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Une illustration des problemes poses par la proposition de loi

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  • Une illustration des problemes poses par la proposition de loi

    Le Monde, France
    27 octobre 2006 vendredi

    Une illustration des problèmes posés par la proposition de loi
    pénalisant le déni du génocide arménien;
    Pierre Loti hors la loi ?


    L'Assemblée nationale a adopté en première lecture, le 12 octobre, la
    proposition de loi socialiste sanctionnant la négation du génocide
    arménien des mêmes peines que celles prévues en 1990 par la loi
    Gayssot pour la négation du génocide juif pendant la seconde guerre
    mondiale : un an de prison et 45 000 euros d'amende. Si cette loi est
    définitivement adoptée par le Parlement, pourrions-nous, comme nous
    venons de le faire, rééditer, du moins dans son intégralité, Suprêmes
    visions d'Orient, le dernier livre de Pierre Loti, publié en
    septembre 1921, deux ans avant sa mort ? Composé pour l'essentiel
    d'extraits du journal qu'il a tenu lors de ses ultimes voyages à
    Constantinople et jusqu'à Andrinople, en 1910 et 1913, le livre
    comporte aussi des articles polémiques que Loti a publiés avant et
    après la première guerre mondiale dans la presse française. Dans deux
    d'entre eux, il exprime pour le moins des doutes sur la réalité du
    génocide arménien.

    Ainsi, dans une " Lettre ouverte à M. le ministre des affaires
    étrangères ", datée de décembre 1920 et publiée dans L' uvre du 23
    janvier 1921, Loti écrit : " Sur les "massacres d'Arménie" - les
    guillemets figurent bien dans le texte originel - je crois avoir dit,
    avec force témoignages et preuves à l'appui, à peu près tout ce qu'il
    y avait à dire : la réciprocité dans la tuerie, la folle exagération
    dans les plaintes de ces Arméniens qui, depuis des siècles, grugent
    si vilainement leurs voisins les Turcs, et qui, inlassables
    calomniateurs, ne cessent de jouer de leur titre de chrétiens pour
    ameuter contre la Turquie le fanatisme occidental. " Et, dans un
    article intitulé " La Sophie " (il s'agit de la reine Sophie, soeur
    de Guillaume II, épouse du roi de Grèce, Constantin Ier) daté lui
    aussi de décembre 1920 et publié dans L' uvre du 19 décembre 1920,
    Loti s'en prend principalement aux Grecs, mais parle aussi des "
    mille mensonges des Arméniens ".

    Certes, le biographe de Loti, Alain Quella-Villéger, prend soin, dans
    la présentation qu'il fait du livre, de préciser que " republier ses
    diatribes (...) ne revient évidemment pas à les cautionner. Mais
    l'étude historique et l'esprit critique n'autorisent ni le silence ni
    la censure posthumes : il n'eût naturellement pas été concevable
    d'amputer le présent volume de ces textes peu amènes. Au lecteur de
    juger Loti dans ses amitiés comme dans ses inimitiés : à l'égard des
    Grecs et des Bulgares mais aussi des Arméniens, son hostilité est
    apparue tard dans sa vie ". Certes, pour notre part, nous indiquons,
    dans le texte de la quatrième page de couverture, que la turcophilie
    de Loti le conduit ici " à s'égarer quand il s'en prend aux
    Arméniens, aux Bulgares, à "la grécaille" ".

    Il n'empêche que nous aurions risqué d'encourir les foudres de cette
    loi si elle avait été définitivement adoptée avant la réédition de
    l'ouvrage et si l'amendement, repoussé par l'Assemblée nationale le
    12 octobre dernier et visant à introduire une dérogation en faveur
    des enseignants et des chercheurs afin de les protéger contre le
    risque de poursuites pénales, avait été de nouveau écarté. Voilà qui
    nous aurait fait hésiter à republier ce texte. Lequel, soit dit en
    passant, l'a déjà été, avec les autres récits de voyage de Loti, dans
    le volume Voyages que lui a consacré la collection " Bouquins ", en
    1991. Toujours disponible, cet ouvrage et le nôtre devront-ils être
    retirés de la vente si, demain, la loi entre en vigueur et leur est
    opposée ?

    Cette loi entraverait les recherches et les débats sur le génocide
    arménien de 1915, cela a été dit, y compris par certains socialistes
    français, notamment Jack Lang, ainsi que par des intellectuels turcs
    qui, ces dernières années, ont ouvert, en s'exposant à de sévères
    poursuites judiciaires, un nécessaire travail de mémoire et
    d'histoire. Elle entraverait aussi la publication de textes pouvant,
    par leur analyse et leur confrontation, contribuer à approfondir la
    question du génocide arménien. Laquelle ne porte pas sur la réalité
    des massacres massifs d'Arméniens, dont le caractère génocidaire est
    reconnu par la majorité des historiens, mais sur le contexte de ce
    génocide, qui n'a pas surgi de nulle part.

    Ainsi sommes-nous fiers de publier prochainement en français l'un des
    textes clés de l'oeuvre de Raffi, Le Fou, où cet auteur majeur de la
    littérature arménienne de la fin du XIXe siècle décrit sans
    ménagement ni nuances - euphémisme - les atrocités commises par les
    Turcs et les Kurdes à l'encontre des Arméniens dans le cadre de la
    guerre russo-turque de 1877-1878.

    De même que nous sommes fiers d'avoir procédé à la réédition de
    Suprêmes visions d'Orient, de Pierre Loti. Cet ouvrage, qui comporte
    des pages poignantes sur l'Empire ottoman finissant, éclaire en
    négatif, oui, mais aussi en positif les débats actuels sur l'arrimage
    de la Turquie à l'Europe, sur les relations franco-turques et sur
    notre rapport au monde musulman. Car Pierre Loti s'égare-t-il quand,
    " devant la menace d'un soulèvement général de l'Islam ", il
    préconise de " renoncer à une folle gloutonnerie de conquêtes " et de
    " tendre la main à l'Islam, qui nous a fourni tant de milliers de
    braves combattants " ? Il écrit aussi ces lignes, que cite Alain
    Quella-Villéger dans sa présentation : " Partout nous broyons à coups
    de mitraille les civilisations différentes de la nôtre, que nous
    dédaignons a priori sans rien y comprendre, parce qu'elles sont moins
    pratiques, moins utilitaires et moins armées. Et, à notre suite,
    quand nous avons fini de tuer, toujours nous apportons l'exploitation
    sans frein... "

    Patrice Rötig

    Patrice Rötig est le responsabledes éditions Bleu autour
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