LE MUR DU DENI DU GENOCIDE DES ARMENIENS EST FRACTURE";
Le Temps, Suisse
21 octobre 2006
TURQUIE. Entretien avec Halil Berktay, un des rares historiens turcs
a soutenir la thèse du genocide.
Laissons l'histoire aux historiens. Voici l'argument central
d'Ankara face aux initiatives politiques, notamment suisses, de faire
reconnaître le caractère genocidaire des massacres de 1915 contre
les Armeniens. Un debat ravive par le vote, la semaine dernière,
en France, d'une loi sanctionnant toute negation du genocide. Alors,
que font les historiens turcs? Reponse d'Halil Berktay, professeur
d'histoire a l'Universite Sabanci d'Istanbul, l'un des rares historiens
turcs a soutenir la thèse du genocide.
Le Temps: Où en est la recherche academique turque sur la question
armenienne?
Halil Berktay: A un stade rudimentaire. Il y a peu de specialistes de
la question dans le pays sachant que les historiens turcs sont très
divises. On peut distinguer trois groupes: les historiens critiques
non nationalistes fatigues de la position officielle; les historiens
"avocats" recrutes dans le but de defendre une ligne nationaliste
negationniste. Entre les deux se trouve un nombre important de
personnes qui savent beaucoup, mais qui restent silencieuses.
- Qui sont les historiens critiques non nationalistes?
- Certains pensent qu'il y a bien eu un genocide. Les autres
considèrent que ce qui s'est passe en 1915 ne peut etre defini comme
genocide, mais ils admettent que des ordres ont ete donnes au plus
haut sommet de l'Etat. Ils sont donc en dehors du discours officiel,
et leur nombre est desormais significatif. En septembre 2005, nous
avons organise a Istanbul une conference, unique, sur les Armeniens
a l'epoque de l'Empire ottoman. Membres du comite d'organisation,
intervenants, presidents de sessions, plus d'une soixantaine de
personnes ont participe, dont la crème de la crème des historiens et
des specialistes turcs des sciences sociales. C'est ce qui a choque
et effraye les nationalistes. Car il n'y avait pas seulement Halil
Berktay...
- Où en sont-ils concrètement?
- Ils se trouvent dans une phase non pas de recherche intensive mais
de coming out. Nous sommes a un moment historique de changement de
paradigme, le mur du deni est fracture. La question est de savoir ce
que vont faire les jeunes chercheurs ainsi que leurs successeurs.
D'ici dix a quinze ans, j'imagine qu'au moins 15 ou 20 etudiants
turcs feront des thèses sur le sujet, notamment a l'etranger. A
moins d'un enorme recul en termes de democratie, ce processus me
semble irreversible.
- Sur quoi travaillent les historiens nationalistes?
- Ils mettent en lumière tout sauf ce qui a ete fait par le
gouvernement jeune-turc de l'epoque. Ils demontrent comment
les puissances etrangères ont soutenu les minorites ethniques non
musulmanes de l'Empire ottoman, comment les organisations nationalistes
armeniennes ont ete instrumentalisees, a quel point elles detestaient
l'Empire ottoman, comment elles ont attaque les populations locales
musulmanes forcees de se defendre. Ils reduisent, d'une manière
absurde, le nombre de victimes armeniennes et montrent comment
l'Etat a tente de proteger les vies et les biens des deportes. Tout
cela en deformant les faits. Ils laissent de côte les rapports des
missionnaires, des journalistes etrangers, des officiers allemands
et tous les recits oraux reduits a de simples inventions.
- De quand date cette histoire officielle?
- Des annees1970. La vague d'attentats de l'Asala contre des diplomates
turcs a declenche la construction d'un système defensif negationniste
elabore.
- Le premier ministre turc a propose la creation d'une commission
d'historiens turcs et armeniens. Qu'en pensez-vous?
- Je ne lui accorde pas beaucoup d'importance, surtout si Turcs et
Armeniens nomment des historiens "avocats" intransigeants - car
les Armeniens aussi ont leurs historiens-avocats. L'an dernier,
lors d'une visite en Armenie, j'ai propose la formule suivante:
laissons la Turquie et l'Armenie choisir cinq historiens chacune, mais
permettons aussi a la Turquie de choisir cinq historiens armeniens et
a l'Armenie de choisir cinq historiens turcs. Laissons ensuite l'ONU
ou l'Union europeenne choisir dix autres historiens. Vous verrez que
la donne sera changee. Or, aucun des deux gouvernements n'est enclin
a manifester un tel degre de courage.
- Que repondez-vous a ceux qui exigent que la Turquie reconnaisse le
genocide des Armeniens avant d'entrer dans l'UE, d'ici a dix ans?
- C'est absurde et hypocrite. La règle pour l'adhesion est d'ameliorer
les institutions et les pratiques actuelles. Or la question armenienne
concerne l'histoire. Je ne connais aucun pays qui ait dû changer ceci
ou cela dans son histoire pour pouvoir adherer.
Dix annees suffiraient a la Turquie pour avancer s'il y avait moins
de pression.
--Boundary_(ID_E9NV7zh/8/4Ihd8dKK+x9A)- -
Le Temps, Suisse
21 octobre 2006
TURQUIE. Entretien avec Halil Berktay, un des rares historiens turcs
a soutenir la thèse du genocide.
Laissons l'histoire aux historiens. Voici l'argument central
d'Ankara face aux initiatives politiques, notamment suisses, de faire
reconnaître le caractère genocidaire des massacres de 1915 contre
les Armeniens. Un debat ravive par le vote, la semaine dernière,
en France, d'une loi sanctionnant toute negation du genocide. Alors,
que font les historiens turcs? Reponse d'Halil Berktay, professeur
d'histoire a l'Universite Sabanci d'Istanbul, l'un des rares historiens
turcs a soutenir la thèse du genocide.
Le Temps: Où en est la recherche academique turque sur la question
armenienne?
Halil Berktay: A un stade rudimentaire. Il y a peu de specialistes de
la question dans le pays sachant que les historiens turcs sont très
divises. On peut distinguer trois groupes: les historiens critiques
non nationalistes fatigues de la position officielle; les historiens
"avocats" recrutes dans le but de defendre une ligne nationaliste
negationniste. Entre les deux se trouve un nombre important de
personnes qui savent beaucoup, mais qui restent silencieuses.
- Qui sont les historiens critiques non nationalistes?
- Certains pensent qu'il y a bien eu un genocide. Les autres
considèrent que ce qui s'est passe en 1915 ne peut etre defini comme
genocide, mais ils admettent que des ordres ont ete donnes au plus
haut sommet de l'Etat. Ils sont donc en dehors du discours officiel,
et leur nombre est desormais significatif. En septembre 2005, nous
avons organise a Istanbul une conference, unique, sur les Armeniens
a l'epoque de l'Empire ottoman. Membres du comite d'organisation,
intervenants, presidents de sessions, plus d'une soixantaine de
personnes ont participe, dont la crème de la crème des historiens et
des specialistes turcs des sciences sociales. C'est ce qui a choque
et effraye les nationalistes. Car il n'y avait pas seulement Halil
Berktay...
- Où en sont-ils concrètement?
- Ils se trouvent dans une phase non pas de recherche intensive mais
de coming out. Nous sommes a un moment historique de changement de
paradigme, le mur du deni est fracture. La question est de savoir ce
que vont faire les jeunes chercheurs ainsi que leurs successeurs.
D'ici dix a quinze ans, j'imagine qu'au moins 15 ou 20 etudiants
turcs feront des thèses sur le sujet, notamment a l'etranger. A
moins d'un enorme recul en termes de democratie, ce processus me
semble irreversible.
- Sur quoi travaillent les historiens nationalistes?
- Ils mettent en lumière tout sauf ce qui a ete fait par le
gouvernement jeune-turc de l'epoque. Ils demontrent comment
les puissances etrangères ont soutenu les minorites ethniques non
musulmanes de l'Empire ottoman, comment les organisations nationalistes
armeniennes ont ete instrumentalisees, a quel point elles detestaient
l'Empire ottoman, comment elles ont attaque les populations locales
musulmanes forcees de se defendre. Ils reduisent, d'une manière
absurde, le nombre de victimes armeniennes et montrent comment
l'Etat a tente de proteger les vies et les biens des deportes. Tout
cela en deformant les faits. Ils laissent de côte les rapports des
missionnaires, des journalistes etrangers, des officiers allemands
et tous les recits oraux reduits a de simples inventions.
- De quand date cette histoire officielle?
- Des annees1970. La vague d'attentats de l'Asala contre des diplomates
turcs a declenche la construction d'un système defensif negationniste
elabore.
- Le premier ministre turc a propose la creation d'une commission
d'historiens turcs et armeniens. Qu'en pensez-vous?
- Je ne lui accorde pas beaucoup d'importance, surtout si Turcs et
Armeniens nomment des historiens "avocats" intransigeants - car
les Armeniens aussi ont leurs historiens-avocats. L'an dernier,
lors d'une visite en Armenie, j'ai propose la formule suivante:
laissons la Turquie et l'Armenie choisir cinq historiens chacune, mais
permettons aussi a la Turquie de choisir cinq historiens armeniens et
a l'Armenie de choisir cinq historiens turcs. Laissons ensuite l'ONU
ou l'Union europeenne choisir dix autres historiens. Vous verrez que
la donne sera changee. Or, aucun des deux gouvernements n'est enclin
a manifester un tel degre de courage.
- Que repondez-vous a ceux qui exigent que la Turquie reconnaisse le
genocide des Armeniens avant d'entrer dans l'UE, d'ici a dix ans?
- C'est absurde et hypocrite. La règle pour l'adhesion est d'ameliorer
les institutions et les pratiques actuelles. Or la question armenienne
concerne l'histoire. Je ne connais aucun pays qui ait dû changer ceci
ou cela dans son histoire pour pouvoir adherer.
Dix annees suffiraient a la Turquie pour avancer s'il y avait moins
de pression.
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