LES HISTORIENS FACE AUX LOIS
par Ixchel Delaporte
L'Humanite, France
23 septembre 2006
Etait-il opportun d'adopter des lois memorielles ? Quel peut en etre
l'impact sur la recherche historique ?
Village du Livre
" La loi doit-elle dire l'histoire ? " Avec Claude Mazauric,
historien. Nicolas Offenstadt, historien.
Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse.
Tout a commence avec la loi du 25 fevrier 2005 sur les rapatries,
exigeant dans son article 4 que soit enseigne le " rôle positif " de
la colonisation. De nombreux historiens denoncent ce texte, exigeant
l'abrogation de l'article (qui a ete declasse depuis par le Conseil
constitutionnel), en refusant de se voir imposer " une histoire
officielle " visant a minimiser les mefaits du colonialisme. Dans
le prolongement de cette large mobilisation, dix-neuf d'entre eux
signent un appel au gouvernement intitule " Liberte pour l'histoire "
et reclamant " le droit et la liberte " de travailler dans le respect
d'une separation de l'Etat et de la connaissance. Ils ne mettent donc
pas seulement en cause la loi du 25 fevrier 2005, mais reclament
l'abrogation de la loi Gayssot du 13 juillet 1990 qui interdit le
negationnisme de la Shoah, celle du 29 janvier 2001 reconnaissant
l'existence du " genocide armenien ", et celle encore du 21 mai 2001
qui qualifie la traite negrière de crime contre l'humanite.
" La loi Gayssot fait du negationnisme un delit. Du coup, lorsqu'on
debusque le negationnisme inconscient de ceux qui dissimulent leurs
opinions, on se fait attaquer en justice pour diffamation. C'est ce qui
m'est arrive ! À mon sens, l'existence de la loi empeche de demasquer
les negationnistes et de produire des analyses interpretatives
sur l'histoire ", avance Elisabeth Roudinesco, historienne de la
psychanalyse et signataire de l'Appel des dix-neuf.
La loi devient alors une arme a double tranchant.
À côte d'elle, les historiens Claude Mazauric et Nicolas Offenstadt
s'opposent a l'idee de ranger toutes les lois memorielles dans le meme
sac. " On a dit qu'elles etaient toutes mauvaises parce que l'Etat
n'avait pas a entrer dans les affaires historiennes. Si je defends
l'autonomie de notre discipline, je ne peux pas accepter de faire
abstraction des valeurs qu'exprime un texte legislatif. Cela voudrait
dire que l'historien pourrait se placer au-dessus de ce que portent
les lois. C'est indefendable ", estime Nicolas Offenstadt, enseignant
a Paris-I et vice-president du Comite de vigilance face aux usages
publics de l'histoire. " Une societe ne peut pas vivre sans fixer
des normes, juge pour sa part Claude Mazauric, professeur emerite
a l'universite de Rouen. Il remarque que si quelques historiens
ont nie l'existence de la Shoah, le negationnisme n'est pas un
travail d'histoire. " Qu'un depute communiste ait considere que ce
negationnisme relevait d'un comportement politique et qu'il etait
necessaire de reaffirmer des valeurs republicaines ne me choque pas ".
Alors, quid de la loi du 25 fevrier 2005 jugee inacceptable et
combattue par une grande majorite de chercheurs et enseignants ?
Cette loi faisant l'apologie du colonialisme, a la difference des
autres, ne relève pas du fait mais de l'ideologie. " Valoriser
les aspects positifs de la colonisation, c'est precisement cela le
colonialisme ", remarque Claude Mazauric. Pour lui, les signataires
de la petition " Liberte pour l'histoire " s'erigent en penseurs de
ce qu'est l'histoire. " Ils se posent comme un ordre " qui cherche
par une delegation d'autorite et de pouvoir a definir le travail
des historiens. " C'est le propre du corporatisme que de nier
l'intervention de l'Etat et de valoriser le pouvoir autonome de ceux
qui savent et de ceux qui definissent les normes ", remarque-t-il
en estimant qu'il appartient au debat public de discuter des verites
historiques. Pour autant, Elisabeth Roudinesco n'a de cesse d'insister
sur " les effets pervers " des lois historiques, " a l'image des
demandes de dommages et interets des descendants d'esclaves ou des
Armeniens ". En matière de recherche, tout doit pouvoir etre mis
en cause, conteste ou nie, resume-t-elle, alors que l'existence et
le maintien de textes contraignants empechent progressivement les
querelles interpretatives. Nicolas Offenstadt juge pour sa part
inutile de porter le fer contre des lois qui denoncent l'esclavage
ou le negationnisme. " Du point de vue du travail de l'historien,
ces trois lois, contrairement a celle sur la colonisation, ne posent
aucun problème ". Et de conclure : " On ne peut pas mettre toutes
les lois sur le meme plan ".
--Boundary_(ID_Vlew9u8lpntUvGkzXjib7Q)--
par Ixchel Delaporte
L'Humanite, France
23 septembre 2006
Etait-il opportun d'adopter des lois memorielles ? Quel peut en etre
l'impact sur la recherche historique ?
Village du Livre
" La loi doit-elle dire l'histoire ? " Avec Claude Mazauric,
historien. Nicolas Offenstadt, historien.
Elisabeth Roudinesco, historienne de la psychanalyse.
Tout a commence avec la loi du 25 fevrier 2005 sur les rapatries,
exigeant dans son article 4 que soit enseigne le " rôle positif " de
la colonisation. De nombreux historiens denoncent ce texte, exigeant
l'abrogation de l'article (qui a ete declasse depuis par le Conseil
constitutionnel), en refusant de se voir imposer " une histoire
officielle " visant a minimiser les mefaits du colonialisme. Dans
le prolongement de cette large mobilisation, dix-neuf d'entre eux
signent un appel au gouvernement intitule " Liberte pour l'histoire "
et reclamant " le droit et la liberte " de travailler dans le respect
d'une separation de l'Etat et de la connaissance. Ils ne mettent donc
pas seulement en cause la loi du 25 fevrier 2005, mais reclament
l'abrogation de la loi Gayssot du 13 juillet 1990 qui interdit le
negationnisme de la Shoah, celle du 29 janvier 2001 reconnaissant
l'existence du " genocide armenien ", et celle encore du 21 mai 2001
qui qualifie la traite negrière de crime contre l'humanite.
" La loi Gayssot fait du negationnisme un delit. Du coup, lorsqu'on
debusque le negationnisme inconscient de ceux qui dissimulent leurs
opinions, on se fait attaquer en justice pour diffamation. C'est ce qui
m'est arrive ! À mon sens, l'existence de la loi empeche de demasquer
les negationnistes et de produire des analyses interpretatives
sur l'histoire ", avance Elisabeth Roudinesco, historienne de la
psychanalyse et signataire de l'Appel des dix-neuf.
La loi devient alors une arme a double tranchant.
À côte d'elle, les historiens Claude Mazauric et Nicolas Offenstadt
s'opposent a l'idee de ranger toutes les lois memorielles dans le meme
sac. " On a dit qu'elles etaient toutes mauvaises parce que l'Etat
n'avait pas a entrer dans les affaires historiennes. Si je defends
l'autonomie de notre discipline, je ne peux pas accepter de faire
abstraction des valeurs qu'exprime un texte legislatif. Cela voudrait
dire que l'historien pourrait se placer au-dessus de ce que portent
les lois. C'est indefendable ", estime Nicolas Offenstadt, enseignant
a Paris-I et vice-president du Comite de vigilance face aux usages
publics de l'histoire. " Une societe ne peut pas vivre sans fixer
des normes, juge pour sa part Claude Mazauric, professeur emerite
a l'universite de Rouen. Il remarque que si quelques historiens
ont nie l'existence de la Shoah, le negationnisme n'est pas un
travail d'histoire. " Qu'un depute communiste ait considere que ce
negationnisme relevait d'un comportement politique et qu'il etait
necessaire de reaffirmer des valeurs republicaines ne me choque pas ".
Alors, quid de la loi du 25 fevrier 2005 jugee inacceptable et
combattue par une grande majorite de chercheurs et enseignants ?
Cette loi faisant l'apologie du colonialisme, a la difference des
autres, ne relève pas du fait mais de l'ideologie. " Valoriser
les aspects positifs de la colonisation, c'est precisement cela le
colonialisme ", remarque Claude Mazauric. Pour lui, les signataires
de la petition " Liberte pour l'histoire " s'erigent en penseurs de
ce qu'est l'histoire. " Ils se posent comme un ordre " qui cherche
par une delegation d'autorite et de pouvoir a definir le travail
des historiens. " C'est le propre du corporatisme que de nier
l'intervention de l'Etat et de valoriser le pouvoir autonome de ceux
qui savent et de ceux qui definissent les normes ", remarque-t-il
en estimant qu'il appartient au debat public de discuter des verites
historiques. Pour autant, Elisabeth Roudinesco n'a de cesse d'insister
sur " les effets pervers " des lois historiques, " a l'image des
demandes de dommages et interets des descendants d'esclaves ou des
Armeniens ". En matière de recherche, tout doit pouvoir etre mis
en cause, conteste ou nie, resume-t-elle, alors que l'existence et
le maintien de textes contraignants empechent progressivement les
querelles interpretatives. Nicolas Offenstadt juge pour sa part
inutile de porter le fer contre des lois qui denoncent l'esclavage
ou le negationnisme. " Du point de vue du travail de l'historien,
ces trois lois, contrairement a celle sur la colonisation, ne posent
aucun problème ". Et de conclure : " On ne peut pas mettre toutes
les lois sur le meme plan ".
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